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F-X Cuche La lettre au Roi

Présentation de l aLettre

p055 p055  Nous vous conseillons de lire  "la lettre au roi" écrite par Fénelon dans les années 1693- 1694.

 

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et ensuite découvrir la remarquable  présentation qu'en fait  François-Xavier CUCHE, professeur émérite de l'université de Strasbourg

 

 

Un prophète à la Cour

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« Voici une lettre qu'on a écrite (au Roi), il y a deux ou trois ans. Elle est bien faite. Mais de telles vérités ne peuvent le ramener; elles l'irritent ou le découragent ; il ne faut ni l'un ni l'autre ; mais le conduire doucement où l'on veut le mener », écrivait le 21 décembre 1695 Mme de Maintenon à Mgr de Noailles, nommé archevêque de Paris la même année. De quelle lettre parlait-elle ? S'agissait-il de la fameuse Lettre à Louis XIV de Fénelon ? Nous ne le savons pas avec certitude, mais il est permis de le croire, puisque, six jours plus tard, la marquise demandait au même correspondant s'il ne reconnaissait pas le style de cette lettre, que tous deux s'accordaient à juger « trop dure ». Or Mme de Maintenon, mgr de Noailles ont connu bien peu d'auteurs de lettres anonymes adressées au roi aussi intimement que Fénelon.

L'abbé de Fénelon, devenu en 1695 à l’âge de quarante-quatre ans, archevêque de Cam brai, diocèse le plus richement doté cl royaume, paraissait alors au faîte de 1a faveur royale. L'hostilité persistante de Mg de Harlay, prédécesseur de Noailles sur le siège de Paris, ne l'avait pas empêché d'être nommé en 1689 précepteur du duc de Bourgogne, qui était le petit-fils de Louis XIV,1 fils aîné du Grand Dauphin, et donc, en principe, le futur roi de France. Cette nomination éclatante couronnait les mérite d'une carrière exemplaire. Issu d'une famille de très ancienne aristocratie mai pauvre, ruinée même, le jeune abbé avait été élevé dans un milieu respirant par tous ses pores l'héroïsme dévot et l'esprit d la réforme tridentine. Un oncle évêque d Sarlat, un autre oncle, le marquis Antoine de Fénelon, ami de saint Vincent de Paul d'Olier, membre de la Compagnie du Saint Sacrement — cette organisation qui joignait le dévouement de la plus admirable des charités à une inflexible volonté de faire régner l'ordre moral —, entraînant un groupe de gentilshommes à s'engager par serment à refuser tout duel, partant en croisade contre les Turcs avec son fils en 1668, exemple suivi par le propre frère de Fénelon, sans oublier un cousin missionnaire au Canada, voilà un milieu familial « surdéterminant.», comme l'on dirait aujourd'hui ! Brillamment doué, attiré précocement par une vocation religieuse sincère, le jeune abbé s'était lié à Saint-Sulpice, aux milieux dévots et surtout à Bossuet dont il apparaissait comme le disciple le plus prometteur. Après la révocation de l'Edit de Nantes, il avait mené avec beaucoup de sagesse et de zèle apostolique, en compagnie de son aîné et ami, l'abbé Fleury, une mission dans la Saintonge protestante. Approchant peu à peu les plus grands noms du royaume, il s'était vu demander par le très pieux et influent duc de Beauvillier la rédaction d'un ouvrage qui allait devenir le Traité de l'Education des Filles, chef-d’œuvre littéraire, psychologique et pédagogique. Il avait enfin gagné l'amitié de Mme de Maintenon. La désignation de Fénelon comme précepteur du duc de Bourgogne — dont le duc de Beauvillier était nommé gouverneur — ne pouvait donc surprendre, et on l'accueillit avec enthousiasme : « Choix divin », s'écriait la marquise de Sévigné, écho en l'occurrence de l'opinion générale Et pourtant le public connaissait mal en réalité cet homme qu'il ne jugeait que sr des manifestations en définitive extérieures « Une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui coulaient de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable (...) ; une figure fort singulière, mais noble frappante, perçante, attirante; un abord facile à tous ; un commerce enchanteur; un piété facile, égale, qui n'effarouchait point  et se faisait respecter (…) également officieux et modeste, secret dans les assistances qui pouvaient se cacher et qui étaient sans nombre, leste et délié sur les autres jusqu'à devenir l'obligé de ceux à qui il les donnait, et à le persuader (...); faisant d'ailleurs auprès des malades et des blessés les fonctions de pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et par les hôpitaux; et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous. »Le superbe portrait de Saint-Simon dit bien l'immense séduction u'exerçait la per­sonnalité de Fénelon, mais, par ailleurs, le mémorialiste joint à ces éloges d'assez per­fides insinuations sur l'ambition politique dissimulée de l'archevêque. Surtout c'est le spirituel que Saint-Simon ne comprit jamais en Fénelon. Or l'on ne peut rien entendre à la pensée politique de ce dernier si on ne la rattache pas à sa spiritualité mystique. Lorsque la lettre anonyme fut rédigée, à peu près tout le monde, hors le petit cercle dévot des ducs  et duchesses de  Beauviller ,  Chevreuse, Mortimart etc ignorait les relations  de Fénelon avec Mme Guyon et l’approfondissement de sa théologie mystique du Pur Amour sous l'influence de la célèbre « prophétesse ». A peu près tout le monde... sauf Mme de Maintenon qui appréciait et Mme Guyon et Fénelon — au point de pren­dre ce dernier comme un véritable conseiller spirituel — et qui les avait introduits tous deux à Saint-Cyr, dans cette institution 'éducation de jeunes filles nobles qui lui était si chère. L'épouse secrète du roi, croyante fervente, vivant une vie spirituelle intense, malgré une foi compliquée et quelque peu scrupuleuse, pédagogue de qua­lité, sensible à la misère du peuple et volon­tiers pacifiste, avait bien des raisons de goûter l'esprit de Fénelon. Elle prit peur un jour cependant devant la radicalité spiri­tuelle de la doctrine du Pur Amour et sur­tout devant ses effets, parfois contestables, et devant son interprétation par certaines jeunes pensionnaires de Saint-Cyr. Mme Guyon, du reste, avait déjà été inquiétée pour ses idées emprisonnée même quelques mois en 1688 sur l'ordre de Mgr de Harlay. Mme de Main­tenon écarta Mme Guyon de Saint-Cyr. C'était le germe de la fameuse querelle théologique qui allait conduire à la rupture, puis au conflit entre un Bossuet scandalisé par Mme Guyon et un Fénelon qui défendait la doctrine mystique, à la disgrâce de Fénelon et enfin à la condamnation par le pape, plus contraint, et forcé que réellement convaincu du livre de Fénelon, l'Explication des Maxi­mes des Saints. La correspondance de Mme de Maintenon avec Noailles en 1695 montre cependant que, même après le début de re­froidissement de ses relations avec Fénelon la Lettre au Roi ne l'indignait nullementu. Si elle la  juge « trop dure », le 27 décembre, c'est parce que le ton lui paraît peu apte à convaincre le roi, mais, on l'a vu, elle ne trouvait que des « mérites » dans cette lettre « bien faite », à condition, il est vrai, qu'elle parlât bien de la même lettre. Notre temps peut s én étonner. Si la décou­verte du manuscrit original n'avait levé tous les doutes en 1825, on aurait pu s'interroger sur l'authenticité d'un texte publié pour la première fois par D'Alembert en 1787 Nous comprenons mal que la propre épouse du roi ait pu approuver — même avec quelques réserves — un texte aussi violemment accusa­teur. Nous sommes choqués que Fénelon ait choisi de s'adresser au roi sous le voile de l’anonymat Or ces deux faits trouvent une explication dans le contexte du temps.      Il ne faut pas s'imaginer tout d'abord que l'entourage royal ait été monolithique. Non seulement les ambitions des grands clans familiaux comme les Colbert ou les Le Tellier se sont affrontées, mais des cou­rants idéologiques distincts existaient au sein du gouvernement, du Conseil ou des proches du roi. Louis XIV lui-même était partagé entre ces tendances différentes, tout autant qu'il en jouait. Si les succès du début - guerres victorieuses, prospérité économique, baisse des impôts — avaient contribué à at­ténuer les divergences, les difficultés de la seconde moitié du règne, les mauvaises récoltes, la réunion d'une grande partie de l'Europe au sein de la Ligue d'Augsbourg, entrée en guerre avec la France en 1688, avec des conséquences économiques et fis­cales désastreuses pour notre royaume, le réveil des querelles religieuses, tout cela suscita l'inquiétude et la résurgence d'opposi­tions diverses, aristocratique, protestante, ou d'émeutes de la faim.

Les allusions que comporte la lettre sont d'ailleurs assez claires pour qu'il soit possible de la dater d'une façon relativement précise, comme l'a établi J. Orcibal dans son admirable édition de la Correspondance de Fénelon. Ecrite « plus de vingt ans » après la nomination à l'évêché de Paris de Mgr de Harlay (1671) et la guerre de Hollande (1672), se référant au règlement de l'affaire de l'ordre de Saint-Lazare qui ne trouva solution qu'en 1693 et à divers événements qu'on peut situer la même année, rédigée probablement avant la bonne récolte de 1694 qui aurait retiré tout sens à l'affirmation que les peuples « meurent de faim », la lettre date sans doute de l'hiver 1693-1694, en une période particulièrement cruelle de l'histoire du régne .

. Les «dévots», c’ est-a-dire les chrétiens les plus fervents, ressentaient d'une façon aiguë les horreurs de la guerre et la misère du peuple, et le roi lui-même, depuis sa «conversion», n'y était nullement insensible : la correspondance  Mme de Maintenon en porte maints témoignages.

Zone de Texte: N S'adresser au roi n'était donc pas une démarche vaine et ne risquait pas de scandaliser les proches de Louis XIV. Dans le système absolutiste de l'Ancien Régime, au sein du quel n'existaient ni partis politiques organisés ni élections, le triomphe d'une ligne politique tenait en dernier ressort à la décision du roi. La conscience royale devenait dès lors un enjeu politique, et il n'est pas étonnant que les personnes écartées des lieux de décision aient voulu toucher directement le roi. Aussi  bien les lettres et les mémoires affluent-ils à  cette époque. Certains sont signés, beaucoup  anonymes. Ce n'est ni par lâcheté ni par hypocrisie que Fénelon a choisi la voie de  l'anonymat. Nul ne peut mettre son courage en doute, surtout lorsqu'il s'agissait placer au service de la vérité. Alors aurait pu très aisément échapper aux conséquences de la crise quiétiste, il s'engagea vigoureusement dans la défense de Guyon et des thèses mystiques, jusqu'à la disgrâce royale et à la condamnation romaine. Dans l'exil à Cambrai, son attitude ne fut pas moins ferme. Fénelon était prêt à tous les sacrifices pour respecter une exigence de fidélité, ou de foi, disons le mot : il s'y croyait appelé par Dieu. C'était bien dans le ton de sa famille de croisés et de missionnaires ! Mais si Fénelon avait voulu  s’adresser directement au roi, en raison de son impor­tante fonction à la cour, il aurait dû deman­der audience à Louis XIV et se soumettre à son calendrier. Surtout il aurait nécessairement dû édulcorer son langage, et cela il ne le voulait pas pour des raisons que l'on s'effor­cera d'élucider. Quant à tenir ouvertement un langage aussi dur, c'eût été risquer de perdre toutes relations avec le roi, et donc toute influence possible sur lui. Fénelon se devait, alors de déguiser sa personne, ce qui explique les indications étranges du premier para­graphe. Il ne s'agissait pas de mentir, répé­tons-le, mais de sacrifier à une sorte particulière de genre littéraire politique, dans lequel ont versé beaucoup d'autres, tel un Saint-Simon par exemple, lui aussi auteur d'une lettre anonyme au roi.

Après tout, fut-elle inutile cette lettre ? C'est un fait que Louis XIV a cherché de bonne foi la paix pour mettre fin à la guerre de la Ligue d'Augsbourg et qu'il a consenti à des concessions qui répondent aux exigences posées par la lettre. Il est évidemment im­possible d'apprécier dans ces dispositions l'influence qu'a pu exercer Fénelon, soit directement, si la lettre fut effectivement remise au roi, soit plus probablement indi­rectement par le truchement de Mme de Maintenon ou du duc de Beauvillier. Plus sûrement encore joua la contrainte des évé­nements. Mais ne croyons pas que Fénelon n'ait écrit que sous le coup de la colère ou pour soulager sa conscience : il visait aussi à une certaine efficacité.

La lettre était-elle « trop dure » pour ré­pondre à ce projet, comme le pensait Mme de Maintenon ? Véhémente, violente, elle l'est sans aucun doute. Disons plutôt qu'elle a du souffle. Bâtie sur l'apostrophe directe, elle relève de l'éloquence, elle recourt sans cesse à l'hyperbole, à un vocabulaire de la totalité qui rapporte tous les maux à la seule personne du roi, qui proclame toutes les nations d'Europe, tous les sujets du roi sans exception victimes de Louis XIV, elle est rythmée par l'anaphore, elle multiplie les antithèses vigoureuses, voire les chiasmes, elle joue de l'ironie cinglante (« Voilà ce grand royaume si florissant sous un roi qu'on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple ») et des disproportions dont le ridicule accable l'accusé (« Tant de troubles affreux (...), tant de sang répandu, tant de scandales commis, tant de provinces ravagées, tant de villes et de villages mis en cendres sont les funestes suites de cette guerre de 1672 entreprise pour votre gloire et pour la confusion des faiseurs de gazettes et de médailles de Hollande »).

Aussi la lettre est-elle d'abord un chef- d'œuvre littéraire, puissant, fougueux et, malgré son allure spontanée, bien composé. Après une attaque préalable contre le renversement de l'ordre légitime, Fénelon part en effet de l'injustice première — la guerre menée sans motif valable contre la Hollande en 1672 — et de toutes les difficultés de poli-

tique extérieure qui s'en sont ensuivies. Il montre alors que tous les malheurs interve­nus sont le fruit amer de cette faute origi­nelle. Il remonte enfin à la cause profonde de tous les maux :le péché du roi le défaut d'authenticité de sa religion purement superstitieuse.

La critique politique est menée d'un double point de vue. Tout d'abord elle reflète l'opi­nion aristocratique, en particulier celle de ce que l'on a appelé le parti des Ducs, qui devait un peu plus tard fonder tous ses espoirs sur l'élève de Fénelon, le duc de Bourgogne. Unissant vues économiques modernes — en faveur du libre échange, de l'agriculture in­tensive, du primat de la quantité de produc­tion sur la quantité de monnaie, par exemple — et nostalgie de l'ordre social ancien, le parti des Ducs dénonçait la naissance de l'Etat moderne avec la confiscation des pouvoirs et des privilèges aristocratiques qu'elle entraî­nait. C'est ce que l'on retrouve dans la lettre quand elle accuse les ministres d'avoir ébranlé et renversé toutes les anciennes maxi­mes de l'Etat — ce qui nous renvoie au grand débat d'alors sur les « lois fondamentales » du royaume — ou d'avoir confondu l'Etat avec le roi; c'est ce que l'on retrouve encore quand elle gémit sur la ruine de la noblesse et se montre attachée à la différence des con­ditions — tandis qu'un Bossuet ou un La Bruyère, à la même époque, se réjouissaient de voir toutes les conditions plier « égale­ment » sous l'autorité centrale —, ou bien quand elle déplore le pouvoir excessif des ministres — bourgeois — de Louis XIV, alors que c'est la noblesse qui traditionnellement devait au roi « consilium et auxilium », conseil et secours armé.

Pourtant, pour important que soit cet aspect de la lettre, il importe bien moins que son inspiration chrétienne. La distance que Fénelon prend par rapport à la défini­tion guerrière de la gloire, son hostilité au luxe, le prouvent clairement : c'est d'abord un chrétien qui parle, héritier de ce parti dévot qui au début du siècle rêvait encore de confondre intérêt de l'Eglise et intérêt de l'Etat. L'heure n'est plus à ce projet, et Fénelon prônera toujours la « distinction des puissances », mais, même dans sa légitime autonomie sur le choix des moyens, l'ordre politique ne peut échapper aux exigences évangéliques. De là le pacifisme de Féne­lon, son refus des vues purement nationa­listes, sa condamnation de la raison d'Etat comme argument supérieur dans l'ordre intérieur comme dans l'ordre extérieur, son hostilité à toute relation de type maître- esclave — quelle extraordinaire vigueur dans cet usage abondant du mot « esclave » pour désigner la condition dans laquelle Louis XIV veut ranger ses sujets aussi bien que ses adversaires étrangers ! De là sa sensibilité à la misère populaire, sa dénon­ciation de l'effondrement économique, dé­mographique et social du royaume; de là enfin son assimilation, discrète mais visible pour qui connaît les termes du débat poli­tique au x VI le siècle, de la politique royale à un machiavélisme : tout le troisième para­graphe de la lettre s'y réfère implicitement. Avec les dévots, comme son ami Fleury dans ses Réflexions sur Machiavel, Fénelon montre, ironie suprême, l’inéfficacité de cette attitude qui prétendait sacrifier la morale à l'intérêt : séditions populaires, crise de tréso­rerie, épuisement du royaume, acharnement des ennemis qu'un excès de crainte détourne de toute paix, voilà le résultat de cette poli­tique.

Cette double critique aristocratique et dé­vote peut se lire comme le négatif d'une politique chrétienne positive. Un certain nombre de mots-clefs définissent l'idéal de Fénelon : la règle (contre l'arbitraire), l'équité, la modération. Il souhaite un roi, père du peuple, qui existe pour ses sujets — et non l'inverse —, agisse par vues générales et non dans le détail des affaires, respecte la hiérarchie des conditions mais promeuve le mérite, veuille la prospérité et le bonheur de la nation — on remarquera l'emploi de ce dernier mot par Fénelon dans un sens qui préfigure l'usage moderne de ce terme promis à un bel avenir politique. Pour cela, il faut la liberté, et, plutôt que sur les victoires militaires et d'inutiles conquêtes, il faut fonder la vigueur du royaume sur le déve­loppement de l'agriculture, du commerce des arts, en un mot, de l'économie, dévelop­pement qui lui-même sera à la fois cause et effet de la croissance démographique, à condition que l'on ne confonde pas prospé­rité et luxe. Joindre austérité et abondance, paix et sécurité (par l'établissement d'un véritable ordre international), c'est exacte­ment l'idéal que Fénelon développera plus tard sous une forme utopique dans le Télé­maque, sous une forme politique concrète dans ses Plans de Gouvernement.

Plus encore pourtant que de ces textes, c'est de l'Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, rédigé pour le duc de Bourgogne, que se rapproche la Lettre au Roi, et ce rapprochement est lourd de sens. La critique de la politique royale brûle de passion. Oui, la Lettre au Roi est un texte brûlant et qui suscite aujour­d'hui encore des commentaires enflammés. L'enthousiasme d'un Henri Guillemin, acca­blant Bossuet qu'il peint — avec quelle injus­tice ! — « prosterné devant le prince » et lui « (asservissant) les prêtres », pour exalter un Fénelon, héroïque gêneur, « trouble-fête inadmissible », contraste violemment avec la sèche condamnation du plus récent bio­graphe de Louis XIV, François Bluche*, lequel juge notre texte un « écrit de guerre civile » qui commence « par un triple men­songe » et se continue par « des critiques mal fondées » animées par la « mauvaise foi ». « Trop dure », disait déjà de la lettre Mme de Maintenon. Mais est-elle juste ou in­juste ? « La France entière n'est plus qu'un vaste hôpital désolé et sans provision », cette formule célèbre dit-elle la réalité de ce temps ou la travestit-elle ? La lettre brosse un ta­bleau de la situation de la France : est-il exact ou non ? Et si la question était mal • posée ? Si l'analyse politique ne donnait pas l'ultime interprétation, ne révélait pas la visée ultime de la lettre ?

Enthousiasmes et rejets naissent peut-être d'une même erreur de lecture. Car Fénelon n'écrit pas ici en homme politique, en éventuel futur ministre. Il s'adresse au roi en prêtre. Il prêche. Il est prédicateur. Nous admirions tout à l'heure l'éloquence de cette lettre : c'est d'éloquence sacrée qu'il s'agit. Or ce n'est pas le rôle d'un sermon de relever les vertus, les actes positifs ; il se doit au contraire d'ébranler les auditeurs, de les inquiéter même, en un mot, de les appeler à la conversion, car « nul n'est bon hormis Dieu », a dit le Christ. Nous ne sommes pas devant le rapport d'une commission d'en­quête pesant équitablement les forces et les faiblesses d'une politique, mais devant l'ef­fort d'un prêtre pour tourner un homme vers Dieu. Malgré les apparences, la Lettre au Roi n'est pas un texte politique mais un texte spirituel. Plus exactement encore que comme un sermon, elle se présente comme un texte de direction. Ce ne sont pas des erreurs politiques que Fénelon reproche au sou­verain, mais des péchés. L'enjeu, la lettre le précise à plusieurs reprises, c'est le salut du souverain, comprenons, bien entendu, son salut éternel. Sa faute, c'est d'avoir marché « hors du chemin de la vérité et de la justice, et, par conséquent, hors de celui de l'Evangile ». Comment ne pas être frappé, au passage, de voir l'Evangile défini par la vérité et la justice, termes éminemment bi­bliques, du reste ? Le Christ seul est la vérité, le Christ seul justifie. Dire la vérité est un devoir de charité. On doit littéralement la vérité au roi. Fénelon n'aimait probable­ment guère Louis XIV, si l'on entend par amour un élan affectif spontané ou une adhésion à la personne, mais il n'est aucu­nement permis de douter de la sincérité de son amour de charité quand il dit au roi qu'« il n'y a aucun mal qu'il ne souffrît de bon cœur pour (lui) faire connaître la vérité nécessaire à (son) salut », ou qu'il « donne­rait (sa) vie pour (le) voir tel que Dieu (le) veut ». C'est cet amour et ce service de la vérité qui lui inspirent la liberté — autre terme clef de la lettre — avec laquelle il ose parler. Il s'agit d'arracher le roi à son aveu­glement, à son endurcissement — encore des thèmes récurrents ! Nous restons toujours dans les notions bibliques : Fénelon lui- même cite la parabole des aveugles, et comment ne pas penser au cœur endurci de Pharaon ? La lettre s'efforce de libérer Louis XIV de son illusion, du bandeau fatal qui couvre sa vue, de le conduire à la connaissance du vrai. Et c'est dans cette perspective que se comprend l'accusation fondamentale, la plus dramatique de la lettre, celle du péché par excellence, l'unique péché en un sens, l'idolâtrie. Enon­cée dès le troisième paragraphe, celui qui achève l'introduction de la lettre, l'accusa­tion est reprise ensuite plusieurs fois, et en particulier dans la conclusion, avec l'affir­mation que Louis XIV s'est fait une idole de sa gloire. S'adorant lui-même, le roi ne peut dès lors ni aimer Dieu ni même le craindre, d'une crainte filiale et respectueuse. Une voie de salut demeure; elle suit exactement les étapes d'une démarche spirituelle : aller vers la vérité — sur soi, sur les autres, sur Dieu —; découvrir alors son péché et s'humi­lier; se convertir enfin en s'arrachant à l'amour exclusif de soi. Ou bien ailleurs : connaître d'abord la vérité, pour la comprendre et enfin la goûter. Prédicateur, directeur de conscience Fénelon est surtout prophète. Non seule­ment parce qu'au sens banal du terme il prophétise au roi l'effondrement du « ter­rain qui s'enfonce sous (ses) pieds », mais surtout parce qu'il remplit pleinement la fonction prophétique du chrétien rappelant la loi de Dieu devant l'injustice du monde. Isaïe vient un moment sous la plume de Fénelon, mais c'est toute la lettre qui est habitée par le souffle prophétique d'Israël, de Nathan devant David, ou de Jérémie devant Joiaqim et ses successeurs, et même par le prophétisme du Christ dans les impré­cations aux riches ou aux hypocrites que rapportent Matthieu ou Luc. On a reproché à Fénelon d'exagérer les malheurs du royaume ou les torts du roi. Reprocherait- on à Jérémie, à Amos, à Isaïe, à Jésus leurs exagérations ?

La politique n'a pas disparu. Elle est remise à sa place, dans sa juste perspective. Le salut demande que l'on réponde à la volonté de Dieu sur soi : le devoir d'Etat d'un souverain, c'est de régner avec justice et amour en se sacrifiant pour ses sujets. C'est d'abord là-dessus qu'il sera jugé, et c'est pourquoi la lettre de Fénelon n'évoque pas les aventures galantes de Louis XIV, du reste bien assagi en 1693, mais le seul péché à l'égard du devoir d'Etat. On connaît la célèbre opposition de Péguy entre la poli­tique et la mystique. La politique de Féne­lon, elle, est une mystique. Elle se réfère à un absolu, à l'Absolu. Elle coïncide d'une façon étonnante avec sa propre théologie mystique dont on retrouve les traces dans cette lettre : l'amour vrai, l'amour pur, passe par le sacrifice absolu de tout « inté­rêt » personnel, de tout motif intéressé d'ai­mer; totalement ennemi de la hauteur, de tout caractère hautain — combien la lettre reproche ce défaut à Louis XIV ou à ses ministres ! —, il s'humilie radicalement de­vant l'Etre divin; loin de toute idolâtrie de soi, de tout « amour propre », il anéantit le moi. C'est une religion du cœur que prône Fénelon, et non des « petites pratiques super­ficielles », du cœur à cœur avec Dieu et non des superstitions. Encore faut-il comprendre le cœur non pas comme le siège de l'affecti­vité — il n'est rien de moins sentimental que la mystique fénelonienne —, mais bien comme le siège de la volonté. Au sein même du métier de roi peut s'opérer une expérience sacrificielle du dépouillement de soi, du don total de sa personne au peuple, dans une soumission complète et paisible à la volonté divine. C'est en cette voie de salut que Fénelon veut engager le roi.

Et c'est par là que la Lettre au Roi demeure un texte de pleine actualité qui nous bouleverse et nous atteint au plus pro­fond de notre expérience humaine. L'abso­lutisme louis-quatorzien est loin. Mais l'exi­gence de Fénelon nous touche de son feu ardent, interdisant l'idolâtrie de tout projet politique, de tout pouvoir, de toute gloire, pour référer l'action humaine à des fins qui la dépassent elle-même, et qui font de la pauvre capacité d'amour des hommes un chemin vers le Pur Amour.

François-Xavier Cuche