Le cocher de Fénelon

  

                   Monseigneur de Cambrai faisait ses visites pastorales en carrosse, et le Palais du Cateau était le point de départ des tournées de confirmation pour cette région du Cambrésis- Hainaut.

Or, en ce printemps 1707, le sacre à Lille de son altesse, le Prince Clément de Bavière, Archevêque de Cologne, avait retardé le cycle de ces visites, car Fénelon avait tenu à sacrer lui-même le Prince, allié de la France, et de surcroit oncle du Duc de Bourgogne, son disciple (2).

Il avait fallu commencer tard. et il fallait rattraper le temps perdu. De bonne heure, le cocher était à son poste et Monseigneur, qui était très matinal ne le faisait jamais attendre. "Poussières des grands chemins et crieries d'église en église ne valent pas sucre d'Orge", écrivait Monseigneur en cours de tournée. En haut de son siège, le cocher assoiffé eût préféré au sucre d'orge une bonne pinte de bière : il se rattrapait le soir, une fois rentré au Cateau.

 

 

                                    BIS BIS  

Mais il n'ignorait pas qu'il risquait sa place, s'il venait à enfreindre les instructions et la règle de conduite que les écuyers et le maitre d'hôtel relisaient plusieurs fois l'an devant le personnel du Palais.

"Je défends, avait prescrit Fénelon en personne, le cabaret et tous les jeux de hasard à tous mes domestiques, sous peine de sortir de ma maison", avec toutefois une restriction "Si quelqu'un de mes gens était obligé à aller au cabaret pour tenir compagnie à quelqu'un de ses parents, il en avertira auparavant".

Au Cateau, la discipline était sans doute relâchée, et puis le cocher de Monseigneur pouvait se dire l'invité d'un ancien collègue, Jean Herieu, jadis postillon de Monseigneur de Bryas et qui à sa retraite avait été promu à un poste enviable et de confiance, à celui de concierge, par les échevins du Cateau.

Or, il suffisait de traverser la place -face au Palais (!!!)- au coin de la rue des Récollets (que les anciens appelaient toujours la riche rue des Juifs) pour trouver, à l'enseigne de la "Toyson d'Or", un tripot fréquenté par les militaires , le Cateau, ville à étapes, étant en ce mois de mai, rempli de soldats. Les maréchaux des logis allaient volon­tiers au cabaret, de préférence à la "Toyson d'Or", où ils buvaient ferme et jouaient, espérant qu'en gagnant aux dés, ils rempliraient leur bourse d'une "Thoyson d'Or", ... ou plus précisément d'écus de France et de florins de Flandre.

        Or, un soir, le cocher de Monseigneur étant présent, la guigne, inexorablement, poursuivait le maré­chal des logis Pierre Mathieu Paulin, du régiment de Coislin Lambert possédé par le démon du jeu, il ne put s'arrêter et perdit tout ce qu'il avait... et au delà, tant et si bien qu'il dut mettre en gage son belZone de Texte: 34 habit bleu aux boutons de cuivre doré.

Le cocher de Monseigneur était- il son adversaire ou simplement un témoin intéressé, toujours est-il qu'en échange de 12 écus, il reçut le brillant uniforme.

 

 

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Mais le lendemain, dégrisé et déconfit, le Maréchal des Logis que les hasards de la campagne avaient amené à Valenciennes, racontait- sa mésaventure à ses chefs (3). Sans tarder, deux officiers écrivirent au Greffier du Cateau, Monsieur Michel et le prièrent de récupérer contre 12 écus l'habit "en possession, préci­saient-ils, d'un personnage aussi connu, qui était le cocher de Monsei­gneur l'Archevêque" :

"Nous vous aurons, Monsieur le Greffier, une obligation, car celui à qui on a pris son habit, est encore tout nud (!!!), comme vous l'avez vu vous même (Hum ! Monsieur Michel aurait-il été lui aussi au tripot ce soir-là). Le porteur de cette lettre vous remboursera l'argent ou bien vous le passera en compte sur le comptoir de Monsieur de Pester".

L'habit fut vite retrouvé et recouvré, et à son premier voyage, le Charretier de Valenciennes, Jean Lesage, le rapporta à son proprié­taire.

Depuis cette soirée mémorable, dont il redoutait les retombées si Monseigneur était mis au courant, le Cocher faisait montre d'un zèle et d'une politesse exceptionnels ... et d'une sobriété exemplaire.

       Fénelon, -qui bien entendu avait appris cette histoire- ne dit rien jusqu'au retour à Cambrai, en fin de tournée pastorale : là, à sa descente de carrosse, il lui tint à peu près ce langage :

"Ma foi, Monsieur mon Cocher, vous avez piètre mine avec votre costume sombre et fripé. Vous soupi­riez d'envie à Lille, devant les somptueuses livrées de vos collègues, les cochers des Princes de Bavière. Ne vous contenteriez vous pas, mon bon ami, d'une belle livrée bleue à boutons d'or ? Vous ressembleriez ainsi à vos amis de la Thoyson d'Or. Vous ne répondez pas ?" et, s'adres­sant à son secrétaire : "Monsieur des Anges, vous prierez le tailleur d'habiller de façon plus seyante notre dévoué cocher ... Le mois de mai a été dur pour lui comme pour nous. Vous lui compterez aussi, s'il vous plaît, 12 écus de gratification, mais un par semaine, pour éviter la dissipation".

 

Ainsi Fénelon avait-il absout la peccadille de son excellent serviteur qu'il appréciait fort pour sa façon de conduire les chevaux.

Toujours partisan de la "Morale en action", n'avait-il pas écrit (lettre 192) à propos de la conduite des maîtres avec leurs gens de mai­son :

"Un cavalier qui gourmance la bouche de son cheval en fait bientôt une rosse. Au contraire, on élève l'esprit et le cœur des gens en ne leur montrant que de la politesse et de la dignité avec des inclinations bienfaisantes. Tel Maitre, tel Valet !"

  1. Il s'agit d'une communication faite par le Docteur Tison en 1953. J'ai respecté autant que possible le style de l'auteur en partant de la note que j'ai eue sous les yeux.
  2. Le prince Clément de Bavière était le frère de la dauphine.
  3. ce qui ne lui valut surement pas des félicitations.