Les idées politiques de Fénelon

Les idées politiques de Fénelon ont été l'objet des jugements les plus divers. Pour les uns, l'archevêque de Cambrai, en avance sur son temps, est le précurseur de la Révolution et même un ancêtre du socialisme et du « pacifisme » ; pour les autres, c'est un réactionnaire, qui rêva de ramener la France au régime de la féodalité. Aux yeux des uns, c'est un apôtre de la tolérance et de la liberté, tandis que les autres voient en lui un esprit dominateur qui poussa à l'extrême la manie de la réglementation. Pour les uns, c'est un esprit clairvoyant, dont les idées, si elles eussent été mises en pratique, auraient préservé la France des sanglantes orgies de la Terreur ; pour les autres, c'est un rêveur, dupe de son imagination, dont les théories humanitaires et chimériques sont responsables de la chute de la monarchie et de la mort de Louis XVI.

 

Les uns admirent en lui le citoyen passionné pour le bien public, qui s'efforce d'éclairer l'autorité sur les dangers qu'elle fait courir au pays; si l'on en croit les autres, c'est un ambitieux raffiné qui voulut être premier ministre et ne se consola point d'être toujours éloigné du pouvoir.

Le temps n'a pas affaibli l'intérêt excité depuis plus de deux siècles par ce rare esprit, et les discussions continuent toujours aussi vives autour de son nom et de ses œuvres. S'il trouve des critiques sévères, il a des admirateurs et des apologistes non moins zélés et convaincus. A une époque telle que la nôtre, où tous, plus ou moins, se flattent d'entendre quelque chose aux affaires publiques, ses écrits politiques, plus encore que sa théologie et son mysticisme, présentent un intérêt particulier. C'est pourquoi il parait utile, en présence de tant d'opinions contradictoires, d'offrir à ceux qui veulent juger par eux-mêmes plutôt que de s'en rapporter à la parole d'autrui, les textes les plus propres à donner une idée véritable du gouvernement qu'eut souhaité Fénelon.

 

L'autographe de l'Examen de conscience est conservé à la Bibliothèque Nationale (fr. i4g44, fr 14944 fo5o4). Cet écrit a été composé sous la forme de ces « examens » qu'on voit dans les paroissiens, et qui ont pour but, soit d'inculquer un précis de la morale chrétienne, soit d'aider les fidèles à préparer leur confession, en faisant passer sous leurs yeux les péchés dans lesquels on peut tomber. Fénelon l'a voulu ainsi pour donner un caractère religieux et par là même une persuasion plus intime et une autorité plus grande au résumé de morale politique qu'il présentait à son disciple. Les devoirs de la royauté y sont ramenés à ces trois chefs : l'instruction nécessaire à un prince ; l'exemple qu'un prince doit à ses sujets, et la justice qui doit présider à tous les actes du gouvernement.

 

L'Examen de conscience avait d'abord été joint par le marquis de Fénelon, neveu de l'auteur, à l'édition qu'il donna du Télémaque, en 1734 ; mais il en fut retranché à la demande du ministère. Toutefois il en subsiste, paraît-il, quelques exemplaires. Après la mort du marquis, survenue en 1746, lord Granville le publia en français et en anglais : Examen de conscience pour un roi, Londres, 1747, in-i2, et Proper heads of self-examination for a king, London, 1747, in-12. La même année, Prosper Marchand (Félix de Saint-Germain) l'imprima sous le titre de Directions pour la conscience d'un roi, La Haye, 1747, in-8. Cette édition a été souvent reproduite, en particulier, en 1776, par l'abbé Soldini à la demande de Louis XVI, et par Condillac dans son Cours d'étude pour l'instruction du prince de Parme. Dans l'édition de Versailles (t. XXII), cet écrit porte le titre d'Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, qui est suggéré par Fénelon lui-même, et que nous lui conserverons.

 

Les Plans de gouvernement, appelés aussi Tables de Chaulnes, du bourg de Picardie où ils ont été concertés avec le duc de Chevreuse, devaient être proposés au duc de Bourgogne devenu dauphin à la mort de son père, et par suite appelé à prendre une connaissance plus approfondie des affaires publiques. Ce sont de simples sommaires, où les premiers éditeurs ont inséré quelques mots en italiques pour compléter et expliquer les phrases jetées sans lien sur le papier. Après avoir été publié en partie par M. de Bausset dans les pièces justificatives de son Histoire de Fénelon, cet écrit l'a été intégralement dans l'édition de Versailles (t. XXII). Le manuscrit autographe fait partie des collections de Saint-Sulpice.

 

C'est là aussi que l’on peut revoir l'original des mémoires touchant les mesures à prendre après la mort du duc de Bourgogne.

 

La lettre à Louis XIV fut écrite vraisemblablement vers 1684. Elle a été insérée d'abord par D'Alembert dans son Histoire des membres de l'Académie française, t. III. Elle contient des reproches si durs qu'on en a nié l'authenticité, mais le doute n'est plus possible depuis qu'elle a été reproduite sur l'autographe par Renouard, en 1826. On s'est demandé ensuite si elle avait été remise au Roi : Mme de Maintenon semblerait l'indiquer dans deux lettres à l'archevêque de Paris, du 21 et du 27 décembre 1696 (édition Lavallée, t. IV, p. 45"et 54). Toutefois on croit généralement

 

aujourd'hui que l'autographe de Renouard n'était qu'un brouillon, un simple projet, qui a dû être adouci avant de parvenir à son adresse.

 

Et même, M. Albert Cahen, le plus récent éditeur du Télémaque, voit dans cette lettre, dont seuls le duc de Beauvillier et Mme de Maintenon devaient prendre connaissance, un simple artifice de rhétorique destiné à stimuler le zèle de ces deux personnes en crédit à la cour, en leur montrant « comment devrait parler au roi un ami fidèle qui ne se soucierait que de lui faire entendre la vérité. »

 

La lettre au marquis de Louville, publiée d'abord en partie dans les Mémoires de ce gentilhomme (t. I, Paris, 1818, in-8), se trouve in extenso au t. II de l'édition de Versailles. Elle lui fut adressée lorsqu'il fut mis à la tête de la maison française qui accompagnait Philippe V en Espagne.

 

Quant à la lettre du 4 août 1710, elle fut écrite au duc de Chevreuse après la rupture des négociations de Gertruydenberg, lorsque les esprits les plus clairvoyants jugeaient la France à deux doigts de sa ruine. Fénelon y expose ses vues sur les moyens de conjurer ce désastre irréparable. L'original est conservé à Saint-Sulpice.

 

Les idées politiques de Fénelon tiennent à son éducation et à sa théologie. Sorti d'une famille d'ancienne noblesse qui, durant des siècles, avait brillé dans l'Église, dans la diplomatie et dans les armes, il ne voyait pas sans chagrin le rôle effacé auquel le pouvoir absolu des rois avait réduit l'aristocratie. Il tenait aux prérogatives de sa race, et savait allier avec un art merveilleux la fière dignité du gentilhomme à l'humilité chrétienne que lui inspirait une piété sincère et profonde. Sa naissance et son caractère lui permettaient de considérer sans en être ébloui la majesté du trône, et lui donnaient assez de hardiesse pour remarquer et censurer, parfois trop sévèrement, les erreurs et les fautes de Louis-XIV. Sans doute ses idées et son attitude eussent été différentes s'il avait vu le jour dans une de ces familles parlementaires, le plus souvent issues de la petite bourgeoisie, qui avaient tant contribué à accroître l'autorité royale au détriment de la noblesse, et où la personne et les actes du souverain étaient l'objet d'une sorte de culte religieux. Pour Fénelon, le roi était un homme investi d'une autorité supérieure, mais que sa dignité ne mettait pas à l'abri des erreurs et des faiblesses auxquelles sont sujets les autres hommes.

 

De plus, la connaissance approfondie qu'il avait de notre histoire et des institutions de la vieille France lui avait révélé la transformation profonde introduite par l'absolutisme royal dans la constitution et le gouvernement de la nation. De là, le désir bien naturel de voir l'autorité du souverain contenue dans de certaines limites, et la nation admise à participer en quelque mesure au gouvernement.

 

Mais   surtout  Fénelon  était   foncièrement pieux et tout pénétré des enseignements du christianisme. De   là,   son  amour du genre  humain considéré comme  la grande patrie ; d'où il conclut que le droit de l'humanité est plus fort que le droit de conquête : « Ce qu'on appelle conquête, dit-il, devient le comble de la tyrannie, à moins que le conquérant n'ait fait sa conquête par une guerre juste et n'ait rendu heureux le peuple conquis par lui, en lui donnant de bonnes lois ». Delà vient surtout l'idée qui lui tient non moins à cœur, que le domaine de la politique n'est pas en dehors de celui de la morale, mais que la morale chrétienne doit régler la politique tout comme les actes des simples particuliers : le succès n'absout donc pas la violence ni la perfidie ; l'intérêt ou l'utilité d'une nation ne l'autorise jamais à violer la justice ou l'humanité, d'où il suit que les territoires injustement conquis doivent être restitués. De là aussi cette maxime, que l'autorité n'est pas donnée au souverain pour son propre avantage, mais pour le bien de ses sujets, suivant la doctrine de saint Thomas d'Aquin : Regnam non est propter regem, sed rexpropter regnum (De regimine principum, lib. III, cap. xi).

 

Pour Fénelon, la puissance temporelle vient de la nation, non pas de telle sorte qu'elle tire de la nation son origine dernière. Celle-ci est en Dieu, qui seul a droit de commander aux hommes, non qu'elle soit une création particulière de la volonté divine, comme l'Église et la puissance spirituelle : elle résulte des dispositions générales de la Providence, qui ordonne les choses du monde et les circonstances d'où dépendent la vie et le gouvernement des peuples.

 

Il n'y a point eu de contrat social, en ce sens que la société ait été constituée par la volonté d'individus primitivement isolés : la société humaine est antérieure à tout contrat de ce genre. Néanmoins il y a entre le souverain et son peuple un contrat, dont les conditions sont les lois fondamentales qu'au jour de son sacre il jure de respecter.

 

Toutes les formes de gouvernement sont bonnes, pourvu que les chefs n'agissent qu'en vue du bien public ; toutefois l'idéal est une monarchie héréditaire «tempérée par l'aristocratie, réglée par les lois et contrôlée par une représentation nationale. Aussi, frappé des inconvénients de la monarchie absolue tels qu'ils apparaissaient surtout dans les dernières années du règne de Louis XIV, veut-il limiter l'autorité royale en supprimant ses principaux agents dans les provinces, les intendants et les élus, et en les remplaçant par trois sortes de corps électifs librement choisis par la nation.

 

D'un autre côté, il veut relever la puissance et le prestige de la noblesse, en lui réservant la majorité des hauts emplois dans la maison du roi, à l'armée et dans les cours de justice, en lui permettant de se livrer au commerce sans déroger, en lui conservant au moyen de substitutions une fortune assurée, et en s'opposant à la multiplicité des anoblissements, qui avaient pour conséquence son avilissement.

 

A ses yeux encore, le droit de la nation est supérieur à celui du roi ; celui-ci n'est pas libre de disposer de son peuple comme d'une propriété ; il n'en est que le dépositaire et l'usufruitier. Il n'a pas le droit d'exposer le pays à tomber sous une domination étrangère, ni d'en donner une partie en dot à sa fille, comme une vigne ou un pré, pour la faire passer dans une autre famille.

Il est de mode d'opposer la politique de Fénelon à celle de Bossuet. Il est vrai que, pour celui-ci, rien n'est préférable à la monarchie absolue personnifiée dans Louis XIV, et qu'il ne lui serait jamais venu à la pensée d'en restreindre la puissance ou d'en limiter l'exercice. Il est vrai aussi qu'il se faisait de la royauté une idée plus haute que Fénelon : à l'entendre, le sang royal a une vertu spéciale et entraîne avec soi des lumières extraordinaires, et le roi est la vivante image de Dieu sur la terre ; aussi n'ose-t-il lui adresser des remontrances que par le moyen de vagues allusions et en se servant des paroles de l'Écriture, «car, dit-il, que serait-ce qu'un particulier qui se mêlerait d'enseigner les rois ? »

 

D'autre part, plein d'admiration pour le droit romain, qu'il appelait la raison écrite, Bossuet devait être porté à croire, avec les théoriciens du césarisme, que la volonté du Prince fait loi ; c'est ce qui explique aussi comment il a pu, dans l'Histoire universelle, confondre l'égalité avec la liberté. Fénelon, au contraire, par ses origines et par sa connaissance de nos traditions nationales, se rattachait, peut-être inconsciemment, au système féodal, qui mettait dans la propriété l'origine et le fondement de l'autorité, d'où la puissance de l'aristocratie.

 

Mais Bossuet, comme Fénelon, s'inspire du christianisme ; aussi, malgré toutes les différences qu'expliquent leur éducation et leur tempérament, ont-ils un fonds d'idées communes. Pas plus que Fénelon, Bossuet ne veut que le souverain agisse par caprice, et il a grand soin de distinguer le pouvoir absolu du pouvoir arbitraire, et de dire que les princes sont soumis aux lois. Pour Bossuet comme pour Fénelon, le genre humain est une grande famille, les bornes des États doivent être encore plus respectées que celles qui séparent les champs des particuliers, « la gloire de la paix a la préférence sur celle des armes, quoique saintes et religieuses », les rois n'ont reçu de Dieu leur puissance que pour procurer le bien public, leur vraie gloire est de n'être pas pour eux-mêmes, et ils doivent trembler en usant de la puissance que Dieu leur donne.

 

Les deux prélats sont d'accord pour condamner toute révolte, même contre une autorité tyrannique : les rois peuvent impunément vis-à-vis de toute puissance humaine se laisser aller à l'injustice et à la violence, mais ils n'en auront qu'un compte plus sévère à rendre à Dieu.

Il est un point important de la politique religieuse sur lequel ils étaient loin de s'entendre. Éclairé sans doute par la révolte des Camisards, Fénelon est opposé à la contrainte en matière de religion. « Nulle puissance humaine, dit-il à l'Électeur de Cologne, ne peut forcer le retranchement impénétrable de la liberté d'un cœur. » Sur toutes choses, disait-il encore au chevalier de Saint-Georges, gardez-vous de forcer jamais vos sujets à changer de religion. « La force ne peut jamais persuader les hommes ; elle ne fait que des hypocrites... Accordez à tous la tolérance civile, non en approuvant tout comme indifférent, mais en souffrant avec patience tout ce que Dieu souffre, religiondoit être libre, sont dans une erreur impie. Autrement il faudrait souffrir dans tous les sujets et dans tout l'État l'idolâtrie, le mahotnétisme, le judaïsme, toute fausse religion. »

 

Fénelon passe pour ultramontain. Certes, il l'est, puisqu'il fait bon marché de l'enseignement des quatre articles de 1082, et qu'il considère les libertés de l'Église gallicane comme des servitudes à l'égard de l'État. Mais il s'en faut qu'il le soit absolument et au sens strict du mot, car il ne croit pas à l'infaillibilité personnelle du pape, et il ne reconnaît que dans faible mesure à l'Église un pouvoir indirect sur le temporel des États. Il professe même sur l'indépendance réciproque des deux puissances des idées diamétralement opposées à celles des théologiens romains, comme on, peut le voir, non seulement dans ses Plans de gouvernement, mais encore dans les curieux mémoires mis au jour par M. E. Jovy (Fénelon inédit, Vitry-le-François, 1917, in-8).

 

Bossuet, dans sa Politique et clans ses Avertissements aux protestants, se tient dans la région des principes et ne sort pas des considérations générales, Fénelon descend dans le détail, et c'est là qu'est sa véritable originalité ; il porte sur toutes les branches de l'administration, finances, armée, justice, politique intérieure et extérieure, un regard perçant, il remarque toutes les pratiques condamnables qu'y a introduites le régime absolu, et il les signale avec une liberté qui, malgré son dévouement sincère à la monarchie, lui donne l'air d'un homme d'opposition et n'a pas peu contribué à sa popularité. L'aisance avec laquelle ce mystique se meut au milieu des réalités contingentes n'est pas l'un des traits les moins curieux de sa riche et souple nature. Si peu disposé qu'il fût à louer Fénelon, Brunetière en était frappé : « Les écrits politiques de Fénelon, dit-il, témoignent d'un remarquable sens pratique... Il est impossible de méconnaître qu'il y eût positivement dans l'archevêque de Cambrai des parties de l'homme d'État . Le duc de Bourgogne, malgré Fénelon et malgré Saint- Simon, n'eût pas été peut-être un grand roi, ni surtout bien brillant ; mais l'archevêque de Cambrai n'eût certainement pas été un ministre médiocre. » (Histoire et littérature, t. II, p. 161).

 

Et si l'on songe aux idées vraiment neuves qu'il a mises en circulation (condamnation des candidatures officielles, suppression de la vénalité et de l'hérédité des charges, répartition équitable des impôts, liberté du commerce, arbitrage destiné à éviter les guerres, etc.) on comprendra que le XVIII" siècle ait cru se reconnaître dans ce prélat gentilhomme, et qu'oubliant les liens nombreux et puissants qui le rattachaient au passé, il ait vu seulement en lui un précurseur et l'homme de l'avenir. Ce serait pourtant se tromper que de croire que Fénelon a exercé une profonde influence sur le développement des idées politiques. Si son prestige a été considérable, si les philosophes l'ont vanté à l'envi, son influence a été presque nulle. Montesquieu, Voltaire, Rousseau ont été les vrais maîtres du XVIII" siècle, et Mably, plus qu'eux tous peut-être, a fait penser les hommes de la Révolution.

Ch URBAIN