UNE LETTRE SECRETE + UNE RENCONTRE PUBLIQUE Le duc de Bourgogne

Quoiqu'à regret, le duc de Bourgogne avait dû s'abstenir de toute relation directe avec Fénelon „ et plusieurs années s'écoulèrent sans qu'il pût lui adresser une seule ligne. Quand il se hasarda à lui écrire, ce fut en secret, et avec toute sorte de précautions

 

 

le duc de bourgogne le duc de bourgogne  

Enfin, mon cher archevêque, je trouve une occasion favorable de rompre le silence où j'ai demeuré depuis quatre ans. J'ai souffert bien des maux depuis; mais un des plus grands a été celui de ne pouvoir point vous témoigner ce que je sentais pour vous pendant ce temps, et que mon amitié augmentait par vos malheurs, au lieu d'en être refroidie. Je pense avec un vrai plaisir au temps où je pourrai vous revoir; mais je crains que ce temps ne soit encore bien loin. Il faut s'en remettre à la volonté de Dieu, de la miséricorde duquel je reçois toujours de nouvelles grâces. Je lui ai été plusieurs fois bien infidèle depuis que je ne vous ai vu; mais il m'a toujours fait la grâce de me rappeler à lui, et je n'ai, Dieu merci, point été sourd à sa voix. Depuis quelque temps il me parait que je me soutiens mieux dans le chemin de la vertu. Demandez-lui la grâce de me confirmer dans mes bonnes résolutions, et de ne pas permettre que je redevienne son ennemi, mais de m'enseigner lui-même à suivre en tout sa sainte volonté. Je continue toujours à étudier tout seul, quoique je ne le fasse plus en forme depuis deux ans, et j'y ai plus de goût que jamais; mais rien ne me tait plus de plaisir que la métaphysique et la morale, et je ne saurais me lasser d'y travailler. J'en ai fait quelques petits ouvrages, que je voudrais bien être en état de vous envoyer, afin que vous les corrigeassiez, comme vous faisiez autrefois mes thèmes. Tout ce que je vous dis ici n'est pas bien de suite, mais il m'importe guère. Je ne vous dirai point ici combien je suis révolté moi-même contre tout ce qu'on a fait à votre égard; mais il faut se soumettre à la volonté de Dieu, et traire que tout cela est arrivé pour notre bien. Ne montrez cette lettre à personne, excepté à l'abbé de Langeron, s'il est actuellement à Cambrai; car je suis sûr de son secret, et faites-lui mes compliments, l'assurant que l'absence ne diminue point mon amitié pour lui. Ne m'y faites pas non plus de réponse, à moins que ce ne soit par quelque voie bien sûre, et en mettant votre lettre dans le paquet de M. de Beauvilliers, comme je mets !a mienne: car il est le seul que j'aie mis de la confidence, sachant combien il lai serait nuisible qu'on le sût. Adieu, mon cher archevêque; je vous embrasse de tout mon coeur, et ne trouverai peut-être de bien longtemps l'occasion de vous écrire. .Je vous demande vos prières et votre bénédiction (1). >

 

 

 

Cette lettre, qui témoigne si bien des sentiments que le prince gardait pour Fénelon, et où, tout en lui parlant des études qu'il poursuit tout seul, il expose, avec tant de simplicité, l'état de son âme

nous a paru mériter d'être citée tout entière. On y voit que Fénelon n'est pas seulement le précepteur dont il voudrait recevoir encore les levons, mais aussi et surtout le directeur de conscience par lequel il a été formé à la piété.

 

« Jamais, lui répond Fénelon, rien ne m'a tant consolé que la lettre que j'ai revue. J'en rends grâce à celui qui peut seul faire dans les coeurs tout ce qu'il lui plaît, pour sa gloire. Il faut qu'il vous aime beaucoup, puisqu'il vous donne son amour, au milieu de tout ce qui est capable de l'éteindre dans votre coeur. Aimez-le donc au-dessus de tout, et ne craignez pas de ne l'aimer pas... Ne vous découragez point de vos faiblesses. II y a une manière de les supporter sans les flatter, et de les corriger sans impatience. Dieu vous la fera trouver, cette manière paisible et efficace, si, vous la cherchez avec une certaine défiance de vous même. »

 

Puis viennent des conseils sur ses devoirs religieux: point de ~ longues oraisons; Fénelon ne veut pas faire un moine qui peut donner presque tout son temps à la prière, mais un prince que réclament de nombreuses et grandes affaires.

 

« Ce qui me donne de merveilleuses espérances, c'est que je vois par votre lettre que vous sentez vos faiblesses, et que vous les reconnaissez humblement. O qu'on est fort en Dieu, quand on se trouve bien faible en soi-même l Cum infirmor, tunc potens sum. Craignez, mille fois plus que la mort, de tomber. Mais si vous tombiez malheureusement, hâtez-vous de retourner au Père des miséricordes, et au Dieu de toute consolation qui vous tendra les bras ».

Enfin il termine par des paroles qui durent profondément toucher le duc de Bourgogne :

« Je ne vous parle que de Dieu et de vous II n'est pas question de moi : Dieu merci, j'ai Ie coeur en paix. Ma plus rude croix est de ne point vous voir; mais je vous porte sans cesse devant Dieu, dans une présence plus intime que celle de sens. Je donnerais mille vies comme une goutte d'eau, pour vous voir tel que Dieu vous veut Amen ! Amen ! (1) ».

 

Le prince eut l'occasion de revoir Fénelon plu; tôt qu'il ne, l'avait espéré. II était envoyé, au pria temps de 1702, à l'armée de Flandre ; Cambrai était sur son chemin, et voici ce que de Péronne il écrivait à Fénelon :

 

« Je ne puis me sentir si près; de vous sans vous en témoigner ma joie, et en même temps celle que me cause la permission que le roi m'a donnée de vous voir en passant. II y a mis néanmoins la condition de ne vous point parler en particulier; mais je suivrai cet ordre, et néanmoins pourrai vous entretenir tant que je voudrai, puisque j'aurai avec moi Saumery, qu sera le tiers de notre première entrevue, après cinq ans de séparation. C'est assez vous en dire dc vous le nommer, et vous le connaissez mieux que moi pour un homme très sûr, et, qui plus est, sera votre ami. Trouvez-vous donc, je vous prie, à la maison où je changerai de chevaux, sur les huis heures ou huit heures et demie. Si par hasard trop de discrétion vous avait fait aller au Câteau, je vous donne le rendez-vous pour le retour, en vous assurant que rien n'a jamais pu diminuer ni ne diminuera jamais la sincère amitié que j'ai pour vous »  Lettre du 25 avril 1702 ( Œuvre VII 235».

 

On voit à quoi se réduit la permission de Louis XIV : une entrevue sous les regards du public, et qui durera juste le temps du relais.

Elle fit cependant beaucoup d'impression sur les spectateurs. Voici ce qu'en raconte Saint-Simon

 

Le duc de Bourgogne « eut de sévères défenses, non seulement de coucher à Cambrai, mais de s'y arrêter même pour manger ; et pour éviter le plus léger particulier avec l'archevêque, le roi lui défendit de plus de sortir de sa chaise …    L'archevêque de Cambrai se trouva à la poste. Il s'approcha de la chaise dès qu'elle arriva... Le jeune prince attendrit la foule qui l'environnait par le transport de joie qui lui échappa à travers tant de contrainte, en apercevant son précepteur. Il l'embrassa à plusieurs reprises, et assez longuement pour se parler quelques mots à l'oreille, malgré l'importune proximité de Saumery. On ne fit que relayer, mais sans se presser. Nouvelles embrassades, et on partit sans qu'on eût dit un mot que de santé, de route et de voyage. La scène avait été trop publique et trop curieusement remarquée, pour n'être pas rendue de toutes parts. Comme le roi avait été exactement obéi, il ne put trouver mauvais ce qui s'était dit parmi les embrassades, ni les regards tendrement expressifs du prince et del'archevêque. La cour y fit grande attention, et encore plus celle de l'armée (2) ».