FENELON....QUEL PEDAGOGUE ,?

Fénelon......QUEL PEDAGOGUE

 

Nous n'avons pas à raconter ici la vie de Fénelon, sa carrière épiscopale, son rôle dans les querelles théologiques du dix-septième siècle, ni même à parler des mérites littéraires d'un des plus aimables prosateurs de notre pays. C'est le pédagogue seul qui nous préoccupe. Rappelons seulement que Fénelon était né en Périgord le 6 août 1651, et qu'il mourut à Cambrai la même année que Louis XIV, en 1715.

Comme pédagogue, Fénelon a des titres nombreux à l'attention de l'historien. D'abord il est l'auteur du Traité de l'Education des filles, un des ouvrages classiques de la pédagogie française ; puis il a dirigé l'éducation du duc de Bourgogne, et il a écrit à cette J occasion un certain nombre d'ouvrages didactiques et pour ainsi dire scolaires, le Recueil des Fables, les Dialogues des morts, sans oublier le Télémaque, un des livres les plus populaires et les plus admirés de notre littérature.

I. LE TRAITE DE L'EDUCATION DES FILLES. — On sait à quelle occasion Fénelon composa ce livre, le premier qu'il ait écrit : c'est sur la prière et pour l'usage du duc et de la duchesse de Beauvilliers, qui, outre plusieurs garçons, avaient huit filles à élever, qu'il se mit à rédiger ses réflexions sur l'éducation des femmes. Ajoutons que Fénelon avait été chargé, en 1678, à l'âge de vingt-sept ans, de diriger, en qualité de supérieur, la maison des Nouvelles catholiques, institution destinée, selon les idées d'un temps où se préparait la triste révocation de l'Edit de Nantes, à retenir ou même à appeler de force dans la foi catholique les jeunes filles à qui on faisait abjurer le protestantisme. Il est certain que dans cette direction si délicate, et par quelques côtés si scabreuse, Fénelon eut l'occasion de réfléchir aux règles de l'éducation des femmes. Nous aimons mieux, nous l'avouons, considérer l'autre source du traité : cette belle et brillante famille de Beauvilliers, qui à elle seule formait vraiment un pensionnat, et dont Fénelon devint comme le directeur discret et le conseiller toujours écouté. Il nous conviendrait même que Fénelon n'eût pas puisé le reste de son expérience à une source moins pure, je veux dire à cette mission de fanatisme, dans laquelle, comme supérieur des Nouvelles catholiques, il fut l'auxiliaire du bras séculier, le complice des dragonnades, et donna la main aux actes de violence qui, pour le prétendu bien de la foi, arrachaient des filles mineures à leurs mères, des femmes à leurs maris. Fénelon avait certainement l'âme douce et bonne, mais il était de son temps et de sa caste, et participait aux préjugés d'une cour où dominait l'influence des jésuites. Ce serait une erreur de le considérer comme un apôtre de la tolérance et comme un précurseur des philosophes du dix-huitième siècle.

Quoi qu'il en soit, le Traité de l'Education des filles, composé vers 1680, parut en 1687, un an après la fondation de Saint-Cyr. C'est à dessein que nous rapprochons ces deux dates. Mme de Maintenon, dans la direction de la grande institution qu'elle fonda avec tant d'éclat, s'est manifestement inspirée des idées de Fénelon. Des préceptes comme ceux que nous allons citer ont été le mot d'ordre suivi et obéi à Saint-Cyr : « Il ne faut pas accoutumer les jeunes filles à parler beaucoup. » — « Il ne faut recourir à la correction et à l'autorité que quand elles sont absolument nécessaires. » — « Il faut chercher tous les moyens de rendre agréables à l'enfant les choses que nous exigeons de lui. » Sur d'autres points, toutefois, Fénelon n'est pas d'accord avec Mme de Maintenon. Il a des tendances plus larges et plus doutes. Ce n'est pas Mme de Maintenon qui a écrit : « Il faut autant que possible exciter chez les jeunes filles la tendresse du coeur. » — « La curiosité des enfants est un penchant de la nature qui va comme au devant de l'instruction : ne manquez pas d'en profiter. »

Le livre de Fénelon est écrit avec la facilité un peu molle qui est le trait distinctif de son génie. L'auteur se répète volontiers ; il reprend des idées qu'on aurait crues épuisées ; il n'astreint pas sa verve aisée à un plan rigoureux et méthodique. Nous essaierons pourtant d'analyser et de réduire à ses points essentiels le riche contenu du Traité de l'Education des filles.

Dès le début, Fénelon se plaint qu'on ne donne aux femmes que peu d'instruction, que l'éducation des garçons soit la seule dont on ait une haute idée, et il combat avec vivacité les préjugés d'où naît cette différence. Ces préjugés sont les suivants : 1° la femme savante est vaine et précieuse ; 2° la femme est d'ordinaire plus faible d'esprit que l'homme ; 3° la femme doit être élevée dans l'ignorance du monde. Fénelon répond avec éloquence à ces diverses erreurs. D'abord, il n'est pas question d'engager les femmes dans des études inutiles qui feraient d'elles des savantes ridicules : il s'agit seulement de leur apprendre ce qui convient à leur rôle dans la famille. En second lieu, plus elles sont naturellement faibles, plus il est nécessaire de les fortifier. Enfin, le monde n'est pas un fantôme, et les femmes ont des devoirs à y remplir qui ne sont guère moins considérables que ceux des hommes. « Il ne faut pas que la jeune fille sorte du couvent comme une personne qu'on aurait nourrie dans les ténèbres d'une profonde caverne et qu'on ferait passer tout à coup au grand jour. » Fénelon ajoute que « la vertu n'est pas moins pour les femmes que pour les hommes » : ce qui est déjà dire que la femme, en dehors de son rôle social de fille, d'épouse ou de mère, a sa destinée personnelle, et qu'elle a droit par conséquent à être élevée pour elle-même.

Pour mieux prouver encore l'importance de l’éducation des femmes, Fénelon trace ensuite un tableau piquant des défauts qui résultent de l'ignorance où on les laisse ordinairement : l'ennui, l'inoccupation, l'impuissance à s'appliquer aux choses solides et sérieuses, par suite la frivolité, la mollesse, une imagination errante, une curiosité indiscrète qui s'attache aux petites choses, faute d'avoir été fixée sur de grands objets, la légèreté et le bavardage. Il reproche aussi aux femmes la langueur romanesque de l'esprit et la manie de faire les théologiennes : « Les femmes se mêlent trop souvent de décider sur la religion ».

Ici se termine la partie critique de l'oeuvre de Fénelon (chapitres Ier et II) ; dans les chapitres suivants, l'auteur expose ses vues personnelles sur l'éducation, et il en examine les premiers principes.

C'est l'éducation du premier âge qui occupe d'abord Fénelon. L'enfant est plus capable de connaître qu'on ne l'imagine, puisqu'il apprend à parler. Les premières impressions sont de toutes les plus importantes, et l'éducation doit commencer dès les premiers jours de la vie. Il faut avoir grand soin du corps et de la santé physique. L'essentiel n'est pas d'instruire l'enfant, mais de le préparer à l'instruction, sans se presser. L'âme de l'enfant n'a d'ailleurs de pente vers aucun objet. Les instincts naturels n'ont pas besoin d'être combattus ; il s'agit seulement de les dresser. Il ne faut pas avoir peur de l'amour-propre et de l'émulation : les éloges ne sont pas défendus. Les anciens élevaient les enfants mieux que ne font les modernes, parce qu'ils leur laissaient plus de liberté. Fénelon a bonne opinion de la nature humaine et compte beaucoup sur la spontanéité de l'instinct. Il faut d'ailleurs tenir compte de la faiblesse de l'enfant: « Son cerveau est comme une bougie allumée dans un lieu exposé au vent et dont la lumière vacille toujours ». Il faut enfin se contenter « de suivre et d'aider la nature », et former l'enfant peu à peu, selon les occasions, en répondant à ses questions, en lui expliquant les objets familiers qui frappent ses sens, en profitant de sa curiosité naturelle, en excitant son instinct d'imitation, bien qu'il y ait « une imitation à craindre ».

Après ces considérations générales sur la nature de l'enfant et la façon dont il faut le dresser, Fénelon examine avec plus de détail quelques-unes des méthodes qu'il juge les meilleures et les plus utiles. Nous en distinguerons quatre :

Les instructions indirectes. — Fénelon recommande d'éviter le plus possible les leçons en forme, l'instruction pédante et didactique. « Le moins qu'on peut faire de leçons en forme, c'est le meilleur. » Gardons-nous de surcharger la mémoire de l'enfant d'un tas de connaissances indigestes. « Il ne faut verser dans un réservoir si petit et si précieux que des choses exquises. » Fénelon veut qu'on insinue l'instruction sans en avoir l'air. Précurseur de Rousseau sur ce point, il demande qu'on ait recours aux petits artifices, aux procédés indirects d'instruction. Dans l'éducation du duc de Bourgogne, comme nous le verrons tout à l'heure, il a pratiqué, non sans excès, la méthode des leçons imprévues et de l'enseignement indirect.

L'instruction attrayante. — Fénelon veut qu'on agisse le moins possible « au nom d'une autorité sèche et absolue ». Il faut persuader aux enfants que l'étude leur est utile et la leur rendre agréable. Le jeu doit être sans cesse mêlé à l'instruction. « Laissez jouer un enfant : que la sagesse ne se montre que par intervalles et avec un visage gai. Gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscrète. » L'âge des enfants fait qu'ils ne sont sensibles qu'au plaisir : il faut donc leur rendre le travail attrayant. Sur ce point, Fénelon va même trop loin: il dispense l'enfant presque de tout effort et abuse de la récréation. Son optimisme aimable et un peu superficiel lui fait voir toutes choses en beau. Il semble avec lui qu'il n'y ait plus rien de pénible, de laborieux dans l'éducation. A l'entendre, on pourrait tout apprendre en se jouant. Il pousse la complaisance jusqu'à défendre qu'on fasse répéter aux enfants la leçon qu'ils ont entendue : cela pourrait les gêner.

L'usage des histoires. — Fénelon entend surtout par là les fables et aussi les récits de l'histoire sainte. Il veut qu'on en nourrisse l'esprit de l'enfant. Les méthodes qu'il préconise sont d'ailleurs excellentes et peuvent être avantageusement appliquées à toute espèce d'enseignement historique. Il faut, dit-il, animer les récits, faire parler les personnages, frapper l'imagination des enfants, sans oublier d'exercer leur jugement.

L'éducation morale et religieuse. — Contrairement à ce que pensera plus tard Rousseau ; Fénelon demande que l'on présente de bonne heure aux enfants les vérités morales et religieuses, et cela sous des formes sensibles, par des images empruntées à l'expérience. Il ne faut pas craindre de leur parler de Dieu comme d'un vieillard vénérable, à barbe blanche, etc. Ce qu'il peut y avoir de superstitieux dans ces conceptions appropriées à l'imagination enfantine sera corrigé plus tard par la raison. Remarquons d'ailleurs que Fénelon ne veut pas d'une religion outrée. Il craint toutes les exagérations, même celles de la piété. Ce qu'il demande, c'est une dévotion mesurée, un christianisme raisonnable. Il se défie des faux miracles. « Accoutumez les filles, dit-il, à n'admettre pas légèrement certaines histoires, sans autorité, et à ne s'attacher pas à de certaines dévotions qu'un zèle indiscret introduit. » Mais peut-être, sans le vouloir, Fénelon prépare-t-il lui-même les voies à la superstition qu'il combat, lorsque, pour faire entrer dans l'esprit de l'enfant les premiers principes religieux, il leur présente Dieu sous des formes sensibles et leur parle d'un paradis où tout est or et pierreries.

Les méthodes, les procédés que nous venons d'analyser sont à l'adresse des garçons comme à l'adresse des filles. Dans toute la première partie de son ouvrage (jusqu'au chapitre VIII inclusivement), Fénelon parle pour les enfants des deux sexes, qui peuvent également profiter de ses conseils. Dans la deuxième partie (du chapitre IX au chapitre XIV), il n'est plus question que des filles, de leurs défauts particuliers, des qualités qui leur conviennent en propre, de leurs devoirs et du genre d'instruction dont elles ont besoin pour les remplir.

Il faut bien avouer que, malgré l'étendue de son esprit et la largeur de ses vues, Fénelon nourrit encore trop de préjugés à l'endroit de l'instruction des femmes. Il semble que la science ne soit pas faite pour elles, et qu'elle renferme des choses qui ne conviennent pas à la délicatesse féminine. « Retenez les jeunes filles, dit-il, dans les bornes communes, et apprenez-leur qu'il doit y avoir pour leur sexe une pudeur sur la science presque aussi délicate que celle qu'inspire l'horreur du vice. » On ne s'étonnera pas, après cela, que le plan d'études proposé par Fénelon soit tout à fait insuffisant, et qu'il ne réponde pas à l'idéal de l'éducation des femmes tel que nous le concevons aujourd'hui. Quand il nous ait que la jeune fille doit apprendre à lire et à écrire correctement (et notez qu'il ne s'agit que des jeunes filles de la noblesse ou de la riche bourgeoisie) ; quand il ajoute : qu'elle apprenne aussi la grammaire, on peut juger, à la puérilité de ces prescriptions, que Fénelon n'exige pas grand'chose de la femme en fait de science. Et cependant, tel qu'il est, ce programme d'études dépassait, au temps de Fénelon, les usages reçus et constituait un véritable progrès. C'était poser un principe excellent, dont il eût fallu mieux analyser les conséquences, que demander aux femmes de connaître tout ce qu'il est nécessaire qu'elles sachent pour élever leurs enfants. Il faut aussi louer Fénelon pour avoir recommandé aux jeunes filles la lecture des auteurs profanes. Lui qui s'en était nourri, qui n'était pour ainsi dire qu'un Grec devenu chrétien, qui possédait assez Homère pour écrire le Télémaque, ne pouvait, sans se déjuger, déconseiller des études d'où il avait tiré tant de plaisir et de profit. De même il reconnaît l'utilité de l'histoire, ancienne ou moderne. Il admet la poésie et l'éloquence, à condition qu'on en écarte ce qui pourrait être dangereux pour la pureté des moeurs. Ce que l'on comprend moins, c'est qu'il condamne aussi sévèrement qu'il le fait la musique, qui donne lieu « à des divertissements empoisonnés ».

En résumé, le plan d'études proposé par Fénelon aux jeunes filles de son temps témoigne des deux tendances contraires qui se partageaient son esprit : d'une part, la haute culture intellectuelle d'un lettré passionnément épris des oeuvres de l'antiquité ; d'autre part, les préjugés d'un prêtre catholique qui s'effraie d'un trop large développement de la pensée. Sachons gré à Fénelon d'avoir dans une certaine mesure lutté contre ces préjugés, d'avoir déclaré qu'il voulait suivre la route contraire à « celle de la crainte et d'une culture superficielle des esprits » ; d'avoir enfin écrit un livre où respire un si tendre amour de l'enfance, un si délicat sentiment de sa faiblesse ; un livre tout plein de douceur et de bonté, où une pédagogie aimable et souriante se substitue à la pédagogie dure et revêche du moyen âge ; un livre enfin dont on peut dire que presque tout ce qu'il contient est excellent, et qu'il ne pèche que par ce qui y manque.

II. L'EDUCATION DU DUC DE BOURGOGNE. — Les événements voulurent que Fénelon eût presque tout de suite à pratiquer, à appliquer lui-même les principes pédagogiques qu'il venait d'exposer. Rien n est intéressant comme de voir à l'oeuvre dans l'éducation du duc de Bourgogne le théoricien du Traité de l'Education des filles, et aussi de constater par les résultats à la fois brillants et insuffisants de cette éducation princière ce qu'il y avait de bon et de mauvais dans la pédagogie de Fénelon. Bossuet avait dirigé sans succès les études du Dauphin, nature ingrate et rebelle. Fénelon fut plus heureux avec le duc de Bourgogne, qui était né « terrible », selon l'expression de Saint-Simon, mais qui sous des dehors violents et hautains cachait des trésors de sensibilité et d'intelligence. Avec son habile main, « la plus habile main en tout genre », dit encore Saint-Simon, Fénelon sut profiter des qualités et triompher des défauts de son élève. L'éducation du duc de Bourgogne, comme nous allons nous en convaincre, n'eut qu'un tort : c'est qu'elle réussit presque trop bien. Fénelon fit du jeune prince un homme trop à son image.

C'est le 16 août 1689 que Fénelon entra en fonctions. Le duc de Beauvilliers, gouverneur du prince, avait proposé l'abbé au choix du roi. Mme de Maintenon, elle aussi, appuya la proposition, Fénelon appela auprès de lui comme sous-précepteurs l'abbé de Beaumont et l'abbé Fleury : ce dernier est l'auteur du livre remarquable intitulé Du choix et de la méthode des études.

Le prince avait alors sept ans. La difficulté fut, non de développer son intelligence, qui était très vive, mais de calmer, d'apaiser la fougue de son caractère, de dominer ses emportements, de le rendre souple et docile. Il eût été maladroit de morigéner lourdement une âme aussi impétueuse, de l'accabler par de pédantesques sermons de morale. Le pédagogue des instructions indirectes était l'homme qui convenait pour une semblable éducation. Ce fut par des moyens détournés et à force de souplesse que Fénelon atteignit son but. Il imagina de composer des Fables adaptées à la vie du jeune prince, remplies d'allusions à ses défauts et a ses travers les plus saillants, et qui lui apportaient, sous le voile d'une fiction aimable, ingénieuse, des leçons morales pleines d'à-propos. De cette inspiration heureuse est sorti le Recueil des fables composées pour l'éducation de Mgr le Duc de Bourgogne. Quelques-unes furent publiées du vivant de l'auteur : mais l'édition complète ne parut qu'en 1716. « On pourrait, dit le cardinal de Bausset, le biographe de Fénelon, suivre la chronologie de la composition de ces pièces, en les comparant au progrès que l'âge et l'instruction devaient amener dans l'éducation du prince. » Les apologues, avec leurs moralités même très générales, ont toujours rendu des services à l'éducation des enfants : que dire de fables dont la morale concernait exclusivement celui qui les lisait, écrites au jour le jour, pour remédier à un défaut qu'on venait de surprendre ou pour encourager une vertu dont on avait saisi le premier éveil? Ce procédé n'a qu'un tort : il exigerait pour chaque élève un maître tel que Fénelon, assez attentif pour lire dans le caractère de l'enfant, assez inventif pour composer des récits appropriés aux circonstances. Que d'art le précepteur du duc de Bourgogne a dépensé dans ces agréables récits, dont le prince faisait immédiatement l'application, soit à une faute commise la veille, soit à un bon mouvement ressenti le matin ! La fable du Fantasque présentait au jeune duc le tableau de ses emportements et lui apprenait à s'en corriger ; celle de l'Abeille et la Mouche lui rappelait que les qualités les plus éclatantes ne servent de rien sans la modération. Un jour, dans un accès de colère, le prince s'oublia jusqu'à dire à son précepteur qui le réprimandait : Non, non, Monsieur! Je sais qui je suis et qui vous êtes. N'est-ce pas pour répondre à cette explosion de fatuité princière que fut écrite la fable intitulée Bacchus et le Faune? — « Comme Bacchus ne pouvait souffrir un rieur malin toujours prêt à se moquer de ses expressions, si elles n'étaient pures et élégantes, il lui dit d'un ton fier et important : « Comment oses-tu te moquer du fils de Jupiter? » Le Faune répondit sans s'émouvoir : « Hé! comment le fils de Jupiter ose-t-il commettre quelque faute ? » Quelques fables, d'un ton plus élevé que les autres, ne visent pas seulement à corriger les défauts de l'enfance : elles préparent le prince à l'exercice du gouvernement. Ainsi la fable des Abeilles lui découvrait les beautés d'un Etat laborieux et où l'ordre règne ; le Nil et le Gange lui enseignait l'amour du peuple, « la compassion pour l'humanité vexée et souffrante ». Enfin de chacune de ces fables se dégageait, sous les dehors aimables d'un jeu d'esprit, une leçon sérieuse, et plus d'une fois, en les lisant, le prince éprouva, sans doute, un saisissement de plaisir ou de honte, selon qu'il se reconnaissait lui-même dans l'éloge ou dans le blâme adressé aux personnages imaginaires des Fables.

Ce n'est pas que Fénelon, pour corriger l'humeur violente du prince, ait pu toujours se contenter de la douce réprimande dissimulée dans l'agrément d'une fable : il lui fallut souvent recourir à des moyens plus énergiques. Mais partout se retrouve son imagination inventive et sa tendance à employer des moyens indirects. Comme Rousseau, Fénelon est partisan de l'artifice en éducation : il emploie les petites scènes arrangées à l'avance, où l'enfant s'instruit d'autant mieux qu'il ne soupçonne pas chez ceux qui y jouent un rôle le parti pris de l'instruire. Faire un sermon sur la colère à un prince irascible, c'eût été peine perdue. Au lieu de lui lire le traité de Sénèque sur ce sujet, voici ce qu'imaginait Fénelon. Un matin il fait venir dans ses appartements un ouvrier menuisier, auquel il a fait la leçon. Le prince passe, s'arrête et considère les outils. « Passez votre chemin, Monseigneur, s'écrie l'ouvrier qui se dresse de l'air le plus menaçant, car je ne réponds pas de moi : quand je suis en fureur, je casse bras et jambes à ceux que je rencontre ! » On devine la conclusion de l'histoire et comment, par cette méthode expérimentale, Fénelon put essayer d'apprendre au prince à se défier de la colère et de ses effets.

Quand les moyens indirects ne suffisaient pas, Fénelon, en employait d'autres. C'est ainsi qu'il faisait de fréquents appels à l'amour-propre de son élève : il lui remontrait ce qu'il devait à son nom aux espérances de la France. Il lui faisait signer des engagements d'honneur de se bien conduire. « Je promets, foi de prince, à M. l'abbé de Fénelon, de lui obéir, et si j'y manque, je me soumets à toute sorte de punitions et de déshonneur. Fait à Versailles, ce 29 novembre 1689. Signé : Louis. » D'autres fois Fénelon faisait appel à son coeur, et le dominait par la tendresse et par la bonté. C'est dans ces moments d'effusion que le prince lui disait : « Je laisse derrière la porte le duc de Bourgogne et je ne suis plus avec vous que le petit Louis ». D'autres fois enfin Fénelon avait recours aux punitions les plus dures : il le séquestrait, il lui retirait ses livres, il lui interdisait toute conversation.

C'est donc la variété des moyens qui fut le caractère principal de cette éducation morale. Fénelon savait être solennel ou tendre quand il le fallait, et sa douceur n'excluait pas la sévérité. C'est la variété encore qui distingua l'éducation littéraire du duc de Bourgogne. De même qu'il avait appris la morale sous forme de fables, il étudia l'histoire sous forme de dialogues. Les Dialogues des morts mettent en scène des hommes de tout pays et de toute condition : Charles-Quint et un moine de Saint-Just, Aristote et Descartes, Léonard de Vinci et Poussin, César et Alexandre. L'histoire proprement dite, la littérature, la philosophie, les arts étaient le sujet de ces conversations, composées, comme les Fables, à divers intervalles, selon les progrès et les besoins du duc de Bourgogne. C'étaient des tableaux attrayants qui venaient de temps en temps s'introduire dans les cadres de l'étude didactique de l'histoire universelle. Il ne faut les prendre que pour ce qu'ils veulent être, pour le complément agréable d'un enseignement régulier et suivi. Ajoutons d'ailleurs que Fénelon s'est donné peut-être beaucoup de mal pour un mince résultat. L'histoire, pour plaire à l'enfant, pour être intéressante, n'a besoin que d'elle-même ; il n'est pas nécessaire de recourir dans cet enseignement aux artifices du dialogue, et aux procédés de rhétorique que Fénelon a mis en oeuvre. Racontez simplement et vivement les faits, et vous vous ferez écouter ; présentez les événements et les hommes avec leurs couleurs vraies, et vous vous passerez à merveille de toutes les inventions artificielles, des longueurs et des ornements où s'est complu Fénelon en écrivant ses Dialogues.

Fénelon avait manifestement trop peur d'ennuyer son élève. Sa préoccupation constante, c'est de diversifier l'instruction : le mot est de lui. Quand il est obligé d'en venir à quelque exercice un peu épineux, il s'efforce d'y mettre le plus d'amusement possible. Notre avis est que Fénelon y en met trop et que, s'il est bon de ne pas rebuter l'esprit de l'enfant par des leçons trop hautes, trop ardues, il est mauvais de lui éviter toute peine, tout effort, et de puériliser les études à force de vouloir les rendre faciles et attrayantes.

Génie aisé, facile, formé par la nature, Fénelon n'aime pas les règles, les préceptes. L'absence de pédantisme est un des caractères de sa pédagogie. « Pour la rhétorique, je ne donnerais point de préceptes : il suffit de donner de bons modèles. » Pour la grammaire, « je ne lui donnerais aucun temps, ou du moins, je lui en donnerais fort peu ». Dans sa Lettre à l'Académie, il développe plus amplement l'idée de la sobriété nécessaire en fait de règles grammaticales. «Ne donnez d'abord que les règles les plus générales de la grammaire ; les exceptions viendront peu à peu. Le grand point est de mettre une personne, le plus tôt qu'on peut, dans l'application sensible des règles par l’usage. Ensuite cette personne prend plaisir à remarquer le détail des règles qu'elle a suivies d'abord sans y prendre garde. »

L'éducation littéraire du duc de Bourgogne donna des résultats surprenants. «Je n'ai jamais vu d'enfant, disait Fénelon, entendre de si bonne heure et avec tant de délicatesse les choses les plus fines de la poésie et de l'éloquence. »

Mais il n'en fut pas de même de l'éducation morale et religieuse du jeune prince. Ici, Fénelon, comme nous l'avons dit, échoua pour avoir trop bien réussi. Son élève fut dévot au point de ne pas vouloir assister à un bal donné par le roi, parce que ce bal coïncidait |

avec la fête de l'Epiphanie. Il avait les vertus d'un moine : on doutait qu'il pût montrer celles d'un roi. La mysticité de Fénelon s'était communiquée à l'âme du duc de Bourgogne. Mais surtout, accaparé par un maître trop insinuant et trop enveloppant, pour ainsi dire, qui n'avait rien laissé faire à l'initiative de l'élève, qui l'avait dispensé de tout effort, qui ne lui avait pas appris à se gouverner lui-même, qui ne l'avait pas habitué à compter sur ses propres forces, le jeune prince était resté faible de caractère, indécis au milieu de ses perpétuels scrupules, incapable de prendre un parti, manquant de cet esprit de liberté que Fénelon lui-même déplorait après coup de ne pas trouver en lui : un autre Télémaque enfin qui ne pouvait se passer de son Mentor.

Rendons d'ailleurs à Fénelon cette justice que, dans sa correspondance avec le duc de Bourgogne, une fois qu'il l'eut quitté, ce qui arriva en 1695, il ne cessa de lutter contre les tendances monastiques du prince. Il essaya de corriger l'oeuvre qu'il avait faite lui-même. Que de belles leçons de sagesse royale, de dévouement aux hommes, de patriotisme et de philanthropie ne lui donna-t-il pas dans le Télémaque, véritable traité d'éducation morale et politique? Fénelon avait commencé par les fables, il avait continué par les dialogues, il terminait par l'épopée : car le Télémaque est une sorte d'épopée en prose poétique. Il restait toujours fidèle au même système, qui consistait à dissimuler l'enseignement et la morale sous les fictions et les fables.

Le Télémaque fut commencé selon toute probabilité en 1694 et achevé vers 1697 ou 1698. Il était destiné au prince ; mais celui-ci ne devait le connaître et ne le connut en effet qu'après son mariage. Si Fénelon n'a pas pratiqué lui-même avec son élève la méthode de l'enseignement direct de la morale, on peut dire qu'il s'est joliment rattrapé dans le Télémaque. Boileau disait déjà : « Je souhaiterais que M. de Cambrai eût fait son Mentor un peu moins prédicateur, et que la morale fût répandue dans son ouvrage un peu plus imperceptiblement et avec plus d'art ». Un autre défaut du Télémaque, mais qui, celui-là, n'est pas imputable à Fénelon, c'est qu'il a beaucoup vieilli : écho affaibli des épopées d'Homère, il ne nous présente plus aujourd'hui que des inventions romanesques d'un goût un peu fade, mêlées à des prédications morales qui ne sont pas toutes de notre âge. Il faut cependant, pour être équitable, juger le Télémaque en lui-même, dans le cadre des circonstances où il a été composé, et en tenant compte des intentions de l'auteur, qui écrivait, non un manuel de morale à l'usage de tout le monde, mais un code de morale princière. C'est aux rois que Fénelon destinait toutes ces belles pages qui méritent encore d'être lues, et où il interdisait l'excès du luxe, condamnait l'esprit de conquête, analysait les conséquences du pouvoir absolu, maudissait l'ambition et la guerre. N'oublions pas que, en décrivant les institutions de Salente, il ne proposait rien de moins à son élève qu'une réforme générale de la monarchie. On s'explique, après avoir lu le Télémaque, que Louis XIV jugeât l'archevêque de Cambrai « l'esprit le plus chimérique de son royaume ».

Notons encore, à l'honneur du Télémaque, que Fénelon, quand il y parle de l'organisation de l'instruction, se montre partisan déclaré de l'éducation publique. « Les enfants, disait-il, appartiennent moins à leurs parents qu'à la République, et doivent être élevés par l'Etat. Il faut établir des écoles publiques où l'on enseigne la crainte de Dieu, l'amour de la patrie, le respect des lois. »

En résumé, Fénelon a eu, comme pédagogue, d'incontestables qualités, qui frapperont d'autant plus qu'on les comparera avec les qualités, grandes aussi, mais différentes, d'un autre éducateur princier du dix-septième siècle, je veux dire Bossuet. Bossuet, en pédagogie, comme partout, c'est la grandeur ; Fénelon, précepteur, c'est l'adresse et la souplesse. Chez l'un, ce qui domine, c'est l'autorité, la hauteur large et sereine des vues, le ton majestueux, mais un peu froid ; chez l'autre, c'est l'habileté insinuante, c'est la douceur persuasive, la grâce même et la tendresse pénétrante.

Gabriel Compayré