La Pureté d'une Langue

UNE AUDACE...

 

Cette page est tiré du site Langue Francaise (http://www.langue-fr.net/d/langues/Fenelon.htm)

 

 

Fénelon
ou l'ouverture de la langue française

 

 

La Lettre à l'Académie fut publiée en 1716, après la mort de Fénelon (1715, année de la mort de Louis XIV) qui précéda de peu l'achèvement de sa composition par l'ancien précepteur du duc de Bourgogne (1714). Fénelon était membre de l'Académie française depuis 1693. Ce fut le chant du « Cygne de Cambrai ». (Ce texte a donné lieu à une réaction de Patrick Andries, fin juillet 1999. On la trouvera en bas de page)

 

 

« Notre langue manque d'un grand nombre de mots et de phrases ; il me semble même qu'on l'a gênée et appauvrie, depuis environ cent ans, en voulant la purifier. [...] Je voudrais autoriser tout terme qui nous manque, et qui a un son doux, sans danger d'équivoque.  [...]
 

J'entends dire que les Anglais ne se refusent aucun des mots qui leur sont commodes ; ils les prennent partout où ils les trouvent chez leurs voisins. De telles usurpations sont permises. En ce genre, tout devient commun par le seul usage. Les paroles ne sont que des sons dont on fait arbitrairement les signes de nos pensées. Ces sons n'ont en eux-mêmes aucun prix. Ils sont autant au peuple qui les emprunte qu'à celui qui les a prêtés. Qu'importe qu'un mot soit né dans notre pays, ou qu'il nous vienne d'un pays étranger ? La jalousie serait puérile, quand il ne s'agit que de la manière de mouvoir ses lèvres et de frapper l'air. »

FÉNELON,

Lettre sur les occupations de l'Académie française, 1714
(Edition de l'Alliance des maisons d'éducation chrétienne,
par M. l'abbé Gaumont, 1889)

NB Voir aussi le discours de Bossuet à l'Académie française du 8 juin 1671, visible depuis le site Les bons textes (appréciation qui n'engage évidemment pas l'éditeur de « Langue française » ! ;-).

 


 

Une réaction de Patrick Andries (30.07.1999)

 

J'avais fait référence au texte de Fénelon cité par « DB » sur la liste de diffusion « langue-fr ». Patrick Andries réagit sur cette liste et voulut bien remettre en forme son intervention pour compléter cette page. Elle évoque d'autres passages de Fénelon, mais également du Bellay. Les intertitres numérotés sont de Patrick Andries.

 

 

 

Ce que je trouve assez - comment dire ? - intéressant c'est précisément le choix opéré dans la sélection des extraits choisis et présentés. Car si Fénelon, comme Joachim Du Bellay cent cinquante ans auparavant, admet qu'il faut enrichir la langue (qui sauf les puristes à la Vaugelas seraient contre ?) et qu'il n'y a pas de honte à ce faire, il indique également comment procéder. Voici quelques extraits omis de cette même Lettre, en commençant à la première ellipse de l'extrait ci-dessus (après « en voulant la purifier » donc) :

 

  • Les archaïsmes

« Mais le vieux langage se fait regretter, quand nous retrouvons dans Marot [note de P.A. : 1495-1544], dans Amyot [1513-1593], dans le cardinal d'Ossat [1536-1604], dans les ouvrages les plus enjoués, et dans les plus sérieux, il y avait je ne sais quoi de court, de naïf [PA : naturel], de hardi, de vif et de passionné. On a retranché, si je ne me trompe, plus de mots qu'on en a introduit. » [fin de la première ellipse]

Du Bellay, contemporain de Marot et auteur de la fameuse Défense et illustration de la langue française, se lamentait déjà de la mort de l'ancien vocabulaire : « Pour ce faire te faudrait voir ces vieux romans et poètes français, où tu trouveras un ajourer pour faire jour (que les praticiens se sont fait propre), anuiter pour faire nuit, assener pour frapper où on visait et proprement d'un coup de main, isnel pour léger et mille autres bons mots que nous avons perdus par notre négligence. »

J'ajouterais que cette perte est surtout sensible dans les verbes d'actions : baculer (frapper le derrière contre terre), buer (faire la lessive), contrepèter (imiter par dérision), fourboire (boire à l'excès), treper (frapper du pied) ou encore randir (courir rapidement). Une étude attentive permettrait de montrer que la puissance expressive dans l'action en ancien français n'avait rien à envier avec celle de l'anglais moderne qui a su conserver ces/ses vieux mots si expressifs (to slam, to stump, to rush, to kick, etc.).

Notons enfin que l'anglais recycle beaucoup plus volontiers ses vieux mots pour leur donner un sens nouveau (hub : moyeu de la roue, là où le français - ou les terminologues et autres créateurs - préfèrent les périphrases du type plaque tournante (de correspondance) ou encore l'emprunt pur (?) et simple (« hub »). Les vieux mots étant le plus souvent courts, on comprend pourquoi les créations anglaises sont souvent plus courtes même quand elles ne combinent pas des termes pour en faire un mot composé (sans préposition et donc plus courte là aussi).

 

  • Les dialectes

[Deuxième ellipse, peu après "sans danger d'équivoque" et avant le bout sur les Anglais.] « De plus, ils [les Grecs] rassemblaient sans scrupules plusieurs dialectes dans le même poème, pour rendre la versification plus variée et plus facile. »

 

  • Discernement dans l'emprunt

[Plus loin après le passage de Fénelon sur les Anglais dont il faudrait encore analyser la véracité.] « Il est vrai qu'il faudrait que des personnes d'un goût et d'un discernement éprouvé choisissent les termes que nous devrions autoriser. »

 

  • Le latin à privilégier (juste après) et à adapter

« Les mots latins paraîtraient les plus propres à être choisis : les sons en sont doux ; ils tiennent à d'autres mots qui ont déjà pris racine dans notre fonds ; l'oreille y est déjà accoutumée. Ils n'ont plus qu'un pas à faire pour entrer chez nous. Il faudrait leur donner une agréable terminaison : quand on abandonne au hasard, ou au vulgaire ignorant, ou à la mode des femmes, l'introduction des termes, il en vient plusieurs qui n'ont ni clarté, ni la douceur qu'il faudrait désirer. »

Du Bellay, pour sa part, avait écrit : « Ne crains donc, poète futur, d'innover quelques termes, en un long poème principalement, avec modestie toutefois, analogie et jugement de l'oreille ». On notera l'analogie (avec quoi si ce n'est le fonds préexistant ?) et le jugement d'oreille (le respect du génie de la langue dans sa dimension phonétique).

Par la suite Du Bellay donne un exemple :

« Entre autres choses, se garde bien notre poète d'user de noms propres latins ou grecs [...]. Accommode donc tels noms propres, de quelque langue que ce soit, à l'usage de ton vulgaire  : suivant les Latins qui pour Hêraklês ont dit Hercules, pour Thêséús, Theseus ; et dis Hercule, Thésée, Achille, Ulysse, Virgile, Cicéron Horace. »

Du Bellay recommande également de puiser dans le vocabulaire latin comme une des options, il ira plus loin que Fénelon cependant en recommandant d'autres mécanismes peu coutumiers comme, par exemple, la nominalisation des infinitifs et des adjectifs : « le chanter », « le vivre », « le liquide des eaux », « le vide de l'air », « le frais des ombres ».

 

  • Ni hâte ni excès (suit immédiatement)

Fénelon reprend immédiatement en ajoutant : « J'avoue que si nous jetions à la hâte et sans choix dans notre langue un grand nombre de mots étrangers, nous ferions du français un amas grossier et informe des autres langues d'un génie tout différent. »

Ces divers extraits supplémentaires de Fénelon atténuent quelque peu l'impression laissée par les quelques lignes sélectionnées au début de ce texte, on aurait en effet pu croire à leur lecture que Fénelon aurait accepté aujourd'hui tout nouveau mot (surtout anglais ? cf. la référence aux Anglais), en fait rien n'est moins sûr : il faut pour lui également puiser dans notre vieux fonds, dans notre diversité dialectale, dans des langues apparentées et par analogie tout en adaptant soigneusement ces termes à notre génie (« une agréable terminaison » pour les termes latins (par exemple -té pour le groupe -tas, -tatis), le tout avec discernement et sans précipitation.

Voilà propos plus raisonnable qui ne se laisse pas aussi vite récupérer et embrigader par le discours des adulateurs de l'anglais et de l'ouverture à outrance du vocabulaire français à son influence.

Patrick ANDRIES