Sermon pour un martyr

SERMON FETE D'UN MARTYR

 

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Sur l' exemple des martyrs, et sur le culte qui leur est dû. C' est ainsi que l' auteur de ce livre sacré, après avoir parlé de l' homme juste que le Seigneur a donné à la terre, loue douze prophètes qui ont instruit le peuple de Dieu. Que cette louange convient, mes frères, aux reliques des saints martyrs qui font la gloire de l' église ! On ne trouve plus ici-bas que des ossemens desséchés, tristes victimes de la mort et de la corruption ; mais ces ossemens, presque réduits en poudre, se relèveront au grand jour où Jésus-Christ les ranimera. Que dis-je ? Je les vois déjà dans les mains des sacrés ministres ; ils sont hors des tombeaux, parce qu' ils ont fortifié Jacob, parce qu' ils ont soutenu l' église par leur invincible courage, parce qu' ils se sont rachetés eux-mêmes,

 

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et que la vertu de leur foi, qui étoit le don de Dieu, les a délivrés de la tentation. Précieuses dépouilles du martyr que nous célébrons, vous sortez de ces lieux souterrains où la nouvelle Rome, mère des martyrs, porte dans ses entrailles ceux que l' ancienne Rome idolâtre, et enivrée du sang des saints, a persécutés. Heureuse la France, qui vous ouvre son sein avec cette pieuse pompe ! Heureux le jour qui éclaire cette fête ! Heureux nous-mêmes, mes frères, à qui Dieu donne de la pouvoir célébrer ! Fleurissez, revêtez-vous de gloire, sacrés ossemens, et répandez dans toute la maison de Dieu une odeur de martyre : ... etc. Ne tardons pas, mes frères, à expliquer le vrai esprit de cette fête. Voici deux biens qui nous sont présentés : d' un côté, l' exemple d' un martyr ; de l' autre, ses reliques. Son martyre, c' est l' exemple qu' il faut imiter ; le dépôt de ses reliques demande notre culte. Considérons donc dans les deux points de ce discours : premièrement, ce que c' est qu' un martyr ; secondement, le culte qui est dû à son corps. ô sauveur, qui l' avez formé ce martyr, qui du haut du ciel avez regardé son combat avec complaisance, qui êtes descendu dans la lice pour combattre et pour vaincre en lui, qui l' avez enfin couronné ; venez en moi, donnez-moi une bouche enflammée et digne de louer celle du témoin qui vous a si glorieusement confessé. Marie, mère du chef de tous les martyrs, intercédez pour nous. (...).

 

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Premier point. Quand on lit, mes frères, les magnifiques promesses faites à l' église, on y trouve des rois de la terre qui en seront les nourriciers, et qui viendront en silence baiser ses sacrés vestiges ; on aperçoit la plénitude des nations qui doit venir à elle, et entrer en foule dans la porte de l' évangile. à ce spectacle disparoissent jusqu' aux moindres images de persécution. On est tenté de croire que Dieu, qui tient les coeurs des princes dans ses mains, et qui aime son église comme tout homme aime son propre corps, doit tenir en bride toutes les puissances humaines, pour conserver à ses enfans une éternelle paix. Mais autant , dit Dieu aux hommes, que le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes voies et mes pensées sont au-dessus des vôtres . Voici donc ce qu' il a pensé, lui à qui seul appartient la sagesse. Il a trouvé dans ses profonds conseils qu' il est meilleur de permettre que les maux arrivent, pour les changer en biens, que de ne les permettre jamais. Et en effet, qu' y a-t-il de plus divin que de commander au mal même, et de le rendre bon ? Comment le fait-il, mes frères ? Dit saint Augustin. C' est qu' il donne à l' iniquité le cours qu' il lui plaît, selon ses desseins. Il ne fait pas l' iniquité ; mais en la laissant échapper d' un côté plutôt que d' un autre, il la règle, il la domine, il la fait entrer dans l' ordre de sa providence. Ainsi il laisse la fureur s' allumer dans le coeur des princes païens : force leur est donnée contre les sacrifices, et ils affligent les saints du très-haut.

 

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Mais ne craignez rien ; la persécution ne peut être que bonne dans la main de Dieu. Le sang des martyrs sera une semence féconde pour multiplier les chrétiens. Le vaisseau sera agité par une cruelle tempête, mais les vagues ne pourront l' engloutir. L' église s' étendra sur les nations jusque aux extrémités de l' univers, pendant même qu' elle répandra tant de sang. Quand, après trois cents ans de persécution, elle aura lassé les persécuteurs, et montré qu' elle est indépendante de toutes les puissances humaines, alors elle daignera recevoir à ses pieds les Césars pour les soumettre à Jésus-Christ. Cependant ceux qui s' imaginent renverser le vrai Dieu, c' est par lui qu' ils sont soutenus ; c' est lui qui se joue de tous leurs projets, et qui fait servir leur rebellion même à l' accomplissement des siens. Par la persécution, il prépare à la vraie religion des témoins, mais des témoins qui en scelleront la vérité de leur propre sang. Par la persécution, il prépare aux persécutés l' expiation de leurs fautes passées, car leur sang lave tout. Quelle autorité pour la religion, lorsque ceux qui l' ont embrassée ne craignent point de mourir pour elle ! Enfin le même coup qui brise la paille, comme remarque saint Augustin, sépare le pur grain que Dieu a choisi. Dans ce dessein, Dieu les encourage par Jésus, qui marche à leur tête la croix en main. Le voilà ce modèle de tous les martyrs ; il boit le calice de sa passion, et il le boit jusqu' à la lie la plus amère, et il le présente ensuite à tous ceux dont il est suivi ; ils le boiront à leur tour, mes frères, et le disciple ne sera point au-dessus du maître.

 

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Il leur prédit avec sa mort celle que Dieu leur a réservée. Ils vous feront, dit-il, toutes sortes de calomnies et d' outrages à cause de mon nom. Vous serez odieux à toute la terre ; ils croiront faire un sacrifice à Dieu en vous égorgeant. Voici ce qu' il ajoute pour relever le courage des siens : ne craignez pas ceux qui ne peuvent tuer que le corps . Hé ! Que faut-il donc craindre, ô sauveur ? Quoi, les maîtres de l' univers, qui d' une seule parole ou d' un seul regard font trembler le reste des hommes ; ces princes, qui, au dehors par leurs armées, et au dedans par leurs édits, portent partout à leur gré ou la mort ou la vie, ne méritent-ils pas d' être craints ? Non, non ; ils ne sont redoutables qu' autant qu' ils tiennent le glaive de Dieu contre les méchans ; et c' est Dieu seul qu' il faut craindre en eux. Hors de là, leur puissance n' est que foiblesse, leurs coups ne portent que sur le corps déjà condamné à la corruption ; ils ne peuvent détruire que ce qui se détruit de soi-même ; ils ne peuvent qu' écraser ce qui n' est que cendre ; ils ne peuvent que prévenir de peu de jours une mort qui confondra bientôt la cendre des persécuteurs avec celle du persécuté. Quand ils ont tué le corps, qui de lui-même tomboit déjà en ruine, leur force est épuisée, ils ne peuvent plus rien : car pour l' ame du juste persécuté, elle est dans la main de Dieu, asile inaccessible à la fureur humaine ; et le tourment de la mort ne la touche point. ô qu' ils sont foibles ces hommes dont la puissance épouvante tout le genre humain, et qui en sont misérablement éblouis eux-mêmes ! Gardez-vous bien, ô mes disciples, gardez-vous

 

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bien de les craindre jamais. Je vous montrerai celui qu' il faut craindre ; réservez toute votre crainte pour celui qui peut non-seulement briser comme eux ce corps de terre, mais encore donner à l' ame la mort éternelle. Que la juste crainte du Dieu tout-puissant étouffe en nous, mes frères, cette crainte lâche des hommes qui ne peuvent rien. Vous comprenez maintenant, mes frères, pourquoi Dieu veut fonder son église sur la persécution. Par là, toute puissance humaine est confondue ; la vérité est confirmée, et les enfans de Dieu sont purifiés. Les voilà donc qui seront menés à la boucherie, et leur sang ruissellera de tous côtés. Représentons-nous, mes frères, comment ils vivoient dans le temps des persécutions. Leur vie étoit un perpétuel martyre ; l' attente de la mort étoit la préparation à la mort même. Aucun jour d' assuré, aucun moment où l' on ne pût être trahi, accusé, traîné devant les juges, et mené au supplice. Tout à craindre des voisins, des amis, des proches. Le père accuse sa fille, l' époux son épouse, le frère sa soeur ; ainsi le glaive, selon la parole de Jésus-Christ, divise les familles. La persécution un peu ralentie se rallume, tantôt par la politique des empereurs, tantôt par la rage du peuple capricieux auquel les chrétiens sont livrés. Ainsi quoique les édits n' ordonnent pas toujours la persécution, elle continue presque toujours par les emportemens d' une populace insensée. étrange effet d' une injustice aveugle ! Souvent une fausse clémence des empereurs défendoit de rechercher les chrétiens ;

 

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mais elle ne défendoit pas de les punir sitôt qu' ils étoient découverts. Quel étoit donc ce crime, qu' on craignoit de punir, et qu' on n' osoit épargner ? Ainsi la persécution, comme certains feux mal éteints, se rallumoit de momens à autres. C' est ce qui paroît par je ne sais combien de familles chrétiennes, où l' on trouve de suite plusieurs générations de martyrs : nouveau genre de noblesse jusqu' alors inconnu au monde ; noblesse acquise par l' opprobre du supplice, mais dont la foi montre le prix, et dont l' église chantera la gloire jusqu' à la fin des temps. Dans les persécutions rien n' est à couvert. On traîne dans l' amphithéâtre de vénérables vieillards de près de cent ans, pour être dévorés par les bêtes et pour servir de spectacle au peuple. ô quelle indignité ! Les petits enfans par leur âge si tendre et si innocent ne trouvent aucune compassion. Les jeunes vierges même les plus nobles sont le jouet de la plus cruelle impudence, et on n' épargne pas même les femmes enceintes. Mais est-ce ici une nécessité inévitable qui assujettit le peuple chrétien ? étoit-il impossible, mes frères, de se délivrer des tyrans ? Il ne falloit qu' un mot pour apaiser les persécuteurs, et pour faire disparoître tous les tourmens : que dis-je ? Il ne falloit pas même parler ; il suffisoit en se taisant de donner les livres sacrés ; il suffisoit d' ouvrir la main, et de laisser tomber un seul grain d' encens dans le feu allumé sur l' autel des faux dieux ; il suffisoit de donner de l' argent pour avoir un libelle qui servoit de décharge vers les magistrats. Hélas ! à quels lâches artifices n' auriez-vous pas eu recours pour vous garantir

 

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du martyre, vous qui cherchez maintenant de honteuses subtilités et de maudits raffinemens pour éluder la loi de Dieu, si peu qu' elle vous gêne ! Au reste, mes frères, ne croyez pas qu' on tente les confesseurs par les menaces, sans les tenter aussi par les promesses. Les empereurs, et ceux qui ont leur autorité, font reluire les espérances les plus magnifiques. Pourquoi, disoient-ils d' ordinaire aux accusés, voulez-vous vous perdre ? N' avez-vous point de honte de vivre dans cette vile secte d' hommes désespérés ? Adorez les dieux de l' empire, et vous serez comblés d' honneurs. Que n' auroient-ils point donné, ces empereurs, honteux d' être vaincus par l' évangile, pour vaincre certains martyrs célèbres, pour leur faire trahir les mystères qui leur avoient été confiés ! Souvent un martyr étoit réduit à ne pouvoir mourir. La mort même, qui auroit fini ses maux, s' enfuyoit devant lui. On mêloit les plaisirs avec les tourmens, pour amollir ceux qu' on ne pouvoit vaincre. Les exils, les rudes travaux, les longues prisons, les supplices lents, aussi bien que les plus cruels, et dont l' appareil étoit le plus terrible, étoient employés. Il sembloit que la rage de l' enfer animoit les hommes, pour inventer de nouvelles douleurs, et des morts inconnues à la nature. Que disiez-vous alors, ô hommes dignes d' être éprouvés comme l' or dans la fournaise ardente ? Que disiez-vous ? Je suis chrétien ; et encore : je suis chrétien. C' étoit souvent leur unique réponse. On leur demandoit le nom de leurs pasteurs et des autres fidèles. Nous n' avons garde, répondoient-ils, d' accuser ceux qui servent Dieu.

 

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J' entends saint Polycarpe qui dit aux persécuteurs : pourquoi abandonnerois-je un si bon maître que je sers depuis plus de quatre-vingts ans ? J' entends la sentence prononcée à saint Cyprien : que Cyprien ait la tête tranchée. Il répond : deo gratias, et paie le bourreau. Bien plus, je vois de simples femmes, l' une qui emporte son fils mourant pour le mettre avec les autres sur le bûcher, de peur qu' il ne vive, et qu' il ne soit privé de la couronne ; l' autre qui court hors de la ville d' Antioche avec ses petits enfans qu' elle mène par la main. Où allez-vous, lui dit-on, avec tant de hâte ? Je cours, dit-elle, vers le faubourg, où j' apprends qu' on martyrise les chrétiens, de peur qu' on ne meure pour Jésus-Christ sans moi et sans les miens. Mais admirez la patience des saints. Ce ne peut pas être la crainte qui les retient ; car qui ne craint point la mort est au-dessus de tout. Ils ne craignent point de mourir, mais ils craignent qu' il ne leur échappe une seule parole d' aigreur ou d' impatience. Vrais disciples d' un maître qui a prié pour ses persécuteurs, jamais ils ne disent un mot qui tende à la menace ou à la sédition. " nous ne vous craignons point, disoit Tertullien aux empereurs,... etc. " les légions entières des chrétiens se laissent exterminer sans se plaindre. L' armée de Julien est toute chrétienne, comme il parut après sa mort,

 

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lorsque Jovien fut couronné ; elle peut tout, mais elle ne sait que souffrir, et elle obéit à un persécuteur apostat. Voilà, mes frères, un portrait des martyrs. Tel fut celui que nous honorons. Qu' importe que la mémoire de sa sainte vie et de sa courageuse mort soit ensevelie dans les débris de tant de corps sacrés ? Celui qui les ranimera au dernier jour, saura les distinguer et séparer toutes leurs cendres. Il n' a pas oublié ce que celui-ci a fait et souffert. Il a compté toutes ses douleurs, et maintenant il le couronne. Pour nous, mes frères, il nous suffit de savoir que c' est un de ces généreux fidèles qui ont livré leur ame pour le nom du Seigneur Jésus-Christ. Fiole pleine du sang qu' il a répandu, et vous palmes qu' il a méritées par son martyre, vous serez à jamais, dans les assemblées des justes, la marque de sa gloire et du triomphe de la vérité. Parlez-moi d' un docteur qui a éclairé toute l' église par la science des écritures ; je demanderai : a-t-il été humble ? Racontez-moi les austérités d' un anachorète qui a vécu dans les déserts comme un ange dans un corps mortel ; je demanderai encore : a-t-il persévéré ? Mais quand on parle d' un martyr qui dans la vraie église a répandu son sang, il ne reste plus de demande à faire. Le martyre est l' abrégé de toutes les vertus : qui dit martyr, dit tout ; et qui a donné sa vie, a consommé le sacrifice d' holocauste dont la bonne odeur monte jusqu' à Dieu. Gardez-vous bien, mes frères, de regarder avec indifférence ce pieux spectacle. Rien ne doit tant consoler la foi, que la vue d' un martyr : mais rien

 

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ne doit tant faire frémir la chair et le sang, rien ne doit tant consterner la nature. Un martyr est un homme foible et sensible comme nous, dont le courage vient faire rougir notre lâcheté. Loin donc, loin du martyr et de ses reliques, celui qui aime encore la vie, et qui n' oseroit mourir pour la foi ! Je vous entends, mes frères. Vous dites : il est plus facile de mourir que de vivre pour Jésus-Christ. Le combat du martyre est court, au lieu que la pénitence chrétienne est un combat dont les peines et les dangers se renouvellent tous les jours ; un combat où l' on est sans cesse aux prises avec le monde et avec soi-même. Vous vous trompez, mes frères. Ces martyrs, qui viennent vous confondre, mouroient tous les jours par leur détachement et par leurs souffrances, avant que d' expirer dans les supplices. Ils n' étoient même préparés au martyre qu' autant qu' ils mouroient par avance à tout. Faut-il s' étonner, disoit Tertullien, s' ils sont prêts à quitter la terre, puisqu' ils ont déjà rompu tous leurs liens ? Il ne faut pas être surpris, disoit saint Cyprien, si ceux qui achetoient et qui goûtoient encore les douceurs de la vie pendant la paix, sont tombés pendant la persécution. Vous le voyez, mes frères, c' est en vain que vous voudriez mourir pour Jésus-Christ sans vivre pour lui : le sacrifice du martyre est le fruit d' une vie où l' on a déjà sacrifié sans réserve ses passions. ô combien d' hommes s' imaginent, par une erreur grossière, qu' ils sauroient mieux mourir que vivre pour Jésus-Christ ! Ils feroient l' un aussi mal que l' autre. Ils sont lâches dans les petites tentations ;

 

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ils sont mous dans les plaisirs : comment pourroient-ils être constans et invincibles dans les douleurs ? Ils ne peuvent sacrifier à Dieu un plaisir honteux d' un moment, un vil intérêt qu' ils n' oseroient nommer, une ombre, une fumée de réputation qui s' évanouit ; et ils lui donneroient leur sang, leur vie, et tout avec elle ? ô hommes lâches, taisez-vous ; la foi ne peut attendre rien de vous. Une froide raillerie vous fait rougir de l' évangile, et vous seriez victorieux des opprobres et des tourmens ? Non, non ; taisez-vous, encore une fois ; la foi ne peut attendre rien de vous qui soit digne d' elle. Vos moeurs et vos sentimens ne promettent que l' apostasie ; et sans attendre la persécution, ne démentez-vous pas déjà votre foi ? Et vous, ô chrétiens indignes de ce nom, qui dites que les martyrs étoient des hommes extraordinaires qu' on ne doit pas prétendre d' imiter, sachez qu' ils devoient à Jésus-Christ tout leur sang qu' ils lui ont donné ; sachez que dans les mêmes circonstances vous n' en pourriez moins faire, sans renoncer à votre salut. C' est pourquoi l' apôtre disoit : je ne préfère point ma vie à mon ame . Mais sans attendre les occasions du martyre, souvenez-vous que le même esprit qui a fait les martyrs doit vous animer dans les tentations les plus communes de la vie. Est-il question d' étouffer un ressentiment, de sacrifier un intérêt injuste, de fouler aux pieds les grandeurs mondaines, d' abhorrer un plaisir impur, pour observer la loi de Dieu ; ô martyr de la vérité

 

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et de la justice, armez-vous de courage. Plutôt répandre votre sang jusqu' à la dernière goutte, en combattant contre le péché. Le péché de l' idolâtrie n' est pas le seul contre lequel il faut combattre jusqu' à livrer sa vie. Tout ce que préfère la créature au créateur, est abomination : tout ce qui nous tente contre la loi, est l' idole qu' il faut briser. Mourons, mes frères, mourons pour la loi de notre Dieu, et pour le testament de notre père. Où êtes-vous, ô martyrs de la chasteté, ô martyrs de la charité, ô martyrs de la justice, ô martyrs de la pénitence, qui devez succéder aux martyrs de la foi ? Revenez, je ne craindrai point de le dire, revenez, bienheureux temps des persécutions. Une longue paix a amolli les coeurs. ô paix, ô longue paix, que vous êtes amère, vous dont la douceur a été si long-temps désirée ! C' est vous qui ravagez l' église plus que la persécution des tyrans ; c' est vous qui nous coûtez tant de relâchemens et de scandales. Mais la persécution ébranleroit les foibles, il est vrai ; n' importe : du moins elle réveilleroit la foi ; le seigneur éprouveroit ceux qui sont à lui ; la tempête, qui enlèveroit la paille, laisseroit le pur grain ; l' église seroit purgée des faux chrétiens ; les ames fragiles s' humilieroient, et les forts seroient couronnés. ô Dieu, à quoi sommes-nous donc réduits ? à vous demander que le glaive revienne sur nous. Frappez, Seigneur, et guérissez. Que votre sanctuaire soit désolé, pourvu que les coeurs, vrais sanctuaires, soient purs. Plutôt tout voir, Seigneur, que de voir encore tout ce que nous voyons. Heureux vous et

 

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moi, mes frères, si nous pouvions être comme ce martyr ! Je vous ai montré ce que son exemple nous doit inspirer ; hâtons-nous de voir encore le fruit qu' il faut tirer du culte de ses reliques. Second point. Voulez-vous savoir, mes frères, la date précise du culte des reliques des martyrs ? Il est aussi ancien que le martyre même. Nous en avons des preuves qui sont de quarante ans presque immédiatement après la mort des apôtres. Il n' y avoit rien que les tyrans ne fissent pour dissiper leurs cendres et pour les dérober à l' empressement des fidèles ; ils les faisoient jeter au vent ou dans la rivière. Les fidèles s' exposoient souvent aux supplices pour les recueillir, et ils alloient quelquefois jusque aux extrémités de l' empire pour les acheter chèrement. C' étoit sur leurs monumens ou tombeaux que l' on célébroit les mystères. De là s' est conservé l' usage de renfermer des reliques dans nos autels quand on les consacre. Et en effet, qu' y a-t-il de plus convenable que d' offrir le sang de Jésus-Christ sur le corps de ses disciples qui ont répandu le leur pour lui ? Sans doute Jésus-Christ se plaît à mêler ainsi son sacrifice avec celui de ses martyrs, qui ne sont avec lui qu' une même victime. Au lieu qu' on prioit pour les autres morts, ceux-ci étoient priés, comme le remarque saint Augustin. Saint Jérôme, parlant au nom de tous les chrétiens contre l' impie vigilance, nous dépeint les honneurs qu' on rendoit alors aux reliques, si semblables à ceux qu' on leur rend en nos jours, qu' en les lisant on croit voir nos châsses et nos processions.

 

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Il n' est pas nécessaire de prouver ces faits ; nous les tirons même de la bouche de nos frères errans. L' église, dès ces premiers jours si voisins des apôtres, regardoit les cendres des martyrs comme étant pleines de la vertu de Dieu. étoit-ce trop donner aux martyrs ? Non, non, mes frères ; c' étoit donner tout à Dieu, qui veut être admirable dans ses saints, et les faire régner, même d' un règne temporel, dans son église, avec son fils Jésus dont ils sont les membres, comme saint Jean nous l' a appris. Celui qui donna aux os d' un prophète la vertu de rappeler un mort à la vie ; celui par qui le linge et la ceinture de Paul, l' ombre même de Pierre, guérissoient les malades, ne peut-il pas encore attacher sa vertu à ces membres déchirés et épars, sur lesquels reluit à jamais la grâce du martyre ? ô hommes de peu de foi, pourquoi doutez-vous ? Le bras du tout-puissant est-il raccourci ? Raconterai-je, mes frères, les miracles faits à Milan en faveur des corps de saint Gervais et de saint Protais, rapportés par saint Ambroise et par saint Augustin ? Ajouterai-je ceux que les reliques de saint étienne répandoient dans la côte d' Afrique, et que saint Augustin a décrits pour faire taire l' infidélité ? Mais l' univers entier a retenti du bruit de ces merveilles, et c' est à force de les voir, que le monde entier a enfin ployé sous le joug de la religion. Ainsi, après que les martyrs ont vaincu le monde par la constance de leur foi, ils l' ont encore vaincu, pour lui inspirer la foi même, par la vertu miraculeuse que Dieu a attachée à leurs saintes reliques. Les martyrs qui ont haï leur chair pendant

 

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qu' elle étoit encore ici-bas le corps du péché, aiment maintenant cette chair, qui est devenue l' instrument de leur gloire. C' est elle qui a souffert, c' est elle qui portera à jamais dans le ciel les stigmates de Jésus-Christ ; c' est elle qui paroîtra lavée et blanchie dans le sang de l' agneau : autant, autant donc qu' ils l' ont haïe et persécutée ici-bas, autant l' aiment-ils dans le ciel, autant désirent-ils de la glorifier. Mais remarquez, mes frères, quelle est leur puissance. Il leur est donné de régner sur la terre avec le sauveur. j' ai vu, dit saint Jean, des trônes, et ils s' y sont assis... etc. voilà, mes frères, un règne sensible sur la terre, sans attendre le dernier jour ; un règne qui viendra avec la paix, quand le dragon sera enchaîné ; et ce règne temporel s' appelle la première résurrection . Ne le voyez-vous pas ce triomphe des martyrs réservé à la paix de l' église ? C' est alors que, régnant avec Jésus-Christ, ils mettent sous leurs pieds tous ses ennemis, et répandent sur les fidèles les bienfaits du père céleste. Et en effet, saint Augustin assure que les miracles des temps apostoliques se renouveloient à la face de toutes les nations, en faveur des corps des martyrs, dans le commencement de la paix de l' église, où les peuples barbares venoient comme au-devant de l' évangile. Voilà la douce vengeance que les saints martyrs avoient demandée de leur sang ; voilà le règne sensible qui leur étoit promis. Ils avoient rendu témoignage à Dieu par leur propre

 

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sang ; et Dieu à son tour leur rendoit témoignage par ses miracles. Ce témoignage réciproque étoit le triomphe de la vérité ; c' étoit le règne des martyrs et de Jésus-Christ tout ensemble. Faut-il donc s' étonner si les Basile, les Grégoire et les Chrysostôme ont appelé les corps des martyrs, des forteresses qui protégeoient les villes assez heureuses pour les posséder ? ô ville de Rome, s' écrie saint Chrysostôme, c' est la présence de Paul qui fait que je vous aime. Quel présent ferez-vous au sauveur, lorsqu' on verra l' apôtre sortir du sacré monument pour être enlevé dans les airs au-devant du sauveur même ! Mais maintenant qui me donnera la consolation d' aller me prosterner aux pieds de Paul, et de demeurer attaché auprès de son tombeau ? Serai-je assez heureux pour voir les cendres de ce corps qui accomplit en lui ce qui manquoit aux souffrances de Jésus-Christ ? ô ville de Paris, dirons-nous aujourd' hui, que tu es heureuse et enrichie par la présence de ce nouveau martyr ! Qui me donnera de baiser ses sacrées dépouilles qu' il a laissées sur la terre, après l' avoir vaincue par la sublimité de sa foi ? Enfans de Dieu, écoutez les paroles que Dieu prononce par ma bouche, et votre ame vivra. Vous n' ignorez pas maintenant quelle est la puissance des saints martyrs, dont Dieu veut glorifier la chair pour en tirer sa propre gloire. Vous avez entendu les paroles de l' écriture, et le pieux usage de l' église naissante. De plus, vous trouvez au dedans de vous-mêmes le germe de piété qui porte naturellement l' église à un culte si édifiant. Ici la grâce et la nature

 

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sont d' accord. La nature demande ce qui frappe les sens, pour affermir sa foi ; et voici à quoi sert la présence des corps des martyrs. Ils réalisent tout ce que l' histoire ne fait que raconter ; ils mettent devant nos yeux les choses mêmes que nous révérons. Hélas ! Si les enfans qui n' ont pas dégénéré ne peuvent voir le tombeau de leur père sans verser des larmes, sans être attendris, et sans rappeler les plus purs sentimens de vertu que ce père leur a laissés comme en héritage ; nous, enfans de ces premiers chrétiens qui nous montrent la voie du ciel teinte de leur sang, pourrions-nous venir sur leurs cendres bénites et révérées de tous les siècles, sans verser des larmes, non sur eux, mais sur nous-mêmes, sans frapper nos lâches poitrines, sans ranimer notre foi et notre espérance par le souvenir de leurs combats et de leurs victoires ? ô si jamais ces spectacles capables de percer nos coeurs furent nécessaires, c' est maintenant ; ils l' étoient bien moins dans les temps où c' étoit presque la même chose d' être fidèle, et d' être martyr. Maintenant que le sang chrétien refroidi dans nos veines a oublié de couler pour la cause de l' évangile, ne faut-il pas le réchauffer par la vue de celui des anciens martyrs ? Mais voici d' autres fruits, mes frères, que nous pouvons tirer tous les jours du culte des corps des saints. Ces corps, comme nous l' avons vu, ont été persécutés par le martyre même avant que de l' être par les tyrans. C' est le cilice, c' est le jeûne, c' est le travail des mains, et une longue suite de veilles, de sueurs, de larmes, qui les a préparés à vaincre les chevalets,

 

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les croix, les chaudières bouillantes, les roues armées de rasoirs. La vue de ces corps si mortifiés avant que de mourir ne pourra-t-elle point vous confondre, vous qui par une vie toute sensuelle vous préparez une mort lâche et impénitente ? Souvenez-vous de la célèbre Aglée, qui faisant partir de Rome Boniface son domestique, pour aller en Asie chercher des corps des martyrs, lui dit : sachez, ô Boniface, que les corps des fidèles qui vont recueillir ceux des martyrs doivent être purs et sans tache. Ce ne seroit plus un honneur que vous viendriez ici rendre au martyr ; ce seroit une insulte, une dérision sacrilége, un triomphe impie de la chair et du sang contre le martyr ; tout au moins, ce seroit une superstition. Car qu' y a-t-il de plus superstitieux que d' honorer les martyrs, et d' attendre qu' ils nous seront propices, sans désirer de les imiter ? Les corps que la cruauté des tyrans et la corruption ont réduits en cendres, se ranimeront au jour de Jésus-Christ ; et de là vient que ces corps si défigurés, qui nous saisiroient de frayeur et d' horreur s' ils avoient souffert tant de supplices pour quelques crimes, ou même s' ils étoient morts d' une mort naturelle après une vie commune, ne nous inspirent que tendresse, vénération, joie et confiance. C' est que nous savons que celui pour qui ils sont morts tient dans ses mains les clefs du tombeau, et qu' il est lui-même la résurrection et la vie. Ainsi cette cendre, toute cendre qu' elle est, quoiqu' on n' y voie plus que de tristes débris foudroyés par la mort, exhale encore une odeur de vie, et nourrit dans nos coeurs une espérance pleine d' immortalité.

 

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Voilà, disons-nous, ces membres qui paroissoient morts, mais qui sont encore vivans dans la main de Dieu. Voilà ces os brisés et humiliés, qui tressailliront de joie quand la trompette sonnera pour rassembler toute chair aux pieds de Jésus-Christ. Voilà ces pieds et ces mains qui ont été dans les chaînes ; ces pieds qui n' ont point fui lorsqu' il a fallu confesser Jésus-Christ ; ces mains pleines de bonnes oeuvres. Voilà ces yeux qui ont regardé la terre entière avec mépris, et qui n' ont daigné s' ouvrir à la vanité. Voilà ces oreilles qui ont moins écouté les menaces des tyrans, que les promesses de Jésus-Christ. La voilà cette bouche qui a béni les persécuteurs ; qui, confessant Jésus-Christ, a fait taire l' iniquité païenne, et par qui Jésus-Christ même a parlé. Le voilà ce coeur plus grand que tout le monde, et qui n' a pu être rempli que par l' amour de Dieu. Pourquoi donc, mes frères, craindre la mort en marchant sur les pas de celui qui est si heureux de l' avoir soufferte ? ô hommes aveugles, vous regardez la mort comme si elle étoit éternelle ! C' est la vie qui est éternelle, la mort n' est qu' un court sommeil. Bientôt il n' y aura plus de mort pour ceux qui n' auront pas craint de mourir. Trop heureux d' aller au-devant de la mort, et de mêler nos cendres avec celle du saint martyr de ces lieux ! Car jamais ce précieux dépôt ne nous sera ravi. De ces lieux, son corps, suivi des nôtres, s' élèvera au milieu des nuées vers Jésus-Christ qui descendra à nous. ô mort, ô impuissante mort ! Ta victoire est détruite, grâce à Jésus-Christ ; ses vrais enfans ne te craignent plus. Enfin, mes frères, ces corps des saints martyrs

 

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reçoivent parmi nous un culte qui est l' image de la gloire dont ils jouiront : foible image à la vérité, mais néanmoins digne de leur complaisance, et qui leur établit un règne sensible sur les coeurs, selon la promesse de Jésus-Christ. ô cendres des martyrs, vous voilà donc déjà glorifiées ici-bas, en attendant une autre gloire que Dieu seul peut donner ! Qui pourroit donc, mes frères, en considérant aujourd' hui cette pieuse pompe et cette douce joie de toute l' église, n' élever pas son coeur vers le triomphe de la céleste Jérusalem, où tous ceux qui suivant l' agneau sont venus de la grande tribulation, verront la main de Dieu qui essuiera leurs larmes, et chanteront éternellement le cantique de leur victoire ? Mais que vois-je, mes frères ? Quelle foule de chrétiens qui approchent du martyr, non pas avec un coeur plein du désir du martyre, mais avec une conscience aussi corrompue que celle des persécuteurs ! ô chrétiens mes frères, voulez-vous encore affliger cette cendre, qui n' est pas insensible à ce que la foi souffre, et à l' opprobre que vous faites à l' évangile ? N' entendez-vous pas cette voix secrète du martyr, qui vous dit intérieurement : qu' êtes-vous venus faire ici ? Osez-vous apporter une foi vaine et superstitieuse aux pieds de ces ossemens ? Ils sont inanimés, ils n' ont aucune vertu pour vous, ils n' ont plus aucun sentiment que pour vous abhorrer. Allez, allez loin de ces lieux où la foi seule doit entrer. Si vous cherchez des cendres, honorez celles des grands pécheurs que vous imitez ; honorez ces affreux cadavres que l' ambition, l' impureté, la vengeance et l' avarice ont agités pendant leur vie, et qui sont vos modèles.

 

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Allez sur ces corps malheureux dévoués à l' étang de soufre et de feu dont la fumée monte jusqu' aux siècles des siècles, allez y recueillir jusqu' aux dernières étincelles d' une flamme impure dont votre coeur cherche à s' embraser ; allez dans cette poussière des tombeaux des pécheurs, où leurs vices, qui ont pénétré jusqu' à la moelle de leurs os, dorment avec eux : mais laissez reposer en paix, parmi les voeux des fidèles et des ames saintes, les cendres de celui qui n' est mort dans les tourmens que pour ne vivre pas comme vous vivez. ô vous qui nous entendez du haut de ce trône où vous êtes assis avec Jésus-Christ, bienheureux martyr, vous nous aimerez désormais, et vous nous avez même déjà aimés, puisque vous n' avez pas dédaigné de nous confier ce précieux dépôt. Nous vous conjurons par vos chaînes, par vos tourmens, par votre mort, enfin par vos cendres ici présentes, de demander à Dieu qu' il ressuscite notre foi : je dis, qu' il la ressuscite, car elle est morte, et tout s' éteint en nous pour la vie chrétienne. Elles seront, ces cendres, notre trésor et notre joie ; il en sortira, par la grâce de Jésus-Christ, un esprit de martyre qui nous endurcira contre nous-mêmes, contre le monde tyrannique, et contre tous les traits enflammés de Satan. Ainsi, ô homme de Dieu par qui la vertu de l' évangile se fait sentir, nous participerons à votre victoire et à votre couronne dans le règne de l' agneau vainqueur. Ainsi soit-il.