Dialogue sur l'éloquence

Dialogues sur l'éloquence en général et sur celle de la chaire en particulier 

 

[Document électronique] / Fénelon ; nouv. éd. collationnée sur les meilleurs textes et accompagnée de notes historiques, littéraires et grammaticales par M.-E. Despois

 

 

DIALOGUE 1

 

 

 

A. Hé bien ! Monsieur, vous venez donc d' entendre le sermon où vous vouliez me mener tantôt ? Pour moi, je me suis contenté du prédicateur de notre paroisse.

 

B. Je suis charmé du mien ; vous avez bien perdu, monsieur, de n' y être pas. J' ai arrêté une place pour ne manquer aucun sermon du carême.

 

C' est un homme admirable : si vous l' aviez une fois entendu, il vous dégoûteroit de tous les autres.

 

A. Je me garderai donc bien de l' aller entendre, car je ne veux point qu' un prédicateur me dégoûte des autres ; au contraire, je cherche un homme qui me donne un tel goût et une telle estime pour la parole de Dieu, que j' en sois plus disposé à l' écouter partout ailleurs. Mais puisque j' ai tant perdu, et que vous êtes plein de ce beau sermon, vous pouvez, monsieur, me dédommager : de grâce, dites-nous quelque chose de ce que vous avez retenu.

 

B. Je défigurerois ce sermon par mon récit : ce sont cent beautés qui échappent ; il faudroit être le prédicateur même pour vous dire...

 

A. Mais encore ? Son dessein, ses preuves, sa morale, les principales vérités qui ont fait le corps de son discours ? Ne vous reste-t-il rien dans l' esprit ? Est-ce que vous n' étiez pas attentif ?

B. Pardonnez-moi, jamais je ne l' ai été davantage.

 

C. Quoi donc ! Vous voulez vous faire prier ?

B. Non ; mais c' est que ce sont des pensées si délicates, et qui dépendent tellement du tour et de la finesse de l' expression, qu' après avoir charmé dans le moment elles ne se retrouvent pas aisément dans la suite. Quand même vous les retrouveriez, dites-les dans d' autres termes, ce n' est plus la même chose, elles perdent leur grâce et leur force.

 

A. Ce sont donc, monsieur, des beautés bien fragiles ; en les voulant toucher on les fait disparoître. J' aimerois bien mieux un discours qui eût plus de corps et moins d' esprit ; il feroit une forte impression, on retiendroit mieux les choses. Pourquoi parle-t-on, sinon pour persuader, pour instruire et pour faire en sorte que l' auditeur retienne ?

 

C. Vous voilà, monsieur, engagé à parler.

 

B. Hé bien ! Disons donc ce que j' ai retenu. Voici le texte : ... etc, " je mangeois la cendre comme mon pain. " peut-on trouver un texte plus ingénieux, pour le jour des cendres ? Il a montré que, selon ce passage, la cendre doit être aujourd' hui la nourriture de nos âmes ; puis il a enchâssé dans son avant-propos, le plus agréablement du monde, l' histoire d' Artémise sur les cendres de son époux. Sa chute à son ave maria a été pleine d' art. Sa division étoit heureuse ; vous en jugerez. Cette cendre, dit-il, quoiqu' elle soit un signe de pénitence, est un principe de félicité ; quoiqu' elle semble nous humilier, elle est une source de gloire ; quoiqu' elle représente la mort, elle est un remède qui donne l' immortalité. Il a repris cette division en plusieurs manières, et chaque fois il donnoit un nouveau lustre à ses antithèses. Le reste du discours n' étoit ni moins poli, ni moins brillant : la diction étoit pure, les pensées nouvelles, les périodes nombreuses ; chacune finissoit par quelque trait surprenant. Il nous a fait des peintures morales où chacun se trouvoit : il a fait une anatomie des passions du coeur humain, qui égale les maximes de M De La Rochefoucauld. Enfin, selon moi, c' étoit un ouvrage achevé. Mais vous, monsieur, qu' en pensez-vous ?

 

A. Je crains de vous parler sur ce sermon et de vous ôter l' estime que vous en avez : on doit respecter la parole de Dieu, profiter de toutes les vérités qu' un prédicateur a expliquées, et éviter l' esprit de critique, de peur d' affoiblir l' autorité du ministère.

 

B. Non, monsieur, ne craignez rien. Ce n' est point par curiosité que je vous questionne : j' ai besoin d' avoir là-dessus de bonnes idées ; je veux m' instruire solidement, non-seulement pour mes besoins, mais encore pour ceux d' autrui, car ma profession m' engage à prêcher. Parlez-moi donc sans réserve, et ne craignez ni de me contredire, ni de me scandaliser. A. Vous le voulez, il faut vous obéir. Sur votre rapport même, je conclus que c' étoit un méchant sermon. B. Comment cela ?

A. Vous l' allez voir. Un sermon où les applications de l' écriture sont fausses, où une histoire profane est rapportée d' une manière froide et puérile, où l' on voit régner partout une vaine affectation de bel esprit, est-il bon ?

 

B. Non, sans doute : mais le sermon que je vous rapporte ne me semble point de ce caractère.

 

 A. Attendez, vous conviendrez de ce que je dis. Quand le prédicateur a choisi pour texte ces paroles : je mangeois la cendre comme mon pain, devoit-il se contenter de trouver un rapport de mots entre ce texte et la cérémonie d' aujourd' hui ? Ne devoit-il pas commencer par entendre le vrai sens de son texte, avant que de l' appliquer au sujet ?

 

B. Oui, sans doute.

 

A. Ne falloit-il donc pas reprendre les choses de plus haut, et tâcher d' entrer dans toute la suite du psaume ? N' étoit-il pas juste d' examiner si l' interprétation dont il s' agissoit étoit contraire au sens véritable, avant que de la donner au peuple comme la parole de Dieu ?

 

B. Cela est vrai : mais en quoi peut-elle y être contraire ?

 

A. David, ou quel que soit l' auteur du psaume Ci, parle de ses malheurs en cet endroit. Il dit que ses ennemis lui insultoient cruellement, le voyant dans la poussière abattu à leurs pieds, réduit (c' est ici une expression poétique) à se nourrir d' un pain de cendres et d' une eau mêlée de larmes. Quel rapport des plaintes de David, renversé de son trône et persécuté par son fils Absalon, avec l' humiliation d' un chrétien qui se met des cendres sur le front pour penser à la mort, et pour se détacher les plaisirs du monde ? N' y avoit-il point d' autre texte à prendre dans l' écriture ? Jésus-Christ, les apôtres, les prophètes, n' ont-ils jamais parlé de la mort et de la cendre du tombeau, à laquelle Dieu réduit notre vanité ? Les écritures ne sont-elles pas pleines de mille figures touchantes sur cette vérité ? Les paroles mêmes de la genèse, si propres, si naturelles à cette cérémonie, et choisies par l' église même, ne seront-elles donc pas dignes du choix d' un prédicateur ? Appréhendera-t-il, par une fausse délicatesse, de redire souvent un texte que le saint-esprit et l' église ont voulu répéter sans cesse tous les ans ? Pourquoi donc laisser cet endroit, et tant d' autres de l' écriture, qui conviennent, pour en chercher un qui ne convient pas ? C' est un goût dépravé, une passion aveugle, de dire quelque chose de nouveau.

 

B. Vous vous échauffez trop, monsieur : il est vrai que ce texte n' est point conforme au sens littéral.

 

C. Pour moi, je veux savoir si les choses sont vraies avant que de les trouver belles. Mais le reste ?

 

A. Le reste du sermon est du même genre que le texte. Ne le voyez-vous pas, monsieur ? à quel propos faire l' agréable dans un sujet si effrayant, et amuser l' auditeur par le récit profane de la douleur d' Artémise, lorsqu' ilfaudroit tonner et ne donner que des images terribles de la mort ?

 

B. Je vous entends, vous n' aimez pas les traits d' esprit. Mais sans cet agrément que deviendroit l' éloquence ? Voulez-vous réduire tous les prédicateurs à la simplicité des missionnaires ? Il en faut pour le peuple ; mais les honnêtes gens ont les oreilles plus délicates, et il est nécessaire de s' accommoder à leur goût.

 

A. Vous me menez ailleurs : je voulois achever de vous montrer combien ce sermon est mal conçu ; il ne me restoit qu' à parler de la division, mais je crois que vous comprenez assez vous-même ce qui me la fait désapprouver. C' est un homme qui donne trois points pour sujet de tout son discours. Quand on divise, il faut diviser simplement, naturellement : il faut que ce soit une division qui se trouve toute faite dans le sujet même ; une division qui éclaircisse, qui range les matières, qui se retienne aisément, et qui aide à retenir tout le reste ; enfin une division qui fasse voir la grandeur du sujet et de ses parties. Tout au contraire, vous voyez ici un homme qui entreprend d' abord de vous éblouir, qui vous débite trois épigrammes ou trois énigmes, qui les tourne et retourne avec subtilité ; vous croyez voir des tours de passe-passe. Est-ce là un air sérieux et grave, propre à vous faire espérer quelque chose d' utile et d' important ? Mais revenons à ce que vous disiez : vous demandez si je veux donc bannir l' éloquence de la chaire ?

 

B. Oui ; il me semble que vous allez là.

 

A. Ha ! Voyons : qu' est-ce que l' éloquence ?

 

B. C' est l' art de bien parler. A. Cet art n' a-t-il point d' autre but que celui de bien parler ? Les hommes en parlant n' ont-ils point quelque dessein ? Parle-t-on pour parler ?

B. Non, on parle pour plaire et pour persuader.

 

A. Distinguons, s' il vous plaît, monsieur, soigneusement ces deux choses : on parle pour persuader, cela est constant ; on parle aussi pour plaire, cela n' arrive que trop souvent. Mais quand on tâche de plaire, on a un autre but plus éloigné, qui est néanmoins le principal. L' homme de bien ne cherche à plaire que pour inspirer la justice et les autres vertus en les rendant aimables ; celui qui cherche son intérêt, sa réputation, sa fortune, ne songe à plaire que pour gagner l' inclination et l' estime des gens qui peuvent contenter son avarice ou son ambition : ainsi cela même se réduit encore à une manière de persuasion que l' orateur cherche ; il veut plaire pour flatter, et il flatte pour persuader ce qui convient à son intérêt.

 

B. Enfin vous ne pouvez disconvenir que les hommes ne parlent souvent pour plaire. Les orateurs païens ont eu ce but. Il est aisé de voir dans les discours de Cicéron, qu' il

 

 travailloit pour sa réputation : qui ne croira la même chose d' Isocrate et de Démosthène ? Tous les anciens panégyristes songeoient moins à faire admirer leurs héros, qu' à se faire admirer eux-mêmes ; ils ne cherchoient la gloire d' un prince qu' à cause de celle qui leur devoit revenir à eux-mêmes pour l' avoir bien loué. De tout temps cette ambition a semblé permise chez les grecs et chez les romains : par cette émulation, l' éloquence se perfectionnoit, les esprits s' élevoient à de hautes pensées et à de grands sentiments ; par là on voyoit fleurir les anciennes républiques : le spectacle que donnoit l' éloquence, et le pouvoir qu' elle avoit sur les peuples, la rendirent admirable, et ont poli merveilleusement les esprits. Je ne vois pas pourquoi on blâmeroit cette émulation, même dans des orateurs chrétiens, pourvu qu' il ne parût dans leurs discours aucune affectation indécente, et qu' ils n' affoiblissent en rien la morale évangélique. Il ne faut point blâmer une chose qui anime les jeunes gens, et qui forme les grands prédicateurs.

 

A. Voilà bien des choses, monsieur, que vous mettez ensemble : démêlons-les, s' il vous plaît, et voyons avec ordre ce qu' il en faut conclure ; surtout évitons l' esprit de dispute ; examinons cette matière paisiblement, en gens   qui ne craignent que l' erreur ; et mettons tout l' honneur à nous dédire dès que nous apercevrons que nous nous serons trompés.

 

B. Je suis dans cette disposition, ou du moins je crois y être ; et vous me ferez plaisir de m' avertir si vous voyez que je m' écarte de cette règle.

 

A. Ne parlons point d' abord des prédicateurs, ils viendront en leur temps : commençons par les orateurs profanes, dont vous avez cité ici l' exemple. Vous avez mis Démosthène avec Isocrate ; en cela vous avez fait tort au premier : le second est un froid orateur, qui n' a songé qu' à polir ses pensées et qu' à donner de l' harmonie à ses paroles ; il n' a eu qu' une idée basse de l' éloquence, et il l' a presque toute mise dans l' arrangement des mots. Un homme qui a employé, selon les uns, dix ans, selon les autres quinze, à ajuster les périodes de son panégyrique, qui est un discours sur les besoins de la Grèce, étoit d' un secours bien foible et bien lent pour la république contre les entreprises du roi de Perse. Démosthène parloit bien autrement contre Philippe. Vous pouvez voir la comparaison que Denys d' Halicarnasse fait des deux orateurs, et les défauts essentiels qu' il remarque dans Isocrate. On ne voit, dans celui-ci, que des discours fleuris et efféminés, que des périodes faites avec un travail infini pour amuser l' oreille ; pendant que Démosthène émeut, échauffe et entraîne les coeurs : il est trop vivement touché des intérêts de sa patrie pour s' amuser à tous les jeux d' esprit d' Isocrate ; c' est un raisonnement serré et pressant, ce sont des sentiments généreux d' une âme qui ne conçoit rien que de grand, c' est un discours qui croît et qui se fortifie à chaque parole par des raisons nouvelles, c' est un enchaînement de figures hardies et touchantes ; vous ne sauriez le lire sans voir qu' il porte la république dans le fond de son coeur : c' est la nature qui parle elle-même dans ses transports ; l' art est si achevé, qu' il n' y paroît point ; rien n' égala jamais sa rapidité et sa véhémence. N' avez-vous pas vu ce qu' en dit Longin dans son traité du sublime ?

 

B. Non : n' est-ce pas ce traité que M Boileau a traduit ? Est-il beau ?

 

A. Je ne crains pas de dire qu' il surpasse à mon gré la rhétorique d' Aristote. Cette rhétorique , quoique très-belle, a beaucoup de préceptes secs, et plus curieux qu' utiles dans la pratique ; ainsi elle sert bien plus à faire remarquer les règles de l' art à ceux qui sont déjà éloquents, qu' à inspirer l' éloquence et à former de vrais orateurs : mais le sublime de Longin joint aux préceptes beaucoup d' exemples qui les rendent sensibles. Cet auteur traite le sublime d' une manière sublime, comme le traducteur

 l' a remarqué ; il échauffe l' imagination, il élève l' esprit du lecteur, il lui forme le goût, et lui apprend à distinguer judicieusement le bien et le mal dans les orateurs célèbres de l' antiquité.

 

B. Quoi ! Longin est si admirable ! Hé ! Ne vivoit-il pas du temps de l' empereur Aurélien et de Zénobie ?

 

A. Oui ; vous savez leur histoire.

 

B. Ce siècle n' étoit-il pas bien éloigné de la politesse des précédents ? Quoi ! Vous voudriez qu' un auteur de ce temps-là eût le goût meilleur qu' Isocrate ? En vérité, je ne puis le croire.

 

A. J' en ai été surpris moi-même : mais vous n' avez qu' à le lire ; quoiqu' il fût d' un siècle fort gâté, il s' étoit formé sur les anciens, et il ne tient presque rien des défauts de son temps. Je dis presque rien, car il faut avouer qu' il s' applique plus à l' admirable qu' à l' utile, et qu' il ne rapporte guère l' éloquence à la morale ; en cela il paroît n' avoir pas les vues solides qu' avoient les anciens grecs, surtout les philosophes : encore même faut-il lui pardonner un défaut dans lequel Isocrate, quoique d' un meilleur siècle, lui est de beaucoup inférieur ; surtout ce défaut est excusable dans un traité particulier, où il parle, non de ce qui instruit les hommes, mais de ce qui les frappe et qui les saisit. Je vous parle de cet auteur, parce qu' il vous servira beaucoup à comprendre ce que je veux dire : vous y verrez le portrait admirable qu' il fait de Démosthène, dont il rapporte des endroits très-sublimes ; et vous y trouverez aussi ce que je vous ai dit des défauts d' Isocrate. Vous ne sauriez mieux faire, pour connoître ces deux auteurs, si vous ne voulez pas prendre la peine de les connoître par eux-mêmes en lisant leurs ouvrages. Laissons donc Isocrate, et revenons à Démosthène et à Cicéron.

 

B. Vous laissez Isocrate parce qu' il ne vous convient pas.

 

A. Parlons donc encore d' Isocrate, puisque vous n' êtes pas persuadé ; jugeons de son éloquence par les règles de l' éloquence même, et par le sentiment du plus éloquent écrivain de l' antiquité : c' est Platon ; l' en croirez-vous, monsieur ?

B. Je le croirai s' il a raison, je ne jure sur la parole d' aucun maître. B. Souvenez-vous de cette règle, c' est ce que je demande : pourvu que vous ne vous laissiez point dominer par certains préjugés de notre temps, la raison vous persuadera bientôt. N' en croyez donc ni Isocrate ni Platon ; mais jugez de l' un et de l' autre par des principes clairs. Vous ne sauriez disconvenir que le but de l' éloquence ne soit de persuader la vérité et la vertu. B. Je n' en conviens pas, c' est ce que je vous ai déjà nié.

 

A. C' est donc ce que je vais vous prouver. L' éloquence si je ne me trompe, peut être prise en trois manières : 1 comme l' art de persuader la vérité, et de rendre les hommes meilleurs ; 2 comme un art indifférent, dont les méchants se peuvent servir aussi bien que les bons, et qui peut persuader l' erreur, l' injustice, autant que la justice et la vérité ; 3 enfin comme un art qui peut servir aux hommes intéressés à plaire, à s' acquérir de la réputation, et à faire fortune. Admettez une de ces trois manières. B. Je les admets toutes, qu' en conclurez-vous ?

 

A. Attendez, la suite vous le montrera ; contentez-vous, pourvu que je ne vous dise rien que de clair, et que je vous mène à mon but. De ces trois manières d' éloquence, vous approuverez sans doute la première.

 

B. Oui, c' est la meilleure. A. Et la seconde, qu' en pensez-vous ?

 

B. Je vous vois venir, vous voulez faire un sophisme. La seconde est blâmable par le mauvais usage que l' orateur y fait de l' éloquence pour persuader l' injustice et l' erreur. L' éloquence d' un méchant homme est bonne en elle-même ; mais la fin à laquelle il la rapporte est pernicieuse. Or, nous devons parler des règles de l' éloquence, et non de l' usage qu' il en faut faire ; ne quittons point, s' il vous plaît, ce qui fait notre véritable question.

 

A. Vous verrez que je ne m' en écarte pas, si vous voulez bien me continuer la grâce de m' écouter. Vous blâmez donc la seconde manière ; et, pour ôter toute équivoque, vous blâmez ce second usage de l' éloquence.

 

B. Bon, vous parlez juste ; nous voilà pleinement d' accord.

A. Et le troisième usage de l' éloquence, qui est de chercher à plaire par des paroles, pour se faire par là une réputation et une fortune, qu' en dites-vous ?

 

A. Vous savez déjà mon sentiment, je n' en ai point changé. Cet usage de l' éloquence me paroît honnête ; il excite l' émulation, et perfectionne les esprits.

 

A. En quel genre doit-on tâcher de perfectionner les esprits ? Si vous aviez à former un état ou une république, en quoi voudriez-vous y perfectionner les esprits ?

 

B. En tout ce qui pourroit les rendre meilleurs. Je voudrois faire de bons citoyens, pleins de zèle pour le bien public. Je voudrois qu' ils sussent en guerre défendre la patrie, en paix faire observer les lois, gouverner leurs maisons, cultiver ou faire cultiver leurs terres, élever leurs enfants à la vertu, leur inspirer la religion, s' occuper au commerce selon les besoins du pays, et s' appliquer aux sciences utiles à la vie. Voilà, ce me semble, le but d' un législateur.

 

 A. Vos vues sont très-justes et très-solides. Vous voudriez donc des citoyens ennemis de l' oisiveté, occupés à des choses très-sérieuses, et qui tendissent toujours au bien public ?

 

B. Oui, sans doute.

 

A. Et vous retrancheriez tout le reste ?

 

B. Je le retrancherois.

 

A. Vous n' admettriez les exercices du corps que pour la santé et la force ? Je ne parle point de la beauté du corps, parce qu' elle est une suite naturelle de la santé et de la force pour les corps qui sont bien formés.

 

B. Je n' admettrois que ces exercices-là.

 

A. Vous retrancheriez donc tous ceux qui ne serviroient qu' à amuser, et qui ne mettroient point l' homme en état de mieux supporter les travaux réglés de la paix et les fatigues de la guerre ?

 

B. Oui, je suivrois cette règle.

 

A. C' est sans doute par le même principe que vous retrancheriez aussi (car vous me l' avez dit) tous les exercices de l' esprit qui ne serviroient point à rendre l' âme saine, forte, belle, en la rendant vertueuse ?

 

B. J' en conviens. Que s' ensuit-il de là ? Je ne vois pas encore où vous voulez aller, vos détours sont bien longs.

 

A. C' est que je veux chercher les premiers principes, et ne laisser derrière moi rien de douteux. Répondez, s' il vous plaît.

 

B. J' avoue qu' on doit à plus forte raison suivre cette règle pour l' âme, l' ayant établie pour le corps.

 

A. Toutes les sciences et tous les arts qui ne vont qu' au plaisir, à l' amusement et à la curiosité, les souffririez-vous ? Ceux qui n' appartiendroient ni aux devoirs de la vie domestique, ni aux devoirs de la vie civile, que deviendroient-ils ?

 

B. Je les bannirois de ma république.

 

A. Si donc vous souffriez les mathématiciens, ce seroit à cause des mécaniques, de la navigation, de l' arpentage des terres, des supputations qu' il faut faire, des fortifications des places, etc. Voilà leur usage qui les autoriseroit. Si vous admettiez les médecins, les jurisconsultes, ce seroit pour la conservation de la santé et de la justice. Il en seroit de même des autres professions dont nous sentons le besoin. Mais pour les musiciens, que feriez-vous ? Ne seriez-vous pas de l' avis de ces anciens grecs qui ne séparoient jamais l' utile de l' agréable ? Eux qui avoient poussé la musique et la poésie, jointes ensemble, à une si haute perfection, ils vouloient qu' elles servissent à élever les courages, à inspirer les grands sentiments. C' étoit par la musique et par la poésie qu' ils se préparoient aux combats ; ils alloient à la guerre avec des musiciens et des instruments. De là encore les trompettes et les tambours qui les jetoient dans un enthousiasme et dans une espèce de fureur qu' ils appeloient divine. C' étoit par la musique et par la cadence des vers qu' ils adoucissoient les peuples féroces. C' étoit par cette harmonie qu' ils faisoient entrer, avec le plaisir, la sagesse dans le fond des coeurs des enfants : on leur faisoit chanter les vers d' Homère, pour leur inspirer agréablement le mépris de la mort, des richesses, et des plaisirs qui amollissent l' âme ; l' amour de la gloire, de la liberté, et de la patrie. Leurs danses mêmes avoient un but sérieux à leur mode, et il est certain qu' ils ne dansoient pas pour le seul plaisir : nous voyons, par l' exemple de David, que les peuples orientaux regardoient la danse comme un art sérieux, semblable à la musique et à la poésie. Mille instructions étoient mêlées dans leurs fables et dans leurs poëmes : ainsi, la philosophie la plus grave et la plus austère ne se montroit qu' avec un visage riant. Cela paroît encore par les danses mystérieuses des prêtres, que les païens avoient mêlées dans leurs cérémonies pour les fêtes des dieux. Tous ces arts qui consistent ou dans les sons mélodieux, ou dans les mouvements du corps, ou dans les paroles, en un mot la musique, la danse, l' éloquence, la poésie, ne furent inventés que pour exprimer les passions, et pour les inspirer en les exprimant. Par là on voulut imprimer de grands sentiments dans l' âme des hommes, et leur faire des peintures vives et touchantes de la beauté de la vertu et de la difformité du vice : ainsi tous ces arts, sous l' apparence du plaisir, entroient dans les desseins les plus sérieux des anciens pour la morale et pour la religion. La chasse même étoit l' apprentissage pour la guerre. Tous les plaisirs les plus touchants renfermoient quelque leçon de vertu. De cette source vinrent dans la Grèce tant de vertus héroïques, admirées de tous les siècles. Cette première instruction fut altérée, il est vrai, et elle avoit en elle-même d' extrêmes défauts. Son défaut essentiel étoit d' être fondée sur une religion fausse et pernicieuse. En cela les grecs se trompoient, comme tous les sages du monde, plongés alors dans l' idolâtrie : mais s' ils se trompoient pour le fond de la religion et pour le choix des maximes, ils ne se trompoient pas pour la manière d' inspirer la religion et la vertu ; tout y étoit sensible, agréable, propre à faire une vive impression.

C. Vous disiez tout à l' heure que cette première institution fut altérée ; n' oubliez pas, s' il vous plaît, de nous l' expliquer.

 

 A. Oui, elle fut altérée. La vertu donne la véritable politesse ; mais bientôt, si on n' y prend garde, la politesse amollit peu à peu. Les grecs asiatiques furent les premiers à se corrompre ; les ioniens devinrent efféminés ; toute cette côte d' Asie fut un théâtre de volupté. La Crète, malgré les sages lois de Minos, se corrompit de même : vous savez les vers que cite saint Paul. Corinthe fut fameuse par son luxe et par ses dissolutions. Les romains, encore grossiers, commencèrent à trouver de quoi amollir leur vertu rustique. Athènes ne fut pas exempte de cette contagion ; toute la Grèce en fut infectée. Le plaisir, qui ne devoit être que le moyen d' insinuer la sagesse, prit la place de la sagesse même. Les philosophes réclamèrent. Socrate s' éleva, et montra à ses concitoyens égarés que le plaisir, dans lequel ils s' arrêtoient, ne devoit être que le chemin de la vertu. Platon, son disciple, qui n' a pas eu honte de composer ses écrits des discours de son maître, retranche de sa république tous les tons de la musique, tous les mouvements de la tragédie, tous les récits des poëmes, et les endroits d' Homère même qui ne vont pas à inspirer l' amour des bonnes lois. Voilà le jugement que firent Socrate et Platon sur les poëtes et sur les musiciens : n' êtes-vous pas de leur avis ?

 

B. J' entre tout à fait dans leur sentiment ; il ne faut rien d' inutile. Puisqu' on peut mettre le plaisir dans les choses solides, il ne le faut point chercher ailleurs. Si quelque chose peut faciliter la vertu, c' est de la mettre d' accord avec le plaisir : au contraire, quand on les sépare, on tente violemment les hommes d' abandonner la vertu ; d' ailleurs, tout ce qui plaît sans instruire amuse et amollit. Eh bien ! Ne trouvez-vous pas que je suis devenu philosophe en vous écoutant ? Mais allons jusqu' au bout, car nous ne sommes pas encore d' accord.

 

A. Nous le serons bientôt, monsieur. Puisque vous êtes si philosophe, permettez-moi de vous faire encore une question. Voilà les musiciens et les poëtes assujettis à n' inspirer que la vertu ; voilà les citoyens de votre république exclus des spectacles où le plaisir seroit sans instruction. Mais que ferez-vous des devins ?

 

B. Ce sont des imposteurs, il faut les chasser.

 

A. Mais ils ne font pas de mal. Vous croyez bien qu' ils ne sont pas sorciers : ainsi ce n' est pas l' art diabolique que vous craignez en eux.

 

B. Non, je n' ai garde de le craindre, car je n' ajoute aucune foi à tous leurs contes ; mais ils font un assez grand mal d' amuser le public. Je ne souffre point dans ma république des gens oisifs qui amusent les autres, et qui n' aient point d' autre métier que celui de parler.

 

A. Mais ils gagnent leur vie par là ; ils amassent de l' argent pour eux et pour leurs familles.

 

B. N' importe ; qu' ils prennent d' autres métiers pour vivre : non-seulement il faut gagner sa vie, mais il la faut gagner par des occupations utiles au public. Je dis la même chose de tous ces misérables qui amusent les passants par leur discours et par leurs chansons : quand ils ne mentiroient jamais, quand ils ne diroient rien de déshonnête, il faudroit les chasser ; l' inutilité suffit pour les rendre coupables : la police devroit les assujettir à prendre quelque métier réglé.

 

 A. Mais ceux qui représentent des tragédies, les souffrirez-vous ? Je suppose qu' il n' y ait ni amour profane, ni immodestie mêlée dans ces tragédies ; de plus, je ne parle pas ici en chrétien : répondez-moi seulement en législateur et en philosophe.

 

B. Si ces tragédies n' ont pas pour but d' instruire en donnant du plaisir, je les condamnerois.

 

A. Bon ; en cela vous êtes précisément de l' avis de Platon, qui veut qu' on ne laisse point introduire dans sa république des poëmes et des tragédies qui n' auront pas été examinés par les gardes des lois, afin que le peuple ne voie et n' entende jamais rien qui ne serve à autoriser les lois et à inspirer la vertu. En cela vous suivez l' esprit des auteurs anciens, qui vouloient que la tragédie roulât sur deux passions ; savoir, la terreur que doivent donner les suites funestes du vice, et la compassion qu' inspire la vertu persécutée et patiente : c' est l' idée qu' Euripide et Sophocle ont exécutée.

 

B. Vous me faites souvenir que j' ai lu cette dernière règle dans l' art poétique de M Boileau.

 

A. Vous avez raison : c' est un homme qui connoît bien, non-seulement le fond de la poésie, mais encore le but solide auquel la philosophie, supérieure à tous les arts, doit conduire le poëte.

 

B. Mais enfin, où me menez-vous donc ?

 

 A. Je ne vous mène plus ; vous allez tout seul : vous voilà arrivé heureusement au terme. Ne m' avez-vous pas dit que vous ne souffrez point dans votre république des gens oisifs qui amusent les autres, et qui n' ont point d' autre métier que celui de parler ? N' est-ce pas sur ce principe que vous chassez tous ceux qui représentent des tragédies, si l' instruction n' est mêlée au plaisir ? Sera-t-il permis de faire en prose ce qui ne le sera pas en vers ? Après cette sévérité, comment pourriez-vous faire grâce aux déclamateurs qui ne parlent que pour montrer leur bel esprit ?

 

B. Mais les déclamateurs dont nous parlons ont deux desseins qui sont louables.

 

A. Expliquez-les.

 

B. Le premier est de travailler pour eux-mêmes : par là ils se procurent des établissements honnêtes. L' éloquence produit la réputation, et la réputation attire la fortune dont ils ont besoin.

 

A. Vous avez déjà répondu vous-même à votre objection. Ne disiez-vous pas qu' il faut, non-seulement gagner sa vie, mais la gagner par des occupations utiles au public ? Celui qui représenteroit des tragédies sans y mêler l' instruction gagneroit sa vie ; cette raison ne vous empêcheroit pourtant pas de le chasser de votre république. Prenez, lui diriez-vous, un métier solide et réglé ; n' amusez pas les citoyens. Si vous voulez tirer d' eux un profit légitime, travaillez à quelque bien effectif, ou à les rendre vertueux. Pourquoi ne direz-vous pas la même chose de l' orateur ?

 

B. Nous voilà d' accord : la seconde raison que je voulois vous dire explique tout cela.

 

 A. Comment ? Dites-nous-la donc, s' il vous plaît .

 

B. C' est que l' orateur travaille même pour le public.

 

A. En quoi ?

B. Il polit les esprits ; il leur enseigne l' éloquence.

 

A. Attendez : si j' inventois un art chimérique, ou une langue imaginaire, dont on ne pût tirer aucun avantage, servirois-je le public en lui enseignant cet art ou cette langue ?

B. Non, parce qu' on ne sert les autres qu' autant qu' on leur enseigne quelque chose d' utile.

A. Vous ne sauriez donc prouver solidement qu' un orateur sert le public en lui enseignant l' éloquence, si vous n' aviez déjà prouvé que l' éloquence sert elle-même à quelque chose. à quoi servent les beaux discours d' un homme, si ces discours, tout beaux qu' ils sont, ne font aucun bien au public ? Les paroles, comme dit saint Augustin, sont faites pour les hommes, et non pas les hommes pour les paroles. Les discours servent, je le sais bien, à celui qui les fait ; car ils éblouissent les auditeurs, ils font beaucoup parler de celui qui les a faits, et on est d' assez mauvais goût pour le récompenser de ses paroles inutiles. Mais cette éloquence mercenaire et infructueuse au public doit-elle être soufferte dans l' état que vous policez ? Un cordonnier au moins fait des souliers, et ne nourrit sa famille que d' un argent gagné en servant le public pour de véritables besoins. Ainsi, vous le voyez, les plus vils métiers ont une fin solide : et il n' y aura que l' art des orateurs qui n' aura pour but que d' amuser les hommes par des paroles ! Tout aboutira donc, d' un côté, à satisfaire la curiosité et à entretenir l' oisiveté de l' auditeur ; de l' autre, à contenter la vanité et l' ambition de celui qui parle ! Pour l' honneur de votre république, monsieur, ne souffrez jamais cet abus.

 

 B. Eh bien ! Je reconnois que l' orateur doit avoir pour but d' instruire, et de rendre les hommes meilleurs.

 

A. Souvenez-vous bien de ce que vous m' accordez là ; vous en verrez les conséquences.

 

B. Mais cela n' empêche pas qu' un homme s' appliquant à instruire les autres ne puisse être bien aise en même temps d' acquérir de la réputation et du bien.

 

A. Nous ne parlons point encore ici comme chrétiens ; je n' ai besoin que de la philosophie seule contre vous. Les orateurs, je le répète, sont donc, selon vous, des gens qui doivent instruire les autres hommes et les rendre meilleurs qu' ils ne sont : voilà donc d' abord les déclamateurs chassés. Il ne faudra même souffrir les panégyristes qu' autant qu' ils proposeront des modèles dignes d' être imités, et qu' ils rendront la vertu aimable par leurs louanges.

 

B. Quoi ! Un panégyrique ne vaudra donc rien, s' il n' est plein de morale ?

 

A. Ne l' avez vous pas conclu vous-même ? Il ne faut parler que pour instruire ; il ne faut louer un héros que pour apprendre ses vertus au peuple, que pour l' exciter à les imiter, que pour montrer que la gloire et la vertu sont inséparables : ainsi, il faut retrancher d' un panégyrique toutes les louanges vagues, excessives, flatteuses ; il n' y faut laisser aucune de ces pensées stériles qui ne concluent rien pour l' instruction de l' auditeur ; il faut que tout tende à lui faire aimer la vertu. Au contraire, la plupart des panégyristes semblent ne louer les vertus que pour louer les hommes qui les ont pratiquées, et dont ils ont entrepris l' éloge. Faut-il louer un homme ? Ils élèvent les vertus qu' il a pratiquées au-dessus de toutes les autres. Mais chaque chose a son tour : dans une autre occasion, ils déprimeront les vertus qu' ils ont élevées, en faveur de quelque autre sujet qu' ils voudront flatter. C' est par ce principe que je blâmerai Pline. S' il avoit loué Trajan pour former d' autres héros semblables à celui-là, ce seroit une vue digne d' un orateur. Trajan, tout grand qu' il est, ne devroit pas être la fin de son discours ; Trajan ne devroit être qu' un exemple proposé aux hommes pour les inviter

 à être vertueux. Quand un panégyriste n' a que cette vue basse de louer un seul homme, ce n' est plus que la flatterie qui parle à la vanité. B. Mais que répondrez-vous sur les poëmes qui sont faits pour louer des héros ? Homère a son Achille, Virgile, son énée. Voulez-vous condamner ces deux poëtes ? A. Non, monsieur : mais vous n' avez qu' à examiner les desseins de leurs poëmes. Dans l' Iliade, Achille est, à la vérité, le premier héros ; mais sa louange n' est pas la fin principale du poëme. Il est représenté naturellement avec tous ses défauts ; ces défauts mêmes sont un des sujets sur lesquels le poëte a voulu instruire la postérité. Il s' agit dans cet ouvrage d' inspirer aux grecs l' amour de la gloire que l' on acquiert dans les combats, et la crainte de la désunion comme de l' obstacle à tous les grands succès. Ce dessein de morale est marqué visiblement dans tout ce poëme. Il est vrai que l' Odyssée représente dans Ulysse un héros plus régulier et plus accompli ; mais c' est par hasard ; c' est qu' en effet un homme dont le caractère est la sagesse, tel qu' Ulysse, a une conduite plus exacte et plus uniforme qu' un jeune homme tel qu' Achille, d' un naturel bouillant et impétueux : ainsi Homère n' a songé, dans l' un et dans l' autre, qu' à peindre fidèlement la nature. Au reste, l' Odyssée renferme de tous côtés mille instructions morales pour tout le détail de la vie ; et il ne faut que lire, pour voir que le peintre n' a peint un homme sage, qui vient à bout de tout par sa sagesse, que pour apprendre à la postérité les fruits que l' on doit attendre de la piété, de la prudence et des bonnes moeurs. Virgile, dans l' énéide, a imité l' Odyssée pour le caractère de son héros : il l' a fait modéré, pieux, et par conséquent égal à lui-même. Il est aisé de voir qu' énée n' est pas son principal but ; il a regardé en ce héros le peuple romain, qui devoit en descendre. Il a voulu montrer à ce peuple que son origine étoit divine, que les dieux lui avoient préparé de loin l' empire du monde ; et par là il a voulu exciter ce peuple à soutenir, par ses vertus, la gloire de sa destinée. Il ne pouvoit jamais y avoir chez les païens une morale plus importante que celle-là. L' unique chose sur laquelle on peut soupçonner Virgile, est d' avoir un peu trop songé à sa fortune dans ses vers, et d' avoir fait aboutir son poëme à la louange, peut-être un peu flatteuse, d' Auguste et de sa famille. Mais je ne voudrois pas pousser la critique si loin.

 

B. Quoi ! Vous ne voulez pas qu' un poëte ni un orateur cherche honnêtement sa fortune.

A. Après notre digression sur les panégyriques, qui ne sera pas inutile, nous voilà revenus à notre difficulté. Il s' agit de savoir si les orateurs doivent être désintéressés.

 

B. Je ne saurois le croire : vous renversez toutes les maximes communes.

 

A. Ne voulez-vous pas que dans votre république il soit défendu aux orateurs de dire autre chose que la vérité ? Ne prétendez-vous pas qu' ils parleront toujours pour instruire, pour corriger les hommes, et pour affermir les lois ?

 

B. Oui, sans doute.

 

A. Il faut donc que les orateurs ne craignent et n' espèrentrien de leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous admettez des orateurs ambitieux et mercenaires, s' opposeront-ils à toutes les passions des hommes ? S' ils sont malades de l' avarice, de l' ambition, de la mollesse, en pourront-ils guérir les autres ? S' ils cherchent les richesses, seront-ils propres à en détacher autrui ? Je sais qu' on ne doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer des choses nécessaires : aussi cela n' arrivera-t-il jamais, s' il est vrai philosophe, c' est-à-dire tel qu' il doit être pour redresser les moeurs des hommes. Il mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse ; il lui faudra peu : ce peu ne lui manquera point, dût-il de ses propres mains le gagner, le surplus ne doit pas être sa récompense, et n' est pas digne de l' être. Le public lui pourra rendre des honneurs et lui donner de l' autorité ; mais s' il est dégagé des passions et désintéressé, il n' usera de cette autorité que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois qu' il ne pourra la conserver qu' en dissimulant, et en flattant les hommes. Ainsi l' orateur, pour être digne de persuader les peuples, doit être un homme incorruptible ; sans cela, son talent et son art se tourneroient en poison mortel contre la république même : de là vient que, selon Cicéron, la première et la plus essentielle des qualités d' un orateur est la vertu. Il faut une probité qui soit à l' épreuve de tout et qui puisse servir de modèle à tous les citoyens ; sans cela on ne peut paroître persuadé, ni par conséquent persuader les autres.

 

B. Je conçois bien l' importance de ce que vous me dites : mais, après tout, un homme ne pourra-t-il pas employer son talent pour s' élever aux honneurs ?

 

A. Remontez toujours aux principes. Nous sommes convenus que l' éloquence et la profession de l' orateur sont consacrées à l' instruction et à la réformation des moeurs du peuple. Pour le faire avec liberté et avec fruit, il faut qu' un homme soit désintéressé ; il faut qu' il apprenne aux autres le mépris de la mort, des richesses, des délices ; il faut qu' il inspire la modestie, la frugalité, le désintéressement, le zèle du bien public, l' attachement inviolable aux lois ; il faut que tout cela paroisse autant dans ses moeurs, que dans ses discours. Un homme qui songe à plaire pour sa fortune, et qui par conséquent a besoin de ménager tout le monde, peut-il prendre cette autorité sur les esprits ? Quand même il diroit tout ce qu' il faut dire, croiroit-on ce que diroit un homme qui ne paroîtroit pas le croire lui-même ? B. Mais il ne fait pas de mal en cherchant une fortune dont je suppose qu' il a besoin. A. N' importe : qu' il cherche par d' autres voies le bien dont il a besoin pour vivre ; il y a d' autres professions qui peuvent le tirer de la pauvreté : s' il a besoin de quelque chose, et qu' il soit réduit à l' attendre du public, il n' est pas encore propre à être orateur. Dans votre république, choisiriez-vous pour juges des hommes pauvres, affamés ? Ne craindriez-vous pas que le besoin ne les réduiroit à quelque lâche complaisance ? Ne prendriez-vous pas plutôt des personnes considérables, et que la nécessité ne sauroit tenter ? B. Je l' avoue. A. Par la même raison, ne choisiriez-vous pas pour orateurs, c' est-à-dire pour maîtres, qui doivent instruire, corriger et former les peuples, des gens qui n' eussent besoin de rien, et qui fussent désintéressés ? Et s' il y en avoit d' autres qui eussent du talent pour ces sortes d' emplois, mais qui eussent encore des intérêts à ménager, n' attendriez-vous pas à employer leur éloquence, jusqu' à ce qu' ils auroient leur nécessaire, et qu' ils ne fussent plus suspects d' aucun intérêt en parlant aux hommes ?

B. Mais il me semble que l' expérience de notre siècle montre assez qu' un orateur peut parler fortement de morale, sans renoncer à sa fortune. Peut-on voir des peintures morales plus sévères que celles qui sont en vogue ? On ne s' en fâche point, on y prend plaisir ; et celui qui les fait ne laisse pas de s' élever dans le monde par ce chemin.

A. Les peintures morales n' ont point d' autorité pour convertir, quand elles ne sont soutenues ni de principes ni de bons exemples. Qui voyez-vous convertir par là ? On s' accoutume à entendre cette description ; ce n' est qu' une belle image qui passe devant les yeux ; on écoute ces discours comme on liroit une satire ; on regarde celui qui parle comme un homme qui joue bien une espèce de comédie ; on croit bien plus ce qu' il fait que ce qu' il dit. Il est intéressé, ambitieux, vain, attaché à une vie molle ; il ne quitte aucune des choses qu' il dit qu' il faut quitter : on le laisse dire pour la cérémonie ; mais on croit, on fait comme lui. Ce qu' il y a de pis est qu' on s' accoutume par là à croire que cette sorte de gens ne parle pas de bonne foi : cela décrie leur ministère ; et quand d' autres parlent après eux avec un zèle sincère, on ne peut se persuader que cela soit vrai.

 

B. J' avoue que vos principes se suivent, et qu' ils persuadent, quand on les examine attentivement : mais n' est-ce point par pur zèle de piété chrétienne, que vous dites toutes ces choses ?

 

A. Il n' est pas nécessaire d' être chrétien pour penser tout cela : il faut être chrétien pour le bien pratiquer, car la grâce seule peut réprimer l' amour-propre ; mais il ne

 faut être que raisonnable pour reconnoître ces vérités-là. Tantôt je vous citois Socrate et Platon, nous n' avez pas voulu déférer à leur autorité ; maintenant que la raison commence à vous persuader, et que vous n' avez plus besoin d' autorités, que direz-vous, si je vous montre que ce raisonnement est le leur ?

 

B. Le leur ? Est-il possible ? J' en serai fort aise.

 

A. Platon fait parler Socrate avec un orateur, nommé Gorgias, et avec un disciple de Gorgias, nommé Calliclès. Ce Gorgias étoit un homme très-célèbre ; Isocrate, dont nous avons tant parlé, fut son disciple. Ce Gorgias fut le premier, dit Cicéron, qui se vanta de parler éloquemment de tout ; dans la suite, les rhéteurs grecs imitoient cette vanité. Revenons au dialogue de Gorgias et de Calliclès. Ces deux hommes discouroient élégamment sur toutes choses, selon la méthode du premier ; c' étoient de ces beaux esprits qui brillent dans les conversations, et qui n' ont d' autre emploi que celui de bien parler : mais il paroît qu' ils manquoient de ce que Socrate cherchoit dans les hommes, c' est-à-dire des vrais principes de la morale et des règles d' un raisonnement exact et sérieux. Après que l' auteur a bien fait sentir le ridicule de leur caractère d' esprit, il vous dépeint Socrate, qui, semblant se jouer, réduit plaisamment les deux orateurs à ne pouvoir dire ce que c' est que l' éloquence. Ensuite Socrate montre que la rhétorique, c' est-à-dire l' art de ces orateurs-là, n' est pas un art véritable : il appelle l' art une discipline réglée qui apprend aux hommes à faire quelque chose qui soit utile à les rendre meilleurs qu' ils ne sont . Par là il montre qu' il n' appelle arts que les arts libéraux, et que ces arts dégénèrent toutes les fois qu' on les rapporte à une autre fin qu' à former les hommes à la vertu. Il prouve que les rhéteurs n' ont point ce but-là ; il fait voir même que Thémistocle et Périclès ne l' ont point eu, et par conséquent n' ont point été de vrais orateurs. Il dit que ces hommes célèbres n' ont songé qu' à persuader aux athéniens de faire des ports, des murailles, et de remporter des victoires. Ils n' ont, dit-il, rendu leurs citoyens que riches, puissants, belliqueux, et ils en ont été ensuite maltraités : en cela ils n' ont eu que ce qu' ils méritoient. S' ils les avoient rendus bons par leur éloquence, leur récompense eût été certaine. Qui fait les hommes bons et vertueux est sûr, après son travail, de ne trouver point des ingrats, puisque la vertu et l' ingratitude sont incompatibles. Il ne faut point vous rapporter tout ce qu' il dit sur l' inutilité de cette rhétorique, parce que tout ce que je vous en ai dit comme de moi-même est tiré de lui ; il vaut mieux vous raconter ce qu' il dit sur les maux que ces vains rhéteurs causent dans une république.

 

B. Je comprends bien que ces rhéteurs étoient à craindre dans les républiques de la Grèce, où ils pouvoient séduire le peuple et s' emparer de la tyrannie.

 

A. En effet, c' est principalement de cet inconvénient que parle Socrate ; mais les principes qu' il donne en cette occasion s' étendent plus loin. Au reste, quand nous parlons ici, vous et moi, d' une république à policer, il s' agit, non-seulement des états où le peuple gouverne, mais encore de tout état, soit populaire, soit gouverné par plusieurs chefs, soit monarchique ; ainsi je ne touche pas à la forme du gouvernement : en tous pays les règles de Socrate sont d' usage.

 

B. Expliquez-les donc, s' il vous plaît.

 

A. Il dit que, l' homme étant composé de corps et d' esprit, il faut cultiver l' un et l' autre. Il y a deux arts pour l' esprit, et deux arts pour le corps. Les deux de l' esprit sont la science des lois et de la jurisprudence. Par la science des lois, il comprend tous les principes de philosophie pour régler les sentiments et les moeurs des particuliers et de toute la république. La jurisprudence est le remède dont on se doit servir pour réprimer la mauvaise foi et l' injustice des citoyens ; c' est par elle qu' on juge les procès et qu' on punit les crimes. Ainsi, la science des lois doit servir à prévenir le mal, et la jurisprudence à le corriger. Il y a deux arts semblables pour les corps : la gymnastique, qui les exerce, qui les rend sains, proportionnés, agiles, vigoureux, pleins de force et de bonne grâce ; vous savez, monsieur, que les anciens se servaient merveilleusement de cet art que nous avons perdu : puis la médecine, qui guérit les corps lorsqu' ils ont perdu la santé. La gymnastique est pour les corps ce que la science des lois est pour l' âme ; elle forme, elle perfectionne. La médecine est aussi pour le corps ce que la jurisprudence est pour l' âme ; elle corrige, elle guérit. Mais cette institution si pure s' est altérée, dit Socrate. à la place de la science des lois, on a mis la vaine subtilité des sophistes, faux philosophes qui abusent du raisonnement, et qui, manquant des vrais principes pour le bien public, tendent à leurs fins particulières. à la jurisprudence, dit-il encore, a succédé le faste des rhéteurs, gens qui ont voulu plaire et éblouir : au lieu de la jurisprudence, qui devoit être la médecine de l' âme, et dont il ne falloit se servir que pour guérir les passions des hommes, on voit de faux orateurs qui n' ont songé qu' à leur réputation. à la gymnastique, ajoute encore Socrate, on a fait succéder l' art de farder les corps, et de leur donner une fausse et trompeuse beauté : au lieu qu' on ne devoit chercher qu' une beauté simple et naturelle, qui vient de la santé et de la proportion de tous les membres ; ce qui ne s' acquiert et ne s' entretient que par le régime et l' exercice. à la médecine on a fait aussi succéder l' invention des mets délicieux et de tous les ragoûts qui excitent l' appétit des hommes ; et au lieu de purger l' homme plein d' humeurs pour lui rendre la santé, et par la santé l' appétit, on force la nature, on lui fait un appétit artificiel par toutes les choses contraires à la tempérance. C' est ainsi que Socrate remarquoit le désordre des moeurs de son temps ; et il conclut en disant que les orateurs, qui, dans la vue de guérir les hommes, devoient leur dire, même avec autorité, des vérités désagréables, et leur donner ainsi des médecines amères, ont au contraire fait pour l' âme comme les cuisiniers pour le corps. Leur rhétorique n' a été qu' un art de faire des ragoûts pour flatter les hommes malades : on ne s' est mis en peine que de plaire, que d' exciter la curiosité et l' admiration ; les orateurs n' ont parlé que pour eux. Il finit en demandant où sont les citoyens que ces rhéteurs ont guéris de leurs mauvaises habitudes, où sont les gens qu' ils ont rendus tempérants et vertueux. Ne croyez-vous pas entendre un homme de notre siècle qui voit ce qui s' y passe, et qui parle des abus présents ? Après avoir entendu ce païen, que direz-vous de cette éloquence qui ne va qu' à plaire et qu' à faire de belles peintures, lorsqu' il faudroit, comme il dit lui-même, brûler, couper jusqu' au vif, et chercher sérieusement la guérison par l' amertume des remèdes et par la sévérité du régime ? Mais jugez de ces choses par vous-même : trouveriez-vous bon qu' un médecin qui vous traiteroit s' amusât, dans l' extrémité de votre maladie, à débiter des phrases élégantes et des pensées subtiles ? Que penseriez-vous d' un avocat qui, plaidant une cause où il s' agiroit de tout le bien de votre famille, ou de votre propre vie, feroit le bel esprit et rempliroit son plaidoyer de fleurs et d' ornements, au lieu de raisonner avec force et d' exciter la compassion des juges ? L' amour du bien et de la vie fait assez sentir ce ridicule-là ; mais l' indifférence où l' on vit pour les bonnes moeurs et pour la religion fait qu' on ne le remarque point dans les orateurs, qui devroient être les censeurs et les médecins du peuple. Ce que vous avez vu qu' en pensoit Socrate doit nous faire honte. B. Je vois bien maintenant, selon vos principes, que les orateurs devroient être les défenseurs des lois, et les maîtres des peuples pour leur enseigner la vertu ; mais l' éloquence du barreau chez les romains n' alloit pas jusque là.

 

A. C' étoit sans doute son but, monsieur : les orateurs devoient protéger l' innocence et les droits des particuliers, lorsqu' ils n' avoient point d' occasion de représenter dans leurs discours les besoins généraux x al 1 besoins généraux de la république ; de là vient que cette profession fut si honorée, et que Cicéron nous donne une si haute idée du véritable orateur.

 

B. Mais voyons donc de quelle manière ces orateurs doivent parler ; je vous supplie de m' expliquer vos vues là-dessus.

 

A. Je ne vous dirai pas les miennes ; je continuerai à vous parler selon les règles que les anciens nous donnent. Je ne vous dirai même que les principales choses, car vous n' attendez pas que je vous explique par ordre le détail presque infini des préceptes de la rhétorique ; il y en a beaucoup d' inutiles ; vous les avez lus dans les livres où ils sont amplement exposés : contentons-nous de parler de ce qui est le plus important. Platon, dans son dialogue où il fait parler Socrate avec Phèdre, montre que le grand défaut des rhéteurs est de chercher l' art de persuader avant que d' avoir appris, par les principes de la philosophie, quelles sont les choses qu' il faut tâcher de persuader aux hommes. Il veut que l' orateur ait commencé par l' étude de l' homme en général ; qu' après il se soit appliqué à la connoissance des hommes, en particulier, auxquels il doit parler. Ainsi il faut savoir ce que c' est que l' homme, sa fin, ses intérêts véritables ; de quoi il est composé, c' est-à-dire de corps et d' esprit ; la véritable manière de le rendre heureux ; quelles sont ses passions, les excès qu' elles peuvent avoir, la manière de les régler, comment on peut les exciter utilement pour lui faire aimer le bien ; les règles qui sont propres à le faire vivre en paix et à entretenir la société. Après cette étude générale vient la particulière : il faut connoître les lois et les coutumes de son pays, le rapport qu' elles ont avec le tempérament des peuples, les moeurs de chaque condition, les éducations différentes, les préjugés et les intérêts qui dominent dans le siècle où l' on vit, le moyen d' instruire et de redresser les esprits. Vous voyez que ces connoissances comprennent toute la philosophie la plus solide. Ainsi Platon montre par là qu' il n' appartient qu' au philosophe d' être véritable orateur : c' est en ce sens qu' il faut expliquer tout ce qu' il dit, dans le dialogue de Gorgias, contre les rhéteurs, c' est-à-dire contre cette espèce de gens qui s' étoient fait un art de bien parler et de persuader, sans se mettre en peine de savoir par principes ce qu' on doit tâcher de persuader aux hommes. Ainsi tout le véritable art, selon Platon, se réduit à bien savoir ce qu' il faut persuader, et à bien connoître les passions des hommes et la manière de les émouvoir pour arriver à la persuasion. Cicéron a presque dit les mêmes choses. Il semble d' abord vouloir que l' orateur n' ignore rien, parce que l' orateur peut avoir besoin de parler de tout, et qu' on ne parle jamais bien, dit-il après Socrate, que de ce qu' on sait bien. Ensuite il se réduit, à cause des besoins pressants et de la brièveté de la vie, aux connoissances les plus nécessaires. Il veut au moins qu' un orateur sache bien toute cette partie de la philosophie qui regarde les moeurs, ne lui permettant d' ignorer que les curiosités de l' astrologie et des mathématiques : surtout il veut qu' il connoisse la composition de l' homme et la nature de ses passions, parce que l' éloquence a pour but d' en mouvoir à propos les ressorts. Pour la connoissance des lois, il la demande à l' orateur, comme le fondement de tous ses discours ; seulement il permet qu' il n' ait pas passé sa vie à approfondir toutes les questions de la jurisprudence pour le détail des causes, parce qu' il peut, dans le besoin, recourir aux profonds jurisconsultes pour suppléer ce qui lui manqueroit de ce côté-là. Il demande, comme Platon, que l' orateur soit bon dialecticien ; qu' il sache définir, prouver, démêler les plus subtils sophismes. Il dit que c' est détruire la rhétorique de la séparer de la philosophie ; que c' est faire, des orateurs, des déclamateurs puérils sans jugement. Non-seulement il veut une connoissance exacte de tous les principes de la morale, mais encore une étude particulière de l' antiquité. Il recommande la lecture des anciens grecs ; il veut qu' on étudie les historiens, non-seulement pour leur style, mais encore pour les faits de l' histoire ; surtout il exige l' étude des poëtes, à cause du grand rapport qu' il y a entre les figures de la poésie et celles de l' éloquence. En un mot, il répète souvent que l' orateur doit se remplir l' esprit de choses avant que de parler. Je crois que je me souviendrai de ses propres termes, tant je les ai relus, et tant ils m' ont fait d' impression ; vous serez surpris de tout ce qu' il demande. L' orateur, dit-il, doit avoir la subtilité des dialecticiens, la science des philosophes, la diction presque des poëtes, la voix et les gestes des plus grands acteurs. Voyez quelle préparation il faut pour tout cela.

 

C. Effectivement, j' ai remarqué, en bien des occasions, que ce qui manque le plus à certains orateurs, qui ont d' ailleurs beaucoup de talents, c' est le fonds de science : leur esprit paroît vide ; on voit qu' ils ont eu bien de la peine à trouver de quoi remplir leurs discours ; il semble même qu' ils ne parlent pas parce qu' ils sont remplis de vérités, mais qu' ils cherchent les vérités à mesure qu' ils veulent parler.

 

A. C' est ce que Cicéron appelle des gens qui vivent au jour la journée, sans nulle provision : malgré tous leurs efforts, leurs discours paroissent toujours maigres et affamés. Il n' est pas temps de se préparer trois mois avant que de faire un discours public : ces préparations particulières, quelque pénibles qu' elles soient, sont nécessairement très-imparfaites, et un habile homme en remarque bientôt le foible ; il faut avoir passé plusieurs années à faire un fonds abondant. Après cette préparation générale, les préparations particulières coûtent peu : au lieu que, quand on ne s' applique qu' à des actions détachées, on est réduit à payer de phrases et d' antithèses ; on ne traite que des lieux communs, on ne dit rien que de vague, on coud des lambeaux qui ne sont point faits les uns pour les autres ; on ne montre point les vrais principes des choses, on se borne à des raisons superficielles, et souvent fausses ; on n' est pas capable de montrer l' étendue des vérités, parce que toutes les vérités générales ont un enchaînement nécessaire, et qu' il les faut connoître presque toutes pour en traiter solidement une en particulier.

 

C. Cependant la plupart des gens qui parlent en public acquièrent beaucoup de réputation sans autre fonds que celui-là.

 

A. Il est vrai qu' ils sont applaudis par des femmes et par le gros du monde, qui se laissent aisément éblouir ; mais cela ne va jamais qu' à une certaine vogue capricieuse, qui a besoin même d' être soutenue par quelque cabale. Les gens qui savent les règles et qui connoissent le but de l' éloquence n' ont que du dégoût et du mépris pour ces discours en l' air ; ils s' y ennuient beaucoup.

 

C. Vous voudriez qu' un homme attendît bien tard à parler en public : sa jeunesse seroit passée avant qu' il eût acquis le fonds que vous lui demandez, et il ne seroit plus en âge de l' exercer.

 

A. Je voudrois qu' il s' exerçât de bonne heure, car je n' ignore pas ce que peut l' action ; mais je ne voudrois pas que, sous prétexte de s' exercer, il se jetât d' abord dans les emplois extérieurs qui ôtent la liberté d' étudier. Un jeune homme pourroit de temps en temps faire des essais ; mais il faudroit que l' étude des bons livres fût longtemps son occupation principale.

 

C. Je crois ce que vous dites. Cela me fait souvenir d' un prédicateur de mes amis, qui vit, comme vous disiez, au jour la journée : il ne songe à une matière que quand il est engagé à la traiter ; il se renferme dans son cabinet, il feuilète la concordance, Combéfis, Polyanthea , quelques sermonnaires qu' il a achetés, et certaines collections qu' il a faites de passages détachés, et trouvés comme par hasard.

 

A. Vous comprenez bien que tout cela ne sauroit faire un habile homme. En cet état on ne peut rien dire avec force, on n' est sûr de rien, tout a un air d' emprunt et de pièces rapportées, rien ne coule de source. On se fait grand tort à soi-même d' avoir tant d' impatience de se produire. B. Dites-nous donc, avant que de nous quitter, quel est, selon vous, le grand effet de l' éloquence. A. Platon dit qu' un discours n' est éloquent qu' autant qu' il agit dans l' âme de l' auditeur : par là vous pouvez juger sûrement de tous les discours que vous entendez. Tout discours qui vous laissera froid, qui ne fera qu' amuser votre esprit, et qui ne remuera point vos entrailles, votre coeur, quelque beau qu' il paroisse, ne sera point éloquent. Voulez-vous entendre Cicéron parler comme Platon en cette matière ? Il vous dira que toute la force de la parole ne doit tendre qu' à mouvoir les ressorts cachés que la nature a mis dans le coeur des hommes. Ainsi, consultez-vous vous-même pour savoir si les orateurs que vous écoutez font bien. S' ils font une vive impression sur vous, s' ils rendent votre âme attentive et sensible aux choses qu' ils disent, s' ils vous échauffent et vous enlèvent au-dessus de vous-même, croyez hardiment qu' ils ont atteint le but de l' éloquence. Si, au lieu de vous attendrir ou de vous inspirer de fortes passions, ils ne font que vous plaire et que vousfaire admirer l' éclat et la justesse de leurs pensées et de leurs expressions, dites que ce sont de faux orateurs.

 

B. Attendez un peu, s' il vous plaît, permettez-moi de vous faire encore quelques questions.

 

A. Je voudrois pouvoir attendre, car je me trouve bien ici ; mais j' ai une affaire que je ne puis remettre. Demain je reviendrai vous voir, et nous achèverons cette matière plus à loisir. B. Adieu donc, monsieur, jusqu' à demain.

 

DIALOGUE 2

 

B. Vous êtes un aimable homme d' être revenu si ponctuellement ; la conversation d' hier nous a laissés en impatience d' en voir la suite.

 

C. Pour moi, je suis venu à la hâte de peur d' arriver trop tard, car je ne veux rien perdre.

 

A. Ces sortes d' entretiens ne sont pas inutiles : on se communique mutuellement ses pensées ; chacun dit ce qu' il a lu de meilleur. Pour moi, messieurs, je profite beaucoup à raisonner avec vous, vous souffrez mes libertés.

 

B. Laissez là le compliment : pour moi je me fais justice, et je vois bien que sans vous je serois encore enfoncé dans plusieurs erreurs. Achevez, je vous prie, de m' en tirer.

A. Vos erreurs, si vous me permettez de parler ainsi, sont celles de la plupart des honnêtes gens qui n' ont point approfondi ces matières.

 

B. Achevez donc de me guérir : nous aurons mille choses à dire, ne perdons point de temps, et sans préambule venons au fait.

 

A. De quoi parlions-nous hier quand nous nous séparâmes ? De bonne foi, je ne m' en souviens plus. C. Vous parliez de l' éloquence, qui consiste toute à émouvoir.

 

 B. Oui : j' avois peine à comprendre cela ; comment l' entendez-vous ?

 

A. Le voici. Que diriez-vous d' un homme qui persuaderoit sans prouver ?

Ce ne seroit pas là le vrai orateur ; il pourroit séduire les autres hommes, ayant l' invention de les persuader sans leur montrer que ce qu' il leur persuaderoit seroit la vérité. Un tel homme seroit dangereux dans la république ; c' est ce que nous avons vu dans les raisonnements de Socrate.

 

B. J' en conviens.

 

A. Mais que diriez-vous d' un homme qui prouveroit la vérité d' une manière exacte, sèche, nue, qui mettroit ses arguments en bonne forme, ou qui se serviroit de la méthode des géomètres dans ses discours publics, sans y ajouter rien de vif et de figuré ? Seroit-ce un orateur ?

 

B. Non, ce ne seroit qu' un philosophe.

 

A. Il faut donc, pour faire un orateur, choisir un philosophe, c' est-à-dire un homme qui sache prouver la vérité, et ajouter à l' exactitude de ses raisonnements la beauté et la véhémence d' un discours varié, pour en faire un orateur.

 

B. Oui, sans doute.

 

A. Et c' est en cela que consiste la différence de la conviction de la philosophie, et de la persuasion de l' éloquence.

 

 B. Comment dites-vous ? Je n' ai pas bien compris.

 

A. Je dis que le philosophe ne fait que convaincre, et que l' orateur, outre qu' il convainc, persuade.

 

B. Je n' entends pas bien encore. Que reste-t-il à faire quand l' auditeur est convaincu ?

 

A. Il reste à faire ce que feroit un orateur plus qu' un métaphysicien en vous montrant l' existence de Dieu. Le métaphysicien vous fera une démonstration simple qui ne va qu' à la spéculation : l' orateur y ajoutera tout ce qui peut exciter en vous des sentiments, et vous faire aimer la vérité prouvée ; c' est ce qu' on appelle persuasion.

 

B. J' entends à cette heure votre pensée.

 

A. Cicéron a eu raison de dire qu' il ne falloit jamais séparer la philosophie de l' éloquence : car le talent de persuader sans science et sans sagesse est pernicieux ; et la sagesse, sans art de persuader, n' est point capable de gagner les hommes et de faire entrer la vertu dans les coeurs. Il est bon de remarquer cela en passant, pour comprendre combien les gens du dernier siècle se sont trompés. Il y avoit, d' un côté, des savants à belles-lettres qui ne cherchoient que la pureté des langues et les livres poliment écrits : ceux-là, sans principes solides de doctrine, avec leur politesse et leur érudition, ont été la plupart libertins. D' un autre côté, on voyoit des scolastiques

secs et épineux, qui proposoient la vérité d' une manière si désagréable et si peu sensible, qu' ils rebutoient presque tout le monde. Pardonnez-moi cette digression ; je reviens à mon but. La persuasion a donc au-dessus de la simple conviction, que non-seulement elle fait voir la vérité, mais qu' elle la dépeint aimable, et qu' elle émeut les hommes en sa faveur : ainsi, dans l' éloquence, tout consiste à ajouter à la preuve solide les moyens d' intéresser l' auditeur, et d' employer ses passions pour le dessein qu' on se propose. On lui inspire l' indignation contre l' ingratitude, l' horreur contre la cruauté, la compassion pour la misère, l' amour pour la vertu, et le reste de même. Voilà ce que Platon appelle agir sur l' âme de l' auditeur et émouvoir ses entrailles. L' entendez-vous maintenant ?

 

B. Oui, je l' entends : et je vois bien par là que l' éloquence n' est point une invention frivole pour éblouir les hommes par des discours brillants ; c' est un art très-sérieux, et très-utile à la morale.

 

A. De là vient ce que dit Cicéron, qu' il a vu bien des gens diserts, c' est-à-dire qui parloient avec agrément et d' une manière élégante ; mais qu' on ne voit presque jamais de vrai orateur, c' est-à-dire d' homme qui sache entrer dans le coeur des autres et qui les entraîne.

 

B. Je ne m' en étonne plus, et je vois bien qu' il n' y a presque personne qui tende à ce but. Je vous avoue que Cicéron même, qui posa cette règle, semble s' en être écarté souvent. Que dites-vous de toutes les fleurs dont il a orné ses harangues ? Il me semble que l' esprit s' y amuse, et que le coeur n' en est point ému.

 

A. Il faut distinguer, monsieur. Les pièces de Cicéron encore jeune, où il ne s' intéresse que pour sa réputation, ont souvent ce défaut : il paroît bien qu' il est plus occupé du désir d' être admiré, que de la justice de sa cause. C' est ce qui arrivera toujours, lorsqu' une partie emploiera, pour plaider sa cause, un homme qui ne se soucie de son affaire que pour remplir sa profession avec éclat : aussi voyons-nous que la plaidoirie se tournoit souvent, chez les romains, en déclamation fastueuse. Mais, après tout, il faut avouer qu' il y a dans ces harangues, même les plus fleuries, bien de l' art pour persuader et pour émouvoir. Ce n' est pourtant pas par cet endroit qu' il faudroit voir Cicéron pour le bien connoître ; c' est dans les harangues qu' il a faites, dans un âge plus avancé, pour les besoins de la république : alors l' expérience des grandes affaires, l' amour de la liberté, la crainte des malheurs dont il étoit menacé, lui faisoient faire des efforts dignes d' un orateur. Lorsqu' il s' agit de soutenir la liberté mourante, et d' animer toute la république contre Antoine son ennemi, vous ne le voyez plus chercher des jeux d' esprit et des antithèses : c' est là qu' il est véritablement éloquent ; tout y est négligé, comme il dit lui-même, dans l' orateur , qu' on le doit être lorsqu' il s' agit d' être véhément : c' est un homme qui cherche simplement dans la seule nature tout ce qui est capable de saisir, d' animer et d' entraîner les hommes.

 

 C. Vous nous avez parlé souvent des jeux d' esprit, je voudrois bien savoir ce que c' est précisément ; car je vous avoue que j' ai peine à distinguer, dans l' occasion, les jeux d' esprit d' avec les autres ornements du discours : il me semble que l' esprit se joue dans tous les discours ornés.

 

A. Pardonnez-moi : il y a, selon Cicéron même, des expressions dont tout l' ornement naît de leur force et de la nature du sujet.

 

C. Je n' entends point tous ces termes de l' art ; expliquez-moi, s' il vous plaît, familièrement, à quoi je pourrai d' abord reconnoître un jeu d' esprit et un ornement solide.

A. La lecture et la réflexion pourront vous l' apprendre ; il y a cent manières différentes de jeux d' esprit.

 

C. Mais encore : de grâce, quelle en est la marque générale ? Est-ce l' affectation ?

 

A. Ce n' est pas toute sorte d' affectation ; mais c' est celle de vouloir plaire et montrer son esprit.

 

C. C' est quelque chose : mais je voudrois encore des marques plus précises pour aider mon discernement.

 

A. Eh bien ! En voici une qui vous contentera peut-être. Nous avons déjà dit que l' éloquence consiste, non-seulement dans la preuve, mais encore dans l' art d' exciter les passions. Pour les exciter, il faut les peindre ; ainsi je crois que toute l' éloquence se réduit à prouver, à peindre et à toucher. Toutes les pensées brillantes qui ne vont point à une de ces trois choses ne sont que jeu d' esprit.

 

C. Qu' appelez-vous peindre ? Je n' entends point tout votre langage.

A. Peindre, c' est non-seulement décrire les choses, mais en représenter les circonstances d' une manière si vive et si sensible, que l' auditeur s' imagine presque les voir. Par exemple, un froid historien qui raconteroit la mort de Didon se contenteroit de dire : elle fut si accablée de douleur après le départ d' énée, qu' elle ne put supporter la vie ; elle monta au haut de son palais, elle se mit sur un bûcher et se tua elle-même. En écoutant ces paroles vous apprenez le fait, mais vous ne le voyez pas. écoutez Virgile, il le mettra devant vos yeux. N' est-il pas vrai que, quand il ramasse toutes les circonstances de ce désespoir, qu' il vous montre Didon furieuse avec un visage où la mort est déjà peinte, qu' il la fait parler à la vue de ce portrait et de cette épée, votre imagination vous transporte à Carthage ; vous croyez voir la flotte des troyens qui fuit le rivage, et la reine que rien n' est capable de consoler ; vous entrez dans tous les sentiments qu' eurent alors les véritables spectateurs. Ce n' est plus Virgile que vous écoutez ; vous êtes trop attentif aux dernières paroles de la malheureuse Didon pour penser à lui. Le poëte disparoît ; on ne voit plus que ce qu' il fait voir, on n' entend plus que ceux qu' il fait parler. Voilà la force de l' imitation et de la peinture. De là vient qu' un peintre et un poëte ont tant de rapport : l' un peint pour les yeux, l' autre pour les oreilles ; l' un et l' autre doivent porter les objets dans l' imagination des hommes. Je vous ai cité un exemple tiré d' un poëte, pour vous faire mieux entendre la chose ; car la peinture est encore plus vive et plus forte dans les poëtes que dans les orateurs. La poésie ne diffère de la simple éloquence, qu' en ce qu' elle peint avec enthousiasme et par des traits plus hardis. La prose a ses peintures, quoique plus modérées : sans ces peintures on ne peut échauffer l' imagination de l' auditeur ni exciter ses passions. Un récit simple ne peut émouvoir : il faut non-seulement instruire les auditeurs des faits, mais les leur rendre sensibles, et frapper leurs sens par une représentation parfaite de la manière touchante dont ils sont arrivés.

 

 C. Je n' avois jamais compris tout cela. Je vois bien maintenant que ce que vous appelez peinture est essentiel à l' éloquence ; mais vous me feriez croire qu' il n' y a point d' éloquence sans poésie.

 

A. Vous pouvez le croire hardiment. Il en faut retrancher la versification, c' est-à-dire le nombre réglé de certaines syllabes, dans lequel le poëte renferme ses pensées. Le vulgaire ignorant s' imagine que c' est là la poésie : on croit être poëte quand on a parlé ou écrit en mesurant ses paroles. Au contraire, bien des gens font des vers sans poésie ; et beaucoup d' autres sont pleins de poésie sans faire de vers : laissons donc la versification. Pour tout le reste, la poésie n' est autre chose qu' une fiction vive qui peint la nature. Si on n' a ce génie de peindre, jamais on n' imprime les choses dans l' âme de l' auditeur ; tout est sec, languissant et ennuyeux. Depuis le péché originel, l' homme est tout enfoncé dans les choses sensibles ; c' est là son grand mal : il ne peut être longtemps attentif à ce qui est abstrait. Il faut donner du corps à toutes les instructions qu' on veut insinuer dans son esprit : il faut des images qui l' arrêtent : de là vient que, sitôt après la chute du genre humain, la poésie et l' idolâtrie, toujours jointes ensemble, firent toute la religion des anciens. Mais ne nous écartons pas. Vous voyez bien que la poésie, c' est-à-dire la vive peinture des choses, est comme l' âme de l' éloquence.

 

C. Mais, si les vrais orateurs sont poëtes, il me semble aussi que les poëtes sont orateurs ; car la poésie est propre à persuader.

A. Sans doute, ils ont le même but ; toute la différence consiste en ce que je vous ai dit. Les poëtes ont, au-dessus des orateurs, l' enthousiasme, qui les rend même plus élevés, plus vifs et plus hardis dans leurs expressions. Vous vous souvenez bien de ce que je vous ai rapporté tantôt de Cicéron.

 

C. Quoi ! N' est-ce pas... ?

 

A. Que l' orateur doit avoir la diction presque des poëtes ; ce presque dit tout.

 

C. Je l' entends bien à cette heure ; tout cela se débrouille dans mon esprit. Mais revenons à ce que vous nous avez promis.

 

A. Vous le comprendrez bientôt. à quoi peut servir dans un discours tout ce qui ne sert point à une de ces trois choses, la preuve, la peinture et le mouvement ?

C. Il servira à plaire.

A. Distinguons, s' il vous plaît : ce qui sert à plaire pour persuader est bon. Les preuves solides et bien expliquées plaisent sans doute ; les mouvements vifs et naturels de l' orateur ont beaucoup de grâces ; les peintures fidèles et animées charment. Ainsi les trois choses que nous admettons dans l' éloquence plaisent ; mais elles ne se bornent pas à plaire. Il est question de savoir si nous approuverons les pensées et les expressions qui ne vont qu' à plaire, et qui ne peuvent point avoir d' effet plus solide ; c' est ce que j' appelle jeu d' esprit. Souvenez-vous donc bien, s' il vous plaît, toujours, que je loue toutes les grâces du discours qui servent à la persuasion ; je ne rejette que celles où l' orateur, amoureux de lui-même, a voulu se peindre et amuser l' auditeur par son bel esprit, au lieu de le remplir uniquement de son sujet. Ainsi je crois qu' il faut condamner non-seulement tous les jeux de mots, car ils n' ont rien que de froid et de puéril, mais encore tous les jeux de pensées, c' est-à-dire toutes celles qui ne servent qu' à briller, puisqu' elles n' ont rien de solide et de convenable à la persuasion.

 

C. J' y consentirois volontiers. Mais n' ôteriez-vous pas, par cette sévérité, les principaux ornements du discours.

 

A. Ne trouvez-vous pas que Virgile et Homère sont des auteurs assez agréables ? Croyez-vous qu' il y en ait de plus délicieux ? Vous n' y trouverez pourtant pas ce qu' on appelle des jeux d' esprit : ce sont des choses simples, la nature se montre partout, partout l' art se cache soigneusement ; vous n' y trouvez pas un seul mot qui paroisse mis pour faire honneur au bel esprit du poëte ; il met toute sa gloire à ne point paroître, pour vous occuper des choses qu' il peint, comme un peintre songe à vous mettre devant les yeux les forêts, les montagnes, les rivières, les lointains, les bâtiments, les hommes, leurs aventures, leurs actions, leurs passions différentes, sans que vous puissiez remarquer les coups du pinceau : l' art est grossier et méprisable dès qu' il paroît. Platon, qui avoit examiné tout cela beaucoup mieux que la plupart des orateurs, assure qu' en écrivant on doit toujours se cacher, se faire oublier, et ne produire que les choses et les personnes qu' on veut mettre devant les yeux du lecteur. Voyez combien ces anciens-là avoient des idées plus hautes et plus solides que nous.

 

B. Vous nous avez assez parlé de la peinture, dites-nous quelque chose des mouvements : à quoi servent-ils ?

 

A. à en imprimer dans l' esprit de l' auditeur qui soient conformes au dessein de celui qui parle. B. Mais ces mouvements, en quoi les faites-vous consister ?

 

 A. Dans les paroles et dans les actions du corps.

 

B. Quel mouvement peut-il y avoir dans les paroles ?

 

A. Vous l' allez voir. Cicéron rapporte que les ennemis mêmes de Gracchus ne purent s' empêcher de pleurer lorsqu' il prononça ces paroles : misérable ! Où irai-je ? Quel asile me reste-t-il ? le capitole ? Il est inondé du sang de mon frère. ma maison ? J' y verrois une malheureuse mère fondre en larmes et mourir de douleur . Voilà des mouvements. Si on disoit cela avec tranquillité, il perdroit sa force.

 

B. Le croyez-vous ?

 

A Vous le croirez aussi bien que moi, si vous l' essayez. Voyons-le : je ne sais où aller dans mon malheur, il ne me reste aucun asile. Le capitole est le lieu où l' on a répandu le sang de mon frère ; ma maison est un lieu où je verrois ma mère pleurer de douleur . C' est la même chose. Qu' est devenue cette vivacité ? Où sont ces paroles coupées qui marquent si bien la nature dans les transports de la douleur ? La manière de dire les choses fait voir la manière dont on les sent, et c' est ce qui touche davantage l' auditeur. Dans ces endroits-là, non-seulement il ne faut point de pensées, mais on en doit retrancher l' ordre et les liaisons ; sans cela la passion n' est plus vraisemblable, et rien n' est si choquant qu' une passion exprimée avec pompe et par des périodes réglées. Sur cet article je vous renvoie à Longin ; vous y verrez des exemples de Démosthène qui sont merveilleux.

 

 B. J' entends tout cela : mais vous nous avez fait espérer l' explication de l' action du corps, je ne vous en tiens pas quitte.

 

A. Je ne prétends pas faire ici toute une rhétorique, je n' en suis pas même capable ; je vous dirai seulement quelques remarques que j' ai faites. L' action des grecs et des romains étoit bien plus violente que la nôtre ; nous le voyons dans Cicéron et dans Quintilien : ils battoient du pied, ils se frappoient même le front. Cicéron nous représente un orateur qui se jette sur la partie qu' il défend, et qui déchire ses habits pour montrer aux juges les plaies qu' elle avoit reçues au service de la république. Voilà une action véhémente, mais cette action est réservée pour des choses extraordinaires. Il ne parle point d' un geste continuel. En effet, il n' est point naturel de remuer toujours les bras en parlant : il faut remuer les bras parce qu' on est animé ; mais il ne faudroit pas, pour paroître animé, remuer les bras. Il y a des choses même qu' il faudroit dire tranquillement sans se remuer.

 

B. Quoi ! Vous voudriez qu' un prédicateur, par exemple, ne fît point de geste en quelques occasions ? Cela paroîtroit bien extraordinaire.

 

A. J' avoue qu' on a mis en règle ou du moins en coutume, qu' un prédicateur doit s' agiter sur tout ce qu' il dit  presque indifféremment : mais il est bien aisé de montrer que souvent nos prédicateurs s' agitent trop, et que souvent aussi ils ne s' agitent pas assez.

 

B. Ha ! Je vous prie de m' expliquer cela, car j' avois toujours cru, sur l' exemple de N, qu' il n' y avoit que deux ou trois sortes de mouvements de mains à faire dans tout un sermon.

 

A venons au principe. à quoi sert l' action du corps ? N' est-ce pas à exprimer les sentiments et les passions qui occupent l' âme ?

 

B. Je le crois.

 

A. Le mouvement du corps est donc une peinture des pensées de l' âme.

 

B. Oui.

A. Et cette peinture doit être ressemblante. Il faut que tout y représente vivement et naturellement les sentiments de celui qui parle et la nature des choses qu' il dit. Je sais bien qu' il ne faut pas aller jusqu' à une représentation basse et comique.

 

B. Il me semble que vous avez raison, et je vois déjà votre pensée. Permettez-moi de vous interrompre, pour vous montrer combien j' entre dans toutes les conséquences de vos principes. Vous voulez que l' orateur exprime par une action vive et naturelle ce que ses paroles n' exprimeroient que d' une manière languissante. Ainsi, selon vous, l' action même est une peinture.

 

A. Sans doute. Mais voici ce qu' il en faut conclure ; c' est que, pour bien peindre, il faut imiter la nature, et voir ce qu' elle fait quand on la laisse faire et que l' art ne la contraint pas.

 

B. J' en conviens.

 

A. Voyons donc. Naturellement fait-on beaucoup de gestes quand on dit des choses simples et où nulle passion n' est mêlée ?

 

B. Non.

A. Il faudroit donc n' en faire point en ces occasions dans les discours publics, ou en faire très-peu ; car il faut que tout y suive la nature. Bien plus, il y a des choses où l' on exprimeroit mieux ses pensées par une cessation de tout mouvement. Un homme plein d' un grand sentiment demeure un moment immobile ; cette espèce de saisissement tient en suspens l' âme de tous les auditeurs.

 

 B. Je comprends que ces suspensions bien employées seroient belles, et puissantes pour toucher l' auditeur : mais il me semble que vous réduisez celui qui parle en public à ne faire pour le geste que ce que feroit un homme qui parleroit en particulier.

 

A. Pardonnez-moi : la vue d' une grande assemblée, et l' importance du sujet qu' on traite, doivent sans doute animer beaucoup plus un homme, que s' il étoit dans une simple conversation. Mais, en public comme en particulier, il faut qu' il agisse toujours naturellement : il faut que son corps ait du mouvement quand ses paroles en ont, et que son corps demeure tranquille quand ses paroles n' ont rien que de doux et de simple. Rien ne me semble si choquant et si absurde, que de voir un homme qui se tourmente pour me dire des choses froides : pendant qu' il sue, il me glace le sang. Il y a quelque temps que je m' endormis à un sermon. Vous savez que le sommeil surprend aux sermons de l' après-midi : aussi ne prêchoit-on anciennement que le matin à la messe, après l' évangile. Je m' éveillai bientôt, et j' entendis le prédicateur qui s' agitoit extraordinairement : je crus que c' étoit le fort de sa morale.

 

B. Eh bien ! Qu' étoit-ce donc ?

 

A. C' est qu' il avertissoit ses auditeurs que, le dimanche suivant, il prêcheroit sur la pénitence. Cet avertissement fait avec tant de violence me surprit, et m' auroit fait rire si le respect du lieu et de l' action ne m' eût retenu. La plupart de ces déclamateurs sont pour le geste comme pour la voix : leur voix a une monotonie perpétuelle, et leur geste une uniformité qui n' est ni moins ennuyeuse, ni moins éloignée de la nature, ni moins contraire au fruit qu' on pourroit attendre de l' action.

 

B. Vous dites qu' ils n' en ont pas assez quelquefois.

 

A. Faut-il s' en étonner ? Ils ne discernent point les choses où il faut s' animer ; ils s' épuisent sur des choses communes, et sont réduits à dire foiblement celles qui demanderoient une action véhémente. Il faut avouer même que notre nation n' est guère capable de cette véhémence ; on est trop léger, et on ne conçoit pas assez fortement les choses. Les romains, et encore plus les grecs, étoient admirables en ce genre ; les orientaux y ont excellé, particulièrement les hébreux. Rien n' égale la vivacité et la force, non-seulement des figures qu' ils employoient dans leurs discours, mais encore des actions qu' ils faisoient pour exprimer leurs sentiments, comme de mettre de la cendre sur leurs têtes, de déchirer leurs habits, et de se couvrir de sacs dans la douleur. Je ne parle point des choses que les prophètes faisoient pour figurer plus vivement les choses qu' ils vouloient prédire, à cause qu' elles étoient inspirées de Dieu : mais, les inspirations divines à part, nous voyons que ces gens-là s' entendoient bien autrement que nous à

 exprimer leur douleur, leur crainte et leurs autres passions. De là venoient sans doute ces grands effets de l' éloquence que nous ne voyons plus.

 

B. Vous voudriez donc beaucoup d' inégalité dans la voix et le geste ?

 

A. C' est là ce qui rend l' action si puissante, et qui la faisoit mettre par Démosthène au-dessus de tout. Plus l' action et la voix paroissent simples et familières dans les endroits où l' on ne fait qu' instruire, que raconter, que s' insinuer ; plus préparent-elles de surprise et d' émotion pour les endroits où elles s' élèveront à un enthousiasme soudain. C' est une espèce de musique : toute la beauté consiste dans la variété des tons, qui haussent ou qui baissent selon les choses qu' ils doivent exprimer.

 

B. Mais, si l' on vous en croit, nos principaux orateurs mêmes sont bien éloignés du véritable art. Le prédicateur que nous entendîmes ensemble il y a quinze jours ne suit pas cette règle ; il ne paroît pas même s' en mettre en peine. Excepté les trente premières paroles, il dit tout d' un même ton ; et toute la différence qu' il y a entre les endroits où il veut s' animer, et ceux où il ne le veut pas, c' est que dans les premiers il parle encore plus rapidement qu' à l' ordinaire.

 

A. Pardonnez-moi, monsieur : sa voix a deux tons, mais ils ne sont guère proportionnés à ses paroles. Vous avez raison de dire qu' il ne s' attache point à ces règles, je crois qu' il n' en a pas même senti le besoin. Sa voix est naturellement mélodieuse ; quoique très-mal ménagée, elle ne laisse pas de plaire : mais vous voyez bien qu' elle ne fait dans l' âme aucune des impressions touchantes qu' elle feroit si elle avoit toutes les inflexions qui expriment les sentiments. Ce sont de belles cloches dont le son est clair, plein, doux et agréable, mais, après tout, des cloches qui ne signifient rien, qui n' ont point de variété, ni par conséquent d' harmonie et d' éloquence.

 

B. Mais cette rapidité de discours a pourtant beaucoup de grâces.

 

A. Elle en a sans doute : et je conviens que, dans certains endroits vifs, il faut parler plus vite ; mais parler avec précipitation et ne pouvoir se retenir est un grand défaut. Il y a des choses qu' il faut appuyer. Il en est de l' action et de la voix comme des vers : il faut quelquefois une mesure lente et grave qui peigne les choses de ce caractère, comme il faut quelquefois une mesure courte et impétueuse pour signifier ce qui est vif et ardent. Se servir toujours de la même action et de la même mesure de voix, c' est comme qui donneroit le même remède à toutes sortes de malades. Mais il faut pardonner à ce prédicateur l' uniformité de voix et d' action ; car outre qu' il a d' ailleurs des qualités très-estimables, de plus ce défaut lui est nécessaire. N' avons-nous pas dit qu' il faut que l' action de la voix accompagne toujours les paroles ? Son style est tout uni, il n' a aucune variété : d' un côté rien de familier, d' insinuant et de populaire ; de l' autre rien de vif, de figuré et de sublime : c' est un cours réglé de paroles qui se pressent les unes les autres ; ce sont des déductions exactes, des raisonnements bien suivis et concluants, des portraits fidèles ; en un mot, c' est un homme qui parle en termes propres, et qui dit des choses très-sensées. Il faut même reconnoître que la chaire lui a de grandes obligations, il l' a tirée de la servitude des déclamateurs, il l' a remplie  avec beaucoup de force et de dignité. Il est très-capable de convaincre : mais je ne connois guère de prédicateur qui persuade et qui touche moins. Si vous y prenez garde, il n' est pas même fort adroit ; car, outre qu' il n' a aucune manière insinuante et familière, ainsi que nous l' avons déjà remarqué ailleurs, il n' a rien d' affectueux, de sensible. Ce sont des raisonnements qui demandent de la contention d' esprit. Il ne reste presque rien de tout ce qu' il a dit dans la tête de ceux qui l' ont écouté : c' est un torrent qui a passé tout d' un coup, et qui laisse son lit à sec. Pour faire une impression durable, il faut aider les esprits en touchant les passions : les instructions sèches ne peuvent guère réussir. Mais ce que je trouve le moins naturel en ce prédicateur, est qu' il donne à ses bras un mouvement continuel, pendant qu' il n' y a ni mouvement ni figure dans ses paroles. à un tel style il faudroit une action commune de conversation, ou bien il faudroit à cette action impétueuse un style plein de saillies et de véhémence ; encore faudroit-il, comme nous l' avons dit, ménager mieux cette véhémence, et la rendre moins uniforme. Je conclus que c' est un grand homme qui n' est point orateur. Un missionnaire de village, qui sait effrayer et faire couler des larmes, frappe bien plus au but de l' éloquence.

 

B. Mais quel moyen de connoître en détail les gestes et les inflexions de voix conformes à la nature ?

 

A. Je vous l' ai déjà dit, tout l' art des bons orateurs ne consiste qu' à observer ce que la nature fait quand elle n' est point retenue. Ne faites point comme ces mauvais orateurs qui veulent toujours déclamer, et ne jamais parler à leurs auditeurs : il faut au contraire que chacun de vos auditeurs s' imagine que vous parlez à lui en particulier. Voilà à quoi servent les tons naturels, familiers et insinuants. Il faut à la vérité qu' ils soient toujours graves et modestes ; il faut même qu' ils deviennent puissants et pathétiques dans les endroits où le discours s' élève et s' échauffe. N' espérez pas exprimer les passions par le seul effort de la voix ; beaucoup de gens, en criant et en s' agitant, ne font qu' étourdir. Pour réussir à peindre les passions, il faut étudier les mouvements qu' elles inspirent. Par exemple, remarquez ce que font les yeux, ce que font les mains, ce que fait tout le corps, et quelle est sa posture ; ce que fait la voix d' un homme quand il est pénétré de douleur, ou surpris à la vue, d' un objet étonnant. Voilà la nature qui se montre à vous, vous n' avez qu' à la suivre. Si vous employez l' art, cachez-le si bien par l' imitation, qu' on le prenne pour la nature même. Mais, à dire le vrai, il en est des orateurs comme des poëtes qui font des élégies ou d' autres vers passionnés. Il faut sentir la passion pour la bien peindre ; l' art, quelque grand qu' il soit, ne parle point comme la passion véritable. Ainsi vous serez toujours un orateur très-imparfait, si vous n' êtes pénétré des sentiments que vous voulez peindre et inspirer aux autres ; et ce n' est pas par spiritualité que je dis ceci, je ne parle qu' en orateur.

 

B. Je comprends cela. Mais vous nous avez parlé des yeux ; ont-ils leur éloquence ?

 

A. N' en doutez pas. Cicéron et tous les autres anciens l' assurent. Rien ne parle tant que le visage, il exprime tout : mais, dans le visage, les yeux font le principal effet ; un seul regard jeté bien à propos pénètre dans le fond des coeurs.

 

B. Vous me faites souvenir que le prédicateur dont nous parlions a d' ordinaire les yeux fermés : quand on le regarde de près, cela choque.

 

A. C' est qu' on sent qu' il lui manque une des choses qui devroient animer son discours.

 

B. Mais pourquoi le fait-il ?

 

A. Il se hâte de prononcer, et il ferme les yeux, parce que sa mémoire travaille trop.

 

B. J' ai bien remarqué qu' elle est fort chargée : quelquefois même il reprend plusieurs mots pour retrouver le fil du discours. Ces reprises sont désagréables, et sentent l' écolier qui sait mal sa leçon : elles feroient tort à un moindre prédicateur.

 

 A. Ce n' est pas la faute du prédicateur, c' est la faute de la méthode qu' il a suivie après tant d' autres. Tant qu' on prêchera par coeur et souvent, on tombera dans cet embarras.

 

B. Comment donc, voudriez-vous qu' on ne prêchât point par coeur ? Jamais on ne feroit des discours pleins de force et de justesse.

 

A. Je ne voudrois pas empêcher les prédicateurs d' apprendre par coeur certains discours extraordinaires, ils auroient assez de temps pour se bien préparer à ceux-là ; encore pourroient-ils s' en passer.

 

B. Comment cela ? Ce que vous dites paroît incroyable.

A. Si j' ai tort, je suis prêt à me rétracter : examinons cela sans prévention. Quel est le principal but de l' orateur ? N' avons-nous pas vu que c' est de persuader ? Et, pour persuader, ne disions-nous pas qu' il faut toucher, en excitant les passions ?

 

B. J' en conviens.

A. La manière la plus vive et la plus touchante est donc la meilleure.

 

B. Cela est vrai : qu' en concluez-vous ?

 

A. Lequel des deux orateurs peut avoir la manière la plus vive et la plus touchante, ou celui qui apprend par coeur, ou celui qui parle sans réciter mot à mot ce qu' il a appris ?

B. Je soutiens que c' est celui qui a appris par coeur.

 

A. Attendez, posons bien l' état de la question. Je mets d' un côté un homme qui compose exactement tout son discours, et qui l' apprend par coeur jusqu' à la moindre syllabe : de l' autre je suppose un homme savant qui se remplit de son sujet, qui a beaucoup de facilité de parler ; (car vous ne voulez pas que les gens sans talent s' en mêlent ; ) un homme enfin qui médite fortement tous les principes du sujet qu' il doit traiter, et dans toute leur étendue ; qui s' en fait un ordre dans l' esprit, qui prépare les plus fortes expressions par lesquelles il veut rendre son sujet sensible, qui range toutes ses preuves, qui prépare un certain nombre de figures touchantes. Cet homme sait sans doute tout ce qu' il doit dire, et la place où il doit mettre chaque chose : il ne lui reste pour l' exécution qu' à trouver les expressions communes qui doivent faire le corps du discours. Croyez-vous qu' un tel homme ait de la peine à les trouver ?

 

B. Il ne les trouvera pas si justes et si ornées, qu' il les auroit trouvées à loisir dans son cabinet.

A. Je le crois. Mais, selon vous-même, il ne perdra qu' un peu d' ornement ; et vous savez ce que nous devons penser de cette perte, selon les principes que nous avons déjà posés. D' un autre côté, que ne gagnera-t-il pas pour la liberté et, pour la force de l' action, qui est le principal ! Supposant qu' il se soit beaucoup exercé à écrire, comme Cicéron le demande, qu' il ait lu tous les bons modèles, qu' il ait beaucoup de facilité naturelle et acquise, qu' il ait un fonds abondant de principes et d' érudition, qu' il ait bien médité tout son sujet, qu' il l' ait bien rangé dans sa tête ; nous devons conclure qu' il parlera avec force, avec ordre, avec abondance. Ses périodes n' amuseront pas tant l' oreille : tant mieux ; il en sera meilleur orateur. Ses transitions ne seront pas si fines : n' importe, outre qu' il peut les avoir préparées sans les apprendre par coeur, de plus ces négligences lui seront communes avec les plus éloquents orateurs de l' antiquité, qui ont cru qu' il falloit par là imiter souvent la nature, et ne montrer pas

une trop grande préparation. Que lui manquera-t-il donc ? Il fera quelque petite répétition ; mais elle ne sera pas inutile : non-seulement l' auditeur de bon goût prendra plaisir à y reconnoître la nature, qui reprend souvent ce qui la frappe davantage dans un sujet ; mais cette répétition imprimera plus fortement les vérités : c' est la véritable manière d' instruire. Tout au plus trouvera-t-on dans son discours quelque construction peu exacte, quelque terme impropre, ou censuré par l' académie, quelque chose d' irrégulier, ou, si vous voulez, de foible et de mal placé, qui lui aura échappé dans la chaleur de l' action. Il faudroit avoir l' esprit bien petit pour croire que ces fautes-là fussent grandes ; on en trouvera de cette nature dans les plus excellents originaux. Les plus habiles d' entre les anciens les ont méprisées. Si nous avions d' aussi grandes vues qu' eux, nous ne serions guère occupés de ces minuties. Il n' y a que les gens qui ne sont pas propres à discerner les grandes choses, qui s' amusent à celles-là. Pardonnez ma liberté : ce n' est qu' à cause que je vous crois bien  différent de ces esprits-là, que je vous en parle avec si peu de ménagement.

 

B. Vous n' avez pas besoin de précaution avec moi ; allons jusqu' au bout sans nous arrêter.

 

A. Considérez donc, monsieur, en même temps les avantages d' un homme qui n' apprend point par coeur : il se possède, il parle naturellement, il ne parle point en déclamateur ; les choses coulent de source ; ses expressions (si son naturel est riche pour l' éloquence) sont vives et pleines de mouvement ; la chaleur même qui l' anime lui fait trouver des expressions et des figures qu' il n' auroit pu préparer dans son étude.

 

B. Pourquoi ? Un homme s' anime dans son cabinet, et peut y composer des discours très-vifs.

 

A. Cela est vrai ; mais l' action y ajoute encore une plus grande vivacité. De plus, ce qu' on trouve dans la chaleur de l' action est tout autrement sensible et naturel ; il a un air négligé, et ne sent point l' art comme presque toutes les choses composées à loisir. Ajoutez qu' un orateur habile et expérimenté proportionne les choses à l' impression qu' il voit qu' elles font sur l' auditeur ; car il remarque fort bien ce qui entre et ce qui n' entre pas dans l' esprit, ce qui attire l' attention, ce qui touche les coeurs, et ce qui ne fait point ces effets. Il reprend les mêmes choses d' une autre manière, il les revêt d' images et de comparaisons plus sensibles ;  ou bien il remonte aux principes d' où dépendent des vérités qu' il veut persuader ; ou bien il tâche de guérir les passions, qui empêchent ces vérités de faire impression. Voilà le véritable art d' instruire et de persuader ; sans ces moyens on ne fait que des déclamations vagues et infructueuses. Voyez combien l' orateur qui ne parle que par coeur est loin de ce but. Représentez-vous un homme qui n' oseroit dire que sa leçon : tout est nécessairement compassé dans son style ; et il lui arrive ce que Denys D' Halicarnasse remarque qui est arrivé à Isocrate, sa composition est meilleure à être lue qu' à être prononcée. D' ailleurs, quoi qu' il fasse, ses inflexions de voix sont uniformes et toujours un peu forcées : ce n' est point un homme qui parle, c' est un orateur qui récite ou qui déclame ; son action est contraire, ses yeux trop arrêtés marquent que sa mémoire travaille, et il ne peut s' abandonner à un mouvement extraordinaire sans se mettre en danger de perdre le fil de son discours. L' auditeur voyant l' art si à découvert, bien loin d' être saisi et transporté hors de lui-même, comme il le faudroit, observe froidement tout l' artifice du discours. B. Mais les anciens orateurs ne faisoient-ils pas ce que vous condamnez ? A. Je crois que non.

 

B. Quoi ! Vous croyez que Démosthène et Cicéron ne savaient point par coeur ces harangues si achevées que nous avons d' eux ?

 

A. Nous voyons bien qu' ils les écrivoient ; mais nous avons plusieurs raisons de croire qu' ils ne les apprenoient point par coeur mot à mot. Les discours même de Démosthène, tels qu' ils sont sur le papier, marquent bien plus la sublimité et la véhémence d' un grand génie accoutumé à parler fortement des affaires publiques, que l' exactitude et la politesse d' un homme qui compose. Pour Cicéron, on voit, en divers endroits de ses harangues, des choses nécessairement imprévues. Mais rapportons-nous-en à lui-même sur cette matière. Il veut que l' orateur ait beaucoup de mémoire. Il parle même de la mémoire artificielle comme d' une invention utile : mais tout ce qu' il en dit ne marque point que l' on doive apprendre mot à mot par coeur ; au contraire, il paroît se borner à vouloir qu' on range exactement dans sa tête toutes les parties de son discours, et que l' on prémédite les figures et les principales expressions qu' on doit employer, se réservant d' y ajouter sur-le-champ ce que le besoin et la vue des objets pourroit inspirer : c' est pour cela même qu' il demande tant de diligence et de présence d' esprit dans l' orateur.

 

B. Permettez-moi de vous dire que tout cela ne me persuade point ; je ne puis croire qu' on parle si bien quand on parle sans avoir réglé toutes ses paroles.

 

C. Et moi je comprends bien ce qui vous rend si incrédule ; c' est que vous jugez de ceci par une expérience commune. Si les gens qui apprennent leurs sermons par coeur prêchoient sans cette préparation, ils prêcheroient apparemment fort mal. Je ne m' en étonne pas : ils ne sont pas accoutumés à suivre la nature ; ils n' ont songé qu' à apprendre à écrire, et encore à écrire avec affectation ; jamais ils n' ont songé à apprendre à parler d' une manière noble, forte et naturelle. D' ailleurs, la plupart n' ont pas assez de fonds de doctrine pour se fier à eux-mêmes. La méthode d' apprendre par coeur met je ne sais combien d' esprits bornés et superficiels en état de faire des discours publics avec quelque éclat : il ne faut qu' assembler un certain nombre de passages et de pensées ; si peu qu' on ait de génie et de secours, on donne, avec du temps, une forme polie à cette matière. Mais, pour le reste, il faut une méditation sérieuse des premiers principes, une connoissance étendue des moeurs, la lecture de l' antiquité, de la force de raisonnement et d' action. N' est-ce pas là, monsieur, ce que vous demandez de l' orateur qui n' apprend point par coeur ce qu' il doit dire ?

 

A. Vous l' avez très-bien expliqué. Je crois seulement qu' il faut ajouter que quand ces qualités ne se trouveront pas éminemment dans un homme, il ne laissera pas de faire de bons discours, pourvu qu' il ait de la solidité d' esprit, un fonds raisonnable de science, et quelque facilité de parler. Dans cette méthode, comme dans l' autre, il y auroit divers degrés d' orateurs. Remarquez encore que la plupart des gens qui n' apprennent point par coeur ne se préparent pas assez : il faudroit étudier son sujet par une profonde méditation, préparer tous les mouvements qui peuvent toucher, et donner à tout cela un ordre qui servît même à mieux remettre les choses dans leur point de vue.

 

B. Vous nous avez déjà parlé plusieurs fois de cet ordre ; voulez-vous autre chose qu' une division ? N' avez-vous pas même encore sur cela quelque opinion singulière ? A. Vous pensez vous moquer : je ne suis pas moins bizarre sur cet article que sur les autres.

B. Je crois que vous le dites sérieusement.

 

A. N' en doutez pas. Puisque nous sommes en train, je m' en vais vous montrer combien l' ordre manque à la plupart des orateurs.

 

 B. Puisque vous aimez tant l' ordre, les divisions ne vous déplaisent pas.

 

A. Je suis bien éloigné de les approuver.

 

B. Pourquoi donc ? Ne mettent-elles pas l' ordre dans un discours ?

 

A. D' ordinaire elles y en mettent un qui n' est qu' apparent. De plus, elles dessèchent et gênent le discours ; elles le coupent en deux ou trois parties qui interrompent l' action de l' orateur et l' effet qu' elle doit produire : il n' y a plus d' unité véritable, ce sont deux ou trois discours différents qui ne sont unis que par une liaison arbitraire. Le sermon d' avant-hier, celui d' hier et celui d' aujourd' hui, pourvu qu' ils soient d' un dessein suivi, comme les desseins  d' avent, font autant ensemble un tout et un corps de discours que les trois points d' un de ces sermons font un tout entre eux.

 

B. Mais, à votre avis, qu' est-ce donc que l' ordre ? Quelle confusion y auroit-il dans un discours qui ne seroit point divisé !

 

A. Croyez-vous qu' il y ait beaucoup plus de confusion dans les harangues de Démosthène et de Cicéron, que dans les sermons du prédicateur de votre paroisse ?

 

B. Je ne sais : je croirois que non.

 

A. Ne craignez pas de vous engager trop : les harangues de ces grands hommes ne sont pas divisées comme les sermons d' à-présent. Non-seulement eux, mais encore Isocrate, dont nous avons tant parlé, et les autres anciens orateurs, n' ont point pris cette règle. Les pères de l' église ne l' ont point connue. Saint Bernard, le dernier d' entre eux, marque souvent les divisions ; mais il ne les suit pas, et il ne partage point ses sermons. Les prédications ont été encore longtemps après sans être divisées, et c' est une invention très-moderne qui nous vient de la scolastique.

 

B. Je conviens que l' école est un méchant modèle pour l' éloquence ; mais quelle forme donnoit-on donc anciennement à un discours ?

 

A. Je m' en vais vous le dire. On ne divisoit pas un discours : mais on y distinguoit soigneusement toutes les choses qui avoient besoin d' être distinguées, on assignoit à chacune sa place, et on examinoit attentivement en quel endroit il falloit placer chaque chose pour la rendre plus propre à faire impression. Souvent une chose qui, dite d' abord, n' auroit paru rien, devient décisive lorsqu' elle est réservée pour un autre endroit où l' auditeur sera préparé par d' autres choses à en sentir toute la force. Souvent un mot qui a trouvé heureusement sa place y met la vérité dans tout son jour. Il faut laisser quelquefois une vérité enveloppée jusqu' à la fin : c' est Cicéron qui nous l' assure. Il doit y avoir partout un enchaînement de preuves ; il faut que la première prépare à la seconde, et que la seconde soutienne la première. On doit d' abord montrer en gros tout un sujet, et prévenir favorablement l' auditeur par un début modeste et insinuant, par un air de probité et de candeur. Ensuite on établit les principes ; puis on pose les faits d' une manière simple, claire et sensible, appuyant sur les circonstances dont on devra se servir bientôt après. Des principes, des faits, on tire les conséquences ; et il faut disposer le raisonnement de manière que toutes les preuves s' entr' aident pour être facilement retenues. On doit faire en sorte que le discours aille toujours croissant, et que l' auditeur sente de plus en plus le poids de la vérité : alors il faut déployer les images vives et les mouvements propres à exciter les passions. Pour cela il faut connoître la liaison que les passions ont entre elles ; celles qu' on peut exciter d' abord plus facilement, et qui peuvent servir à émouvoir les autres ; celles enfin qui peuvent produire les plus grands effets, et par lesquelles il faut terminer le discours. Il est souvent à propos de faire à la fin une récapitulation qui recueille en peu de mots toute la force de l' orateur, et qui remette devant les yeux tout ce qu' il a dit de plus persuasif. Au reste, il ne faut pas garder scrupuleusement cet ordre d' une manière uniforme ; chaque sujet a ses exceptions et ses propriétés. Ajoutez que, dans cet ordre même, on peut trouver une variété presque infinie. Cet ordre, qui nous est à peu près marqué par Cicéron, ne peut pas, comme vous le voyez, être suivi dans un discours coupé en trois, ni observé dans chaque point en particulier. Il faut donc un ordre, monsieur, mais un ordre qui ne soit point promis et découvert dès le commencement du discours. Cicéron dit que le meilleur, presque toujours, est de le cacher, et d' y mener l' auditeur sans qu' il s' en aperçoive. Il dit même, en termes formels, car je m' en souviens, qu' il doit cacher jusqu' au nombre de ses preuves, en sorte qu' on ne puisse les compter, quoiquelles soient distinctes par elles-mêmes et qu' il ne doit point y avoir de division du discours clairement marquée. Mais la grossièreté des derniers temps est allée jusqu' à ne point connoître l' ordre d' un discours, à moins que celui qui le fait n' en avertisse dès le commencement, et qu' il ne s' arrête à chaque point.

 

C. Mais les divisions ne servent-elles pas pour soulager l' esprit et la mémoire de l' auditeur ? C' est pour l' instruction qu' on le fait.

 

A. La division soulage la mémoire de celui qui parle. Encore même un ordre naturel, sans être marqué, feroit mieux cet effet ; car la véritable liaison des matières conduit l' esprit. Mais pour les divisions, elles n' aident que les gens qui ont étudié, et que l' école a accoutumés à cette méthode ; et si le peuple retient mieux la division que le reste, c' est qu' elle a été plus souvent répétée. Généralement parlant, les choses sensibles et de pratique sont celles qu' il retient le mieux.

 

B. L' ordre que vous proposez peut être bon sur certaines matières ; mais il ne convient pas à toutes ; on n' a pas toujours des faits à poser.

 

A. Quand on n' en a point on s' en passe ; mais il n' y a guère de matières où l' on en manque. Une des beautés de Platon est de mettre d' ordinaire, dans le commencement de ses ouvrages de morale, des histoires et des traditions qui sont comme le fondement de toute la suite du discours. Cette méthode convient bien davantage à ceux qui prêchent la religion ; car tout y est tradition, tout y est histoire, tout y est antiquité. La plupart des prédicateurs n' instruisent pas assez, et ne prouvent que foiblement, faute de remonter à ces sources.

 

B. Il y a déjà longtemps que vous nous parlez ; j' ai honte de vous arrêter davantage : cependant la curiosité m' entraîne. Permettez-moi de vous faire encore quelques questions sur les règles du discours.

 

A. Volontiers : je ne suis pas encore las, et il me reste un moment à donner à la conversation.

 

B. Vous voulez bannir sévèrement du discours tous les ornements frivoles : mais apprenez-moi, par des exemples sensibles, à les distinguer de ceux qui sont solides et naturels. A. Aimez-vous les fredons dans la musique ? N' aimez-vous pas mieux ces tons animés qui peignent les choses et qui expriment les passions ?

 

B. Oui, sans doute. Les fredons ne font qu' amuser l' oreille, ils ne signifient rien, ils n' excitent aucun sentiment. Autrefois notre musique en étoit pleine ; aussi n' avoit-elle rien que de confus et de foible. Présentement on a commencé à se rapprocher de la musique des anciens. Cette musique est une espèce de déclamation passionnée ; elle agit fortement sur l' âme.

 

A. Je savois bien que la musique, à laquelle vous êtes fort sensible, me serviroit à vous faire entendre ce qui regarde l' éloquence ; aussi faut-il qu' il y ait une espèce d' éloquence dans la musique même : on doit rejeter les fredons dans l' éloquence aussi bien que dans la musique. Ne comprenez-vous pas maintenant ce que j' appelle discours fredonnés, certains jeux de mots qui reviennent toujours comme des refrains, certains bourdonnements de périodes languissantes et uniformes ? Voilà la fausse éloquence, qui ressemble à la mauvaise musique.

 

B. Mais encore, rendez-moi cela un peu plus sensible.

 

A. La lecture des bons et des mauvais orateurs vous formera un goût plus sûr que toutes les règles : cependant il est aisé de vous satisfaire en vous rapportant quelques exemples. Je n' en prendrai point dans notre siècle, quoiqu' il soit fertile en faux ornements. Pour ne blesser personne revenons à Isocrate ; aussi bien est-ce le modèle des discours fleuris et périodiques qui sont maintenant à la mode. Avez-vous lu cet éloge d' Hélène qui est si célèbre ?

 

B. Oui, je l' ai lu autrefois.

A. Comment vous parut-il ?

B. Admirable : je n' ai jamais vu tant d' esprit, d' élégance, de douceur, d' invention, et de délicatesse. Je vous avoue qu' Homère, que je lus ensuite, ne me parut point avoir les mêmes traits d' esprit. Présentement que vous m' avez marqué le véritable but des poëtes et des orateurs, je vois bien qu' Homère est autant au-dessus d' Isocrate, que son art est caché, et que celui de l' autre paroît. Mais enfin je fus alors charmé d' Isocrate, et je le serois encore si vous ne m' aviez détrompé. M est l' Isocrate de notre temps ; et je vois bien qu' en montrant le foible de cet orateur, vous faites le procès de tous ceux qui recherchent cette éloquence fleurie et efféminée.

 

A. Je ne parle que d' Isocrate. Dans le commencement de cet éloge, il relève l' amour que Thésée avoit eu pour Hélène ; et il s' imagine qu' il donnera une haute idée de cette femme, en dépeignant les qualités héroïques de ce grand homme qui en fut passionné : comme si Thésée, que l' antiquité a toujours dépeint foible et inconstant dans ses amours, n' auroit pas pu être touché de quelque chose de médiocre. Puis il vient au jugement de Pâris. Junon, dit-il, lui promettoit l' empire de l' Asie, Minerve la victoire dans les combats, Vénus la belle Hélène. Comme Pâris ne put (poursuit-il), dans ce jugement regarder les visages de ces déesses à cause de leur éclat, il ne put juger que du prix des trois choses qui lui étoient offertes : il préféra Hélène à l' empire et à la victoire. Ensuite il loue le jugement de celui au discernement duquel les déesses mêmes s' étoient soumises. Je m' étonne, dit-il encore en faveur de Pâris, que quelqu' un le trouve imprudent d' avoir voulu vivre avec celle pour qui tant de demi-dieux voulurent mourir.

 

C. Je m' imagine entendre nos prédicateurs à antithèses et à jeux d' esprit. Il y a bien des isocrates !

 

 A. Voilà leur maître. Tout le reste de cet éloge est plein des mêmes traits ; il est fondé sur la longue guerre de Troie, sur les maux que souffrirent les grecs pour ravoir Hélève, et sur la louange de la beauté qui est si puissante sur les hommes. Rien n' y est prouvé sérieusement ; il n' y a en tout cela aucune vérité de morale : il ne juge du prix des choses que par les passions des hommes. Mais non-seulement ses preuves sont foibles, de plus son style est tout fardé et amolli. Je vous ai rapporté cet endroit, tout profane qu' il est, à cause qu' il est très-célèbre, et que cette mauvaise manière est maintenant fort imitée. Les autres discours les plus sérieux d' Isocrate se sentent beaucoup de cette mollesse de style, et sont pleins de ces faux brillants.

 

B. Je vois bien que vous ne voulez point de ces tours ingénieux qui ne sont ni des raisons solides et concluantes, ni des mouvements naturels et affectueux. L' exemple même d' Isocrate que vous apportez, quoiqu' il soit sur un sujet frivole, ne laisse pas d' être bon ; car tout ce clinquant convient encore bien moins aux sujets sérieux et solides.

 

 A. Revenons, monsieur, à Isocrate. Ai-je donc eu tort de parler de cet orateur comme Cicéron nous assure qu' Aristote en parloit ?

 

B. Qu' en dit Cicéron ?

 

A. Qu' Aristote voyant qu' Isocrate avoit transporté l' éloquence de l' action et de l' usage à l' amusement et à l' ostentation, et qu' il attiroit par là les plus considérables disciples, il lui appliqua un vers de Philoctète, pour marquer combien il étoit honteux de se taire et d' entendre ce déclamateur. En voilà assez, il faut que je m' en aille.

 

B. Vous ne vous en irez point encore, monsieur. Vous ne voulez donc point d' antithèses ?

 

A. Pardonnez-moi : quand les choses qu' on dit sont naturellement opposées les unes aux autres, il faut en marquer l' opposition. Ces antithèses-là sont naturelles, et font sans doute une beauté solide ; alors c' est la manière la plus courte et la plus simple d' exprimer les choses. Mais chercher un détour pour trouver une batterie de mots, cela est puéril. D' abord les gens de mauvais goût en sont éblouis ; mais dans la suite ces affectations fatiguent l' auditeur. Connaissez-vous l' architecture de nos vieilles églises, qu' on nomme gothique ?

 

B. Oui, je la connois, on la trouve partout.

 

A. N' avez-vous pas remarqué ces roses, ces points, ces petits ornements coupés et sans dessein suivi, enfin tous ces colifichets dont elle est pleine ? Voilà en architecture ce que les antithèses et les autres jeux de mots sont dans l' éloquence. L' architecture grecque est bien plus simple ; elle n' admet que des ornements majestueux et naturels ; on n' y voit rien que de grand, de proportionné, de mis en place. Cette architecture qu' on appelle gothique, nous est venue des arabes. Ces sortes d' esprits étant fort vifs, et n' ayant ni règle ni culture, ne pouvoient manquer de se jeter dans de fausses subtilités ; de là leur vint ce mauvais goût en toutes choses. Ils ont été sophistes en raisonnements, amateurs de colifichets en architecture, et inventeurs de pointes en poésie et en éloquence. Tout cela est du même génie.

 

B. Cela est fort plaisant. Selon vous, un sermon plein d' antithèses et d' autres semblables ornements est fait comme une église bâtie à la gothique.

 

A. Oui, c' est précisément cela.

 

B. Encore une question, je vous en conjure, et puis je vous laisse.

 

A. Quoi ?

 

B. Il me semble qu' il est bien difficile de traiter en style noble les détails, et cependant il faut le faire quand on veut être solide, comme vous demandez qu' on le soit. De grâce, un mot là-dessus.

 

A. On a tant de peur dans notre nation d' être bas, qu' on est d' ordinaire sec et vague dans les expressions. Veut-on louer un saint, on cherche des phrases magnifiques ; on dit qu' il étoit admirable, que ses vertus étoient célestes, que c' étoit un ange, et non pas un homme : ainsi tout se passe en exclamations sans preuve et sans peinture. Tout au contraire les grecs se servoient peu de tous ces termes généraux qui ne prouvent rien ; mais ils disoient beaucoup de faits. Par exemple, Xénophon, dans toute la Cyropédie, ne dit pas une fois que Cyrus étoit admirable, mais il le fait partout admirer. C' est ainsi qu' il faudroit louer les saints en montrant le détail de leurs sentiments et de leurs actions. Nous avons là-dessus une fausse politesse, semblable à celle de certains provinciaux qui se piquent de bel esprit : ils n' osent rien dire qui ne leur paroisse exquis et relevé ; ils sont toujours guindés, et croiroient se trop abaisser en nommant les choses par leurs noms. Tout entre dans les sujets que l' éloquence doit traiter. La poésie même, qui est le genre le plus sublime, ne réussit qu' en peignant les choses avec toutes leurs circonstances. Voyez Virgile représentant les navires troyens qui quittent le rivage d' Afrique, ou qui arrivent sur la côte d' Italie ; tout le détail y est peint. Mais il faut avouer que les grecs poussoient encore plus loin le détail, et suivoient plus sensiblement la nature. à cause de ce grand détail, bien des gens, s' ils l' osoient, trouveroient Homère trop simple. Par cette simplicité si originale, et dont nous avons tant perdu le goût, ce poëte a beaucoup de rapport avec l' écriture ; mais l' écriture le surpasse autant qu' il a surpassé tout le reste de l' antiquité pour peindre naïvement les choses. En faisant un détail, il ne faut rien présenter à l' esprit de l' auditeur qui ne mérite son attention, et qui ne contribue à l' idée qu' on veut lui donner. Ainsi il faut être judicieux pour le choix des circonstances, mais il ne faut point craindre de dire tout ce qui sert ; et c' est une politesse mal entendue que de supprimer certains endroits utiles, parce qu' on ne les trouve pas susceptibles d' ornements ; outre qu' Homère nous apprend assez, par son exemple, qu' on peut embellir en leur manière tous les sujets. D' ailleurs il faut reconnoître que tout discours doit avoir ses inégalités : il faut être grand dans les grandes choses ; il faut être simple sans être bas dans les petites ; il faut tantôt de la naïveté et de l' exactitude, tantôt de la sublimité et de la véhémence. Un peintre qui ne représenteroit jamais que des palais d' une architecture somptueuse ne feroit rien de vrai, et lasseroit bientôt. Il faut suivre la nature dans ses variétés : après avoir peint une superbe ville, il est souvent à propos de faire voir un désert et des cabanes de bergers. La plupart des gens qui veulent faire de beaux discours cherchent sans choix également partout la pompe des paroles : ils croient avoir tout fait, pourvu qu' ils aient fait un amas de grands mots et de pensées vagues ; ils ne songent qu' à charger leurs discours d' ornements ; semblables aux méchants cuisiniers, qui ne savent rien assaisonner avec justesse, et qui croient donner un goût exquis aux viandes en y mettant beaucoup de sel et de poivre. La véritable éloquence n' a rien d' enflé ni d' ambitieux ; elle se modère, et se proportionne aux sujets qu' elle traite et aux gens qu' elle instruit ; elle n' est grande et sublime que quand il faut l' être.

 

B. Ce mot que vous nous avez dit de l' écriture sainte me donne un désir extrême que vous m' en fassiez sentir la beauté : ne pourrons-nous point vous avoir demain à quelque heure ?

 

A. Demain, il me sera difficile ; je tâcherai pourtant de venir le soir. Puisque vous le voulez, nous parlerons de la parole de Dieu ; car jusqu' ici nous n' avons parlé que de celle des hommes.

 

C. Adieu, monsieur ; je vous conjure de nous tenir parole. Si vous ne venez pas, nous vous irons chercher.

 

DIALOGUE 3

 

C. Je doutois que vous vinssiez, et peu s' en est fallu que je n' allasse chez M.

 

A. J' avois une affaire qui me gênoit ; mais je me suis débarrassé heureusement.

 

C. J' en suis fort aise, car nous avons grand besoin d' achever la matière entamée. B. Ce matin, j' étois au sermon à , et je pensois à vous. Le prédicateur a parlé d' une manière édifiante, mais je doute que le peuple entendît bien ce qu' il disoit.

 

A. Souvent cela arrive. J' ai vu une femme d' esprit qui disoit que les prédicateurs parlent latin en françois. La plus essentielle qualité d' un prédicateur est d' être instructif. Mais il faut être bien instruit pour instruire les autres : d' un côté, il faut entendre parfaitement toute la force des expressions de l' écriture ; de l' autre, il faut connoître précisément la portée des esprits auxquels on parle : cela demande une science fort solide, et un grand discernement. On parle tous les jours au peuple, de l' écriture, de l' église, des deux lois, des sacrifices, de Moïse, d' Aaron, de Melchisédech,

 des prophètes, des apôtres ; et on ne se met point en peine de lui apprendre ce que signifient toutes ces choses, et ce qu' ont fait ces personnes-là. On suivroit vingt ans bien des prédicateurs sans apprendre la religion comme on doit la savoir.

 

B. Croyez-vous qu' on ignore les choses dont vous parlez ?

 

A. Pour moi, je n' en doute pas. Peu de gens les entendent assez pour profiter des sermons.

B. Oui, le peuple grossier les ignore.

 

C. Hé bien ! Le peuple, n' est-ce pas lui qu' il faut instruire ?

 

A. Ajoutez que la plupart des honnêtes gens sont peuple à cet égard-là. Il y a toujours les trois quarts de l' auditoire qui ignorent ces premiers fondements de la religion, que le prédicateur suppose qu' on sait.

 

B. Mais voudriez-vous, que dans un bel auditoire, un prédicateur allât expliquer le catéchisme ?

 

A. Je sais qu' il y faut apporter quelque tempérament ; mais on peut, sans offenser ses auditeurs, rappeler les histoires qui sont l' origine et l' institution de toutes les choses saintes. Bien loin que cette recherche de l' origine fût basse, elle donneroit à la plupart des discours une force et une beauté qui leur manquent. Nous avions déjà fait hier cette remarque en passant, surtout pour les mystères. L' auditoire n' est ni instruit ni persuadé, si on ne remonte à la source. Comment, par exemple, ferez-vous entendre au peuple ce que l' église dit si souvent après saint Paul, que Jésus-Christ est notre pâque, si on n' explique quelle étoit la pâque des juifs, instituée pour être un monument éternel de la délivrance d' égypte, et pour figurer une délivrance bien plus importante qui étoit réservée au sauveur. C' est pour cela que je vous disois que presque tout est historique dans la religion. Afin que les prédicateurs comprennent bien cette vérité, il faut qu' ils soient savants dans l' écriture.

 

B. Pardonnez-moi si je vous interromps à l' occasion de l' écriture. Vous nous disiez hier qu' elle est éloquente. Je fus ravi de vous l' entendre dire, et je voudrois bien que vous m' apprissiez à en connoître les beautés. En quoi consiste cette éloquence ? Le latin m' y paroît barbare en beaucoup d' endroits ; je n' y trouve point de délicatesse de pensées. Où est donc ce que vous admirez ?

 

A. Le latin n' est qu' une version littérale, où l' on a conservé par respect beaucoup de phrases hébraïques et grecques. Méprisez-vous Homère parce que nous l' avons traduit en mauvais français ?

 

B. Mais le grec lui-même (car il est original pour presque tout le nouveau-testament) me paroît fort mauvais.

 

A. J' en conviens. Les apôtres, qui ont écrit en grec, savoient mal cette langue, comme les autres juifs hellénistes de leur temps : de là vient ce que dit saint Paul, imperitus sermone, sed non scientia . Il est aisé de voir que saint Paul avoue qu' il ne sait pas bien la langue grecque, quoique d' ailleurs il leur explique exactement la doctrine des saintes écritures.

 

C. Mais les apôtres n' eurent-ils pas le don des langues ?

 

A. Ils l' eurent sans doute, et il passa même jusqu' à un grand nombre de simples fidèles : mais, pour les langues qu' ils savoient déjà par des voies naturelles, nous avons sujet de croire que Dieu les leur laissa parler comme ils les parloient auparavant. Saint Paul, qui étoit de Tarse, parloit naturellement le grec corrompu des juifs hellénistes : nous voyons qu' il a écrit en cette manière. Saint Luc paroît l' avoir su un peu mieux.

C. Mais j' avois toujours compris que saint Paul vouloit dire dans ce passage qu' il renonçoit à l' éloquence, et qu' il ne s' attachoit qu' à la simplicité de la doctrine évangélique. Oui sûrement, et je l' ai ouï dire à beaucoup de gens de bien, que l' écriture sainte n' est point éloquente. Saint Jérôme fut puni pour être dégoûté de sa simplicité et pour aimer mieux Cicéron. Saint Augustin paroît, dans ses confessions , avoir commis la même faute. Dieu n' a-t-il pas voulu éprouver notre foi, non-seulement par l' obscurité, mais encore par la bassesse du style de l' écriture, comme par la pauvreté de Jésus-Christ ?

 

A. Monsieur, je crains que vous n' alliez trop loin. Qui croiriez-vous plutôt, ou de saint Jérôme puni pour avoir trop suivi dans sa retraite le goût des études de sa jeunesse, ou de saint Jérôme consommé dans la science sacrée et profane, qui invite Paulin dans une épître à étudier l' écriture sainte, et qui lui promet plus de charmes dans les prophètes qu' il n' en a trouvé dans les poëtes ? Saint Augustin avoit-il plus d' autorité dans sa première jeunesse, où la bassesse apparente du style de l' écriture, comme il le dit lui-même, le dégoûtoit, que quand il a composé ses livres de la doctrine chrétienne ? Dans ces livres il dit souvent que saint Paul a eu une éloquence merveilleuse, et que ce torrent d' éloquence est capable de se faire sentir, pour ainsi dire, à ceux même qui dorment. Il ajoute qu' en saint Paul la sagesse n' a point cherché la beauté des paroles, mais que la beauté des paroles est allée au-devant de la sagesse. Il rapporte de grands endroits de ses épîtres, où il fait voir tout l' art des orateurs profanes surpassé. Il excepte seulement deux choses dans cette comparaison : l' une, dit-il, que les orateurs profanes ont cherché les ornements de l' éloquence, et que l' éloquence a suivi naturellement saint Paul et les autres écrivains sacrés ; l' autre est que saint Augustin témoigne ne savoir pas assez les délicatesses de la langue grecque pour trouver dans les écritures saintes le nombre et la cadence des périodes qu' on trouve dans les écrivains profanes. J' oubliois de vous dire qu' il rapporte cet endroit du prophète Amos : malheur à vous qui êtes opulents dans Sion, et qui vous confiez à la montagne de Samarie ! il assure que le prophète a surpassé, en cet endroit, tout ce qu' il y a de merveilleux dans les orateurs païens.

 

C. Mais comment entendez-vous ces paroles de saint Paul, non in persuasibilibus humanoe sapientioe verbis ? ne dit-il pas aux corinthiens qu' il n' est point venu leur annoncer Jésus-Christ avec la sublimité du discours et de la sagesse ; qu' il n' a su parmi eux que Jésus, mais Jésus crucifié ; que sa prédication a été fondée, non sur les discours persuasifs de la sagesse humaine, mais sur les effets sensibles de l' esprit et de la puissance de Dieu, afin, continue-t-il, que votre foi ne soit point fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance divine ? Que signifient donc ces paroles, monsieur ? Que pouvoit-il dire de plus fort pour rejeter cet art de persuader que vous établissez ici ? Pour moi, je vous avoue que j' ai été édifié quand vous avez blâmé tous les ornements affectés que la vanité cherche dans les discours : mais la suite ne soutient pas un si pieux commencement. Vous allez faire de la prédication un art tout humain, et la simplicité apostolique en sera bannie.

 

A. Vous êtes mal édifié de mon estime pour l' éloquence ; et moi je suis fort édifié du zèle avec lequel vous m' en blâmez. Cependant, monsieur, il n' est pas inutile de nous éclaircir là-dessus. Je vois beaucoup de gens de bien, qui, comme vous, croient que les prédicateurs éloquents blessent la simplicité évangélique. Pourvu que nous nous entendions, nous serons bientôt d' accord. Qu' entendez-vous par simplicité ? Qu' entendez-vous par éloquence ?

 

C. Par simplicité, j' entends un discours sans art et sans magnificence ; par éloquence, j' entends au contraire un discours plein d' art et d' ornements.

 

A. Quand vous demandez un discours simple, voulez-vous un discours sans ordre, sans liaison, sans preuves solides et concluantes, sans méthode pour instruire les ignorants ? Voulez-vous un prédicateur qui n' ait rien de pathétique, et qui ne s' applique point à toucher les coeurs ?

 

C. Tout au contraire, je demande un discours qui instruise et qui touche.

 

A. Vous voulez donc qu' il soit éloquent, car nous avons déjà vu que l' éloquence n' est que l' art d' instruire et de persuader les hommes en les touchant.

 

C. Je conviens qu' il faut instruire et toucher ; mais je voudrois qu' on le fît sans art et par la simplicité apostolique.

 

A. Voyons donc si l' art et la simplicité apostolique sont incompatibles. Qu' entendez-vous par art ?

C. J' entends certaines règles que l' esprit humain a trouvées, et qu' il suit dans le discours, pour le rendre plus beau et plus poli.

A. Si vous n' entendez par art que cette invention de rendre un discours plus poli pour plaire aux auditeurs, je ne dispute point sur les mots, et j' avoue qu' il faut ôter l' art des sermons ; car cette vanité, comme nous l' avons vu, est indigne de l' éloquence, à plus forte raison du ministère apostolique. Ce n' est que sur cela que j' ai tant raisonné avec M. B. Mais si vous entendez par art et par éloquence ce que tous les habiles d' entre les anciens ont entendu, il ne faudra pas raisonner de même. C. Comment l' entendoient-ils donc ?

A. Selon eux, l' art de l' éloquence consiste dans les moyens que la réflexion et l' expérience ont fait trouver pour rendre un discours propre à persuader la vérité et à en exciter l' amour dans le coeur des hommes ; et c' est cela même que vous voulez trouver dans un prédicateur. Ne m' avez-vous pas dit, tout à cette heure, que vous voulez de l' ordre, de la méthode pour instruire, de la solidité de raisonnement, et des mouvements pathétiques, c' est-à-dire qui touchent et qui remuent les coeurs ? L' éloquence n' est que cela. Appelez-la comme vous voudrez.

 

C. Je vois bien maintenant à quoi vous réduisez l' éloquence. Sous cette forme sérieuse et grave, je la trouve digne de la chaire, et nécessaire même pour instruire avec fruit. Mais comment entendez-vous le passage de saint Paul contre l' éloquence ! Je vous en ai déjà dit les paroles ; n' est-il pas formel ?

 

A. Permettez-moi de commencer par vous demander une chose.

 

C. Volontiers.

 

A. N' est-il pas vrai que saint Paul raisonne admirablement dans ses épîtres ? Ses raisonnements contre les philosophes païens et contre les juifs, dans l' épître aux romains, ne sont-ils pas beaux ? Ce qu' il dit sur l' impuissance de la loi pour justifier les hommes n' est-il pas fort ?

 

C. Oui, sans doute.

 

A. Ce qu' il dit dans l' épître aux hébreux sur l' insuffisance des anciens sacrifices, sur le repos promis par David aux enfants de Dieu, outre celui dont ils jouissoient dans la Palestine depuis Josué, sur l' ordre d' Aaron et sur celui de Melchisédech, et sur l' alliance spirituelle et éternelle qui devoit nécessairement succéder à l' alliance charnelle que Moïse avoit apportée pour un temps, tout cela n' est-il pas d' un raisonnement subtil et profond ?

 

C. J' en conviens.

 

A. Saint Paul n' a donc pas voulu exclure du discours la sagesse et la force du raisonnement.

C. Cela est visible par son propre exemple.

 

A. Pourquoi croyez-vous qu' il ait voulu plutôt en exclure l' éloquence que la sagesse ?

 

C. C' est parce qu' il rejette l' éloquence dans le passage dont je vous demande l' explication.

 

A. N' y rejette-t-il pas aussi la sagesse ? Sans doute : ce passage est encore plus décisif contre la sagesse et le raisonnement humain que contre l' éloquence. Il ne laisse pourtant pas lui-même de raisonner et d' être éloquent. Vous convenez de l' un, et saint Augustin vous assure de l' autre.

 

C. Vous me faites parfaitement bien voir la difficulté ; mais vous ne m' éclaircissez point. Comment expliquez-vous cela ?

A. Le voici : saint Paul a raisonné, saint Paul a persuadé ; ainsi il étoit, dans le fond, excellent philosophe et orateur. Mais sa prédication, comme il le dit dans le passage en question, n' a été fondée ni sur le raisonnement, ni sur la persuasion humaine ; c' étoit un ministère dont toute la force venoit d' en haut. La conversion du monde entier devoit être, selon les prophéties, le grand miracle du christianisme. C' étoit ce royaume de Dieu qui venoit du ciel, et qui devoit soumettre au vrai Dieu toutes les nations de la terre. Jésus-Christ crucifié, annoncé aux peuples, devoit attirer tout à lui, mais attirer tout par l' unique vertu de sa croix. Les philosophes avoient raisonné sans convertir les hommes et sans se convertir eux-mêmes ; les juifs avoient été les dépositaires d' une loi qui leur montroit leurs maux sans leur apporter le remède ; tout étoit sur la terre convaincu d' égarement et de corruption. Jésus-Christ vient avec sa croix, c' est-à-dire qu' il vient pauvre, humble, et souffrant pour nous, pour imposer silence à notre raison vaine et présomptueuse : il ne raisonne point comme les philosophes, mais il décide avec autorité par ses miracles et par sa grâce ; il montre qu' il est au-dessus de tout : pour confondre la fausse sagesse des hommes, il leur oppose la folie et le scandale de sa croix, c' est-à-dire l' exemple de ses profondes humiliations. Ce que le monde croit une folie, ce qui le scandalise le plus, est ce qui le doit ramener à Dieu. L' homme a besoin d' être guéri de son orgueil et de son amour pour les choses sensibles. Dieu le prend par là, il lui montre son fils crucifié. Ses apôtres le prêchent, marchant sur ses traces. Ils n' ont recours à nul moyen humain ; ni philosophie, ni éloquence, ni politique, ni richesse, ni autorité. Dieu, jaloux de son oeuvre, n' en veut devoir le succès qu' à lui-même : il choisit ce qui est foible, il rejette ce qui est fort, afin de manifester plus sensiblement sa puissance. Il tire tout du néant pour convertir le monde, comme pour le former. Ainsi cette oeuvre doit avoir ce caractère divin, de n' être fondée sur rien d' estimable selon la chair. C' eût été affoiblir et évacuer, comme dit saint Paul, la vertu miraculeuse de la croix, que d' appuyer la prédication de l' évangile sur les secours de la nature. Il falloit que l' évangile, sans préparation humaine, s' ouvrît lui-même les coeurs, et qu' il apprît au monde, par ce prodige, qu' il venoit de Dieu. Voilà la sagesse humaine confondue et réprouvée. Que faut-il conclure

 de là ? Que la conversion des peuples et l' établissement de l' église ne sont point dus aux raisonnements et aux discours persuasifs des hommes. Ce n' est pas qu' il n' y ait eu de l' éloquence et de la sagesse dans la plupart de ceux qui ont annoncé Jésus-Christ : mais ils ne se sont point confiés à cette sagesse et à cette éloquence ; mais ils ne l' ont point recherchée comme ce qui devoit donner de l' efficace à leurs paroles. Tout a été fondé, comme dit saint Paul, non sur les discours persuasifs de la philosophie humaine, mais sur les effets de l' esprit et de la vertu de Dieu, c' est-à-dire sur les miracles qui frappoient les yeux, et sur l' opération intérieure de la grâce.

 

C. C' est donc, selon vous-même, évacuer la croix du sauveur, que de se fonder sur la sagesse et sur l' éloquence humaine en prêchant ?

 

A. Oui, sans doute : le ministère de la parole est tout fondé sur la foi. Il faut prier, il faut purifier son coeur, il faut attendre tout du ciel, il faut s' armer du glaive de la parole de Dieu et ne compter point sur la sienne : voilà la préparation essentielle. Mais quoique le fruit intérieur de l' évangile ne soit dû qu' à la pure grâce et à l' efficace de la parole de Dieu, il y a pourtant certaines choses que l' homme doit faire de son côté.

 

C. Jusqu' ici vous avez bien parlé ; mais vous allez, je le vois bien, rentrer dans vos premiers sentiments.

 

A. Je ne pense pas en être sorti. Ne croyez-vous pas que l' ouvrage de notre salut dépend de la grâce ?

 

C. Oui, cela est de foi.

 

A. Vous reconnoissez néanmoins qu' il faut de la prudence pour choisir certains genres de vie et pour fuir les occasions dangereuses. Ne voulez-vous pas qu' on veille et qu' on prie ? Quand on aura veillé et prié, aura-t-on évacué le mystère de la grâce ? Non, sans doute. Nous devons tout à Dieu ; mais Dieu nous assujettit à un ordre extérieur de moyens humains. Les apôtres n' ont point cherché la vaine pompe et les grâces frivoles des orateurs païens ; ils ne se sont point attachés aux raisonnements subtils des philosophes, qui faisoient tout dépendre de ces raisonnements dans lesquels ils s' évaporoient, comme dit saint Paul ; ils se sont contentés de prêcher Jésus-Christ avec toute la force et toute la magnificence du langage de l' écriture. Il est vrai qu' ils n' avoient besoin d' aucune préparation pour ce ministère, parce que le Saint-Esprit, descendu visiblement sur eux, leur donnoit à l' heure même des paroles. La différence qu' il y a donc entre les apôtres et leurs successeurs, est que leurs successeurs, n' étant pas inspirés miraculeusement comme eux, ont besoin de se préparer et de se remplir de la doctrine et de l' esprit des écritures pour former leurs discours. Mais cette préparation ne doit jamais tendre à parler moins simplement que les apôtres. Ne serez-vous pas content pourvu que les prédicateurs ne soient pas plus ornés dans leurs discours que saint Pierre, saint Paul, saint Jacques, saint Jude et saint Jean ?

 

C. Je conviens que je le dois être ; et j' avoue que l' éloquence ne consistant, comme vous le dites, que dans l' ordre et dans la force des paroles par lesquelles on persuade et on touche, elle ne me scandalise plus comme elle le faisoit. J' avois toujours pris l' éloquence pour un art entièrement profane.

 

A. Deux sortes de gens en ont cette idée : les faux orateurs ; et nous avons vu combien ils s' égarent en cherchant l' éloquence dans une vaine pompe de paroles : les gens de bien qui ne sont pas assez instruits ; et, pour ceux-là, vous voyez que, renonçant par l' humilité à l' éloquence, comme à un faste de paroles, ils cherchent néanmoins l' éloquence véritable, puisqu' ils s' efforcent de persuader et de toucher.

 

C. J' entends maintenant tout ce que vous dites. Mais revenons à l' éloquence de l' écriture.

 

A. Pour la sentir, rien n' est plus utile que d' avoir le goût de la simplicité antique : surtout la lecture des anciens grecs sert beaucoup à y réussir. Je dis des anciens ; car les grecs que les romains méprisoient tant avec raison, et qu' ils appeloient groeculi , avoient entièrement dégénéré. Comme je vous le disois hier, il faut connoître Homère, Platon, Xénophon, et les autres des anciens temps ; après cela l' écriture ne vous surprendra plus. Ce sont presque les mêmes coutumes, les mêmes narrations, les mêmes images des grandes choses, les mêmes mouvements. La différence qui est entre eux est tout entière à l' honneur de l' écriture : elle les surpasse tous infiniment en naïveté, en vivacité, en grandeur. Jamais Homère même n' a approché de la sublimité de Moïse dans ses cantiques, particulièrement le dernier, que tous les enfants des israélites devoient apprendre par coeur. Jamais nulle ode grecque ou latine n' a pu atteindre à la hauteur des psaumes. Par exemple, celui qui commence ainsi : le Dieu des dieux, le seigneur a parlé, et il a appelé la terre, surpasse toute imagination humaine. Jamais Homère, ni aucun autre poëte, n' a égalé Isaïe peignant la majesté de Dieu, aux yeux duquel les royaumes ne sont qu' un grain de poussière, l' univers qu' une tente qu' on dresse aujourd' hui et qu' on enlèvera demain : tantôt ce prophète a toute la douceur et toute la tendresse d' une églogue dans les riantes peintures qu' il fait de la paix ; tantôt il s' élève jusqu' à laisser tout au-dessous de lui. Mais qu' y a-t-il, dans l' antiquité profane, de comparable au tendre Jérémie déplorant les maux de son peuple, ou à Nahum voyant de loin en esprit tomber la superbe Ninive sous les efforts d' une armée innombrable ? On croit voir cette armée, on croit entendre le bruit des armes et des chariots ; tout est dépeint d' une manière vive qui saisit l' imagination : il laisse Homère loin derrière lui. Lisez encore Daniel dénonçant à Balthazar la vengeance de Dieu toute prête à fondre sur lui ; et cherchez, dans les plus sublimes originaux de l' antiquité, quelque chose qu' on puisse comparer à ces endroits-là. Au reste, tout se soutient dans l' écriture, tout y garde le caractère qu' il doit avoir, l' histoire, le détail des lois, les descriptions, les endroits véhéments, les mystères, les discours de morale. Enfin il y a autant de différence entre les poëtes profanes et les prophètes, qu' il y en a entre le véritable enthousiasme et le faux. Les uns, véritablement inspirés, expriment sensiblement quelque chose de divin ; les autres, s' efforçant de s' élever au-dessus d' eux-mêmes, laissent toujours voir en eux la foiblesse humaine. Il n' y a que le second livre des machabées, le livre de la sagesse surtout à la fin, et celui de l' ecclésiastique surtout au commencement, qui se sentent de l' enflure du style que les grecs, alors déjà déchus, avoient répandu dans l' orient, où leur langue s' étoit établie avec leur domination. Mais j' aurois beau vouloir vous parler de ces choses, il faut les lire pour les sentir.

 

B. Il me tarde d' en faire l' essai. On devroit s' appliquer à cette étude plus qu' on ne fait.

 

C. Je m' imagine bien que l' ancien testament est écrit avec cette magnificence et ces peintures vives dont vous nous parlez. Mais vous ne dites rien de la simplicité des paroles de Jésus-Christ

. A. Cette simplicité de style est tout-à-fait du goût antique ; elle est conforme et à Moïse et aux prophètes, dont Jésus-Christ prend assez souvent les expressions : mais, quoique simple et familier, il est sublime et figuré en bien des endroits. Il seroit aisé de montrer en détail, les livres à la main, que nous n' avons point de prédicateur en notre siècle qui ait été aussi figuré dans ses sermons les plus préparés, que Jésus-Christ l' a été dans ses prédications populaires. Je ne parle point de ses discours rapportés par saint Jean, où presque tout est sensiblement divin ; je parle de ses discours les plus familiers écrits par les autres évangélistes. Les apôtres ont écrit de même : avec cette différence, que Jésus-Christ, maître de sa doctrine, la distribue tranquillement ; il dit ce qu' il lui plaît, et il le dit sans aucun effort ; il parle du royaume et de la gloire céleste comme de la maison de son père. Toutes ces grandeurs qui nous étonnent lui sont naturelles ; il y est né, et il ne dit que ce qu' il voit, comme il nous l' assure lui-même. Au contraire, les apôtres succombent sous le poids des vérités qui leur sont révélées ; ils ne peuvent exprimer tout ce qu' ils conçoivent, les paroles leur manquent : de là viennent ces transpositions, ces expressions confuses, ces liaisons de discours qui ne peuvent finir. Toute cette irrégularité de style marque, dans saint Paul et dans les autres apôtres, que l' esprit de Dieu entraînoit le leur : mais, nonobstant tous ces petits désordres pour la diction, tout y est noble, vif, et touchant. Pour l' apocalypse, on y trouve la même magnificence et le même enthousiasme que dans les prophètes : les expressions sont souvent les mêmes, et quelquefois ce rapport fait qu' ils s' aident mutuellement à être entendus. Vous voyez donc que l' éloquence n' appartient pas seulement aux livres de l' ancien-testament mais qu' elle se trouve aussi dans le nouveau.

 

C. Supposé que l' écriture soit éloquente, qu' en voulez-vous conclure ?

 

A. Que ceux qui doivent la prêcher peuvent, sans scrupule, imiter ou plutôt emprunter son éloquence.

 

C. Aussi en choisit-on les passages qu' on trouve les plus beaux.

 

A. C' est défigurer l' écriture que de ne la faire connoître aux chrétiens que par des passages détachés. Ces passages, tout beaux qu' ils sont, ne peuvent seuls faire sentir toute leur beauté, quand on n' en connoît point la suite ; car tout est suivi dans l' écriture, et cette suite est ce qu' il y a de plus grand et de plus merveilleux. Faute de la connoître, on prend ces passages à contre-sens ; on leur fait dire tout ce qu' on veut, et on se contente de certaines interprétations ingénieuses, qui, étant arbitraires, n' ont aucune force pour persuader les hommes et pour redresser leurs moeurs.

 

B. Que voudriez-vous donc des prédicateurs ? Qu' ils ne fissent que suivre le texte de l' écriture ?

 

A. Attendez : au moins je voudrois que les prédicateurs ne se contentassent pas de coudre ensemble des passages rapportés ; je voudrois qu' ils expliquassent les principes et l' enchaînement de la doctrine de l' écriture ; je voudrois qu' ils en prissent l' esprit, le style et les figures ; que tous leurs discours servissent à en donner l' intelligence et le goût. Il n' en faudroit pas davantage pour être éloquent : car ce seroit imiter le plus parfait modèle de l' éloquence.

 

B. Mais pour cela il faudroit donc, comme je vous disois, expliquer de suite le texte.

 

A. Je ne voudrois pas y assujettir tous les prédicateurs. On peut faire des sermons sur l' écriture sans expliquer l' écriture de suite. Mais il faut avouer que ce seroit tout autre chose si les pasteurs, suivant l' ancien usage, expliquoient de suite les saints livres au peuple. Représentez-vous quelle autorité auroit un homme qui ne diroit rien de sa propre invention, et qui ne feroit que suivre et expliquer les pensées et les paroles de Dieu même. D' ailleurs il feroit deux choses à la fois : en expliquant les vérités de l' écriture, il en expliqueroit le texte, et accoutumeroit les chrétiens à joindre toujours le sens et la lettre. Quel avantage pour les accoutumer à se nourrir de ce pain sacré ! Un auditoire qui auroit déjà entendu expliquer toutes les principales choses de l' ancienne loi, seroit bien autrement en état de profiter de l' explication de la nouvelle, que ne le sont la plupart des chrétiens d' aujourd' hui. Le prédicateur dont nous parlions tantôt a ce défaut, parmi de grandes qualités, que ses sermons sont de beaux raisonnements sur la religion, et qu' ils ne sont point la religion même. On s' attache trop aux peintures morales, et on n' explique pas assez les principes de la doctrine évangélique.

 

 B. C' est qu' il est bien plus aisé de peindre les désordres du monde, que d' expliquer solidement le fond du christianisme. Pour l' un, il ne faut que de l' expérience du commerce du monde, et des paroles : pour l' autre, il faut une sérieuse et profonde méditation des saintes écritures. Peu de gens savent assez toute la religion pour la bien expliquer. Tel fait des sermons qui sont beaux, qui ne sauroit faire un catéchisme solide, encore moins une homélie.

 

A. Vous avez mis le doigt sur le but. Aussi la plupart des sermons sont-ils des raisonnements de philosophes. Souvent on ne cite l' écriture qu' après coup, par bienséance ou pour l' ornement. Alors ce n' est plus la parole de Dieu, c' est la parole et l' invention des hommes.

 

C. Vous convenez bien que ces gens-là travaillent à évacuer la croix de Jésus-Christ.

 

A. Je vous les abandonne. Je me retranche à l' éloquence de l' écriture, que les prédicateurs évangéliques doivent imiter. Ainsi nous sommes d' accord, pourvu que vous n' excusiez pas certains prédicateurs zélés, qui, sous prétexte de simplicité apostolique, n' étudient solidement ni la doctrine de l' écriture, ni la manière merveilleuse dont Dieu nous y a appris à persuader les hommes : ils s' imaginent qu' il n' y a qu' à crier, et qu' à parler souvent du diable et de l' enfer. Sans doute, il faut frapper les peuples par des images vives et terribles ; mais c' est dans l' écriture qu' on apprendroit à faire ces grandes impressions. On y apprendroit aussi admirablement la manière de rendre les instructions sensibles et populaires, sans leur faire perdre la gravité et la force qu' elles doivent avoir. Faute de ces connoissances, on ne fait souvent qu' étourdir le peuple : il ne lui reste dans l' esprit guère de vérités distinctes, et les impressions de crainte même ne sont pas durables. Cette simplicité qu' on affecte n' est quelquefois qu' une ignorance et une grossièreté qui tente Dieu. Rien ne peut excuser ces gens-là, que la droiture de leurs intentions. Il faudroit avoir longtemps étudié et médité les saintes écritures, avant que de prêcher. Un prêtre qui les sauroit bien solidement, et qui auroit le talent de parler, joint à l' autorité du ministère et du bon exemple, n' auroit pas besoin d' une longue préparation pour faire d' excellents discours : on parle aisément des choses dont on est plein et touché. Surtout une matière comme celle de la religion fournit de hautes pensées, et excite de grands sentiments : voilà ce qui fait la vraie éloquence. Mais il faudroit trouver, dans un prédicateur, un père qui parlât à ses enfants avec tendresse, et non un déclamateur qui prononçât avec emphase. Ainsi il seroit à souhaiter qu' il n' y eût communément que les pasteurs qui donnassent la pâture aux troupeaux selon leurs besoins. Pour cela il ne faudroit d' ordinaire choisir pour pasteurs que des prêtres qui eussent le don de la parole. Il arrive au contraire deux maux : l' un, que les pasteurs muets ou qui parlent sans talent sont peu estimés ; l' autre, que la fonction de prédicateur volontaire attire dans cet emploi je ne sais combien d' esprits vains et ambitieux. Vous savez que le ministère de la parole a été réservé aux évêques pendant plusieurs siècles, surtout en Occident. Vous connoissez l' exemple de saint Augustin, qui, contre la règle commune, fut engagé, n' étant encore que prêtre, à prêcher, parce que Valérius, son prédécesseur, étoit un étranger qui ne parloit pas facilement : voilà le commencement de cet usage en Occident. En Orient on commença plus tôt à faire prêcher les prêtres : les sermons que saint Chrysostome, n' étant que prêtre, fit à Antioche, en sont une marque.

 

C. Je suis persuadé de cela comme vous. Il ne faudroit communément laisser prêcher que les pasteurs ; ce seroit le moyen de rendre à la chaire la simplicité et l' autorité qu' elle doit avoir : car les pasteurs qui joindroient à l' expérience du travail, et de la conduite des âmes, la science des écritures, parleroient d' une manière bien plus convenable aux besoins de leurs auditeurs ; au lieu que les prédicateurs qui n' ont que la spéculation entrent bien moins dans les difficultés, ne se proportionnent guère aux esprits, et parlent d' une manière plus vague. Outre la grâce attachée à la voix du pasteur, voilà des raisons sensibles pour préférer ses sermons à ceux des autres. à quel propos tant de prédicateurs jeunes, sans expérience, sans science, sans sainteté ? Il vaudroit bien mieux avoir moins de sermons, et en avoir de meilleurs.

 

B. Mais il y a beaucoup de prêtres qui ne sont point pasteurs, et qui prêchent avec beaucoup de fruit. Combien y a-t-il même de religieux qui remplissent dignement les chaires !

 

C. J' en conviens : aussi voudrois-je les faire pasteurs. Ce sont ces gens-là qu' il faudroit établir malgré eux dans les emplois à charge d' âmes. Ne cherchoit-on pas autrefois parmi les solitaires ceux qu' on vouloit élever sur le chandelier de l' église ?

 

A. Mais ce n' est pas à nous à régler la discipline : chaque temps a ses coutumes selon les conjonctures. Respectons, monsieur, toutes les tolérances de l' église ; et, sans aucun esprit de critique, achevons de former selon notre idée un vrai prédicateur.

 

C. Il me semble que je l' ai déjà tout entière sur les choses que vous avez dites.

 

A. Voyons ce que vous en pensez.

 

C. Je voudrois qu' un homme eût étudié solidement pendant sa jeunesse tout ce qu' il y a de plus utile dans la poésie et dans l' éloquence grecque et latine.

 

A. Cela n' est pas nécessaire. Il est vrai que, quand on a bien fait ses études, on en peut tirer un grand fruit pour l' intelligence même de l' écriture, comme saint Basile l' a montré dans un traité qu' il a fait exprès sur ce sujet. Mais, après tout, on peut s' en passer. Dans les premiers siècles de l' église on s' en passoit effectivement. Ceux qui avoient étudié ces choses lorsqu' ils étoient dans le siècle, en tiroient de grands avantages pour la religion lorsqu' ils étoient pasteurs ; mais on ne permettoit pas à ceux qui les ignoroient de les apprendre lorsqu' ils étoient déjà engagés dans l' étude des saintes lettres. On étoit persuadé que l' écriture suffisoit : de là vient ce que vous voyez dans les constitutions apostoliques , qui exhortent les fidèles à ne point lire les auteurs païens. Si vous voulez de l' histoire, dit ce livre, si vous voulez des lois, des préceptes moraux, de l' éloquence, de la poésie, vous trouverez tout dans les écritures. En effet, on n' a pas besoin, comme nous l' avons vu, de chercher ailleurs ce qui peut former le goût et le jugement pour l' éloquence même. Saint Augustin dit que plus on est pauvre de son propre fonds, plus on doit s' enrichir dans ces sources sacrées, et qu' étant par soi-même petit pour exprimer de si grandes choses, on a besoin de croître par cette autorité de l' écriture. Mais je vous demande pardon de vous avoir interrompu. Continuez, s' il vous plaît, monsieur.

 

 C. Hé bien ! Contentons-nous de l' écriture. Mais n' y ajouterons-nous pas les pères ?

 

A. Sans doute : ils sont les canaux de la tradition ; c' est par eux que nous découvrons la manière dont l' église a interprété l' écriture dans tous les siècles.

 

C. Mais faut-il s' engager à expliquer toujours tous les passages suivant les interprétations qu' ils leur ont données ? Il me semble que souvent l' un donne un sens spirituel, et l' autre un autre tout différent : lequel choisir ? Car on n' auroit jamais fait, si on vouloit les dire tous.

 

A. Quand on dit qu' il faut toujours expliquer l' écriture conformément à la doctrine des pères, c' est-à-dire, à leur doctrine constante et uniforme. Ils ont donné souvent des sens pieux qui n' ont rien de littéral, ni de fondé sur la doctrine des mystères et des figures prophétiques. Ceux-là sont arbitraires ; et alors on n' est pas obligé de les suivre, puisqu' ils ne se sont pas suivis les uns les autres. Mais, dans les endroits où ils expliquent le sentiment de l' église sur la doctrine de la foi, ou sur les principes des moeurs, il n' est pas permis d' expliquer l' écriture en un sens contraire à leur doctrine. Voilà comment il faut reconnoître leur autorité.

 

C. Cela me paroît clair. Je voudrois qu' un prêtre, avant que de prêcher, connût le fond de leur doctrine pour s' y conformer. Je voudrois même qu' on étudiât leurs principes de conduite, leurs règles de modération, et leur méthode d' instruire.

 

A. Fort bien, ce sont nos maîtres. C' étoient des esprits très-élevés, de grandes âmes pleines de sentiments héroïques, des gens qui avoient une expérience merveilleuse des esprits et des moeurs des hommes, qui avoient acquis une grande autorité, et une grande facilité de parler. On voit même qu' ils étoient très-polis, c' est-à-dire parfaitement instruits de toutes les bienséances, soit pour écrire, soit pour parler en public, soit pour converser familièrement, soit pour remplir toutes les fonctions de la vie civile. Sans doute, tout cela devoit les rendre fort éloquents et fort propres à gagner les hommes. Aussi trouve-t-on dans leurs écrits une politesse, non-seulement de paroles, mais de sentiments et de moeurs, qu' on ne trouve point dans les écrivains des siècles suivants. Cette politesse, qui s' accorde très-bien avec la simplicité, et qui les rendoit gracieux et insinuants, faisoit de grands effets pour la religion. C' est ce qu' on ne sauroit trop étudier en eux. Ainsi, après l' écriture, voilà les sources pures des bons sermons.

 

C. Quand un homme auroit acquis ce fonds, et que ses vertus exemplaires auroient édifié l' église, il seroit en état d' expliquer l' évangile avec beaucoup d' autorité et de fruit. Par les instructions familières et par les conférences dans lesquelles on l' auroit exercé de bonne heure, il auroit acquis une liberté et une facilité suffisante pour bien parler. Je comprends encore que de telles gens étant appliqués à tout le détail du ministère, c' est-à-dire à administrer les sacrements, à conduire les âmes, à consoler les mourants et les affligés, ils ne pourroient point avoir le temps d' apprendre par coeur des sermons fort étudiés : il faudroit que la bouche parlât selon l' abondance du coeur, c' est-à-dire qu' elle répandît sur le peuple la plénitude de la science évangélique et les sentiments affectueux du prédicateur. Sur ce que vous disiez hier des sermons qu' on apprend par coeur, j' ai eu la curiosité d' aller chercher un endroit de saint Augustin que j' avois lu autrefois : en voici le sens. Il prétend que les prédicateurs doivent parler d' une manière encore plus claire et plus sensible que les autres gens, parce que, la coutume et la bienséance ne permettant pas de les interroger, ils doivent craindre de ne se proportionner pas assez à leurs auditeurs. C' est pourquoi, dit-il, ceux qui apprennent leurs sermons mot à mot, et qui ne peuvent répéter et éclaircir une vérité jusqu' à ce qu' ils remarquent qu' on l' a comprise, se privent d' un grand fruit. Vous voyez bien par là que saint Augustin se contentoit de préparer les choses dans son esprit, sans mettre dans sa mémoire toutes les paroles de ses sermons. Quand même les règles de la vraie éloquence demanderoient quelque chose de plus, celles du ministère évangélique ne permettroient pas d' aller plus loin. Pour moi je suis, il y a longtemps, de votre avis là-dessus. Pendant qu' il y a tant de besoins pressants dans le christianisme, pendant que le prêtre, qui doit être l' homme de Dieu, préparé à toute bonne oeuvre, devroit se hâter de déraciner l' ignorance et les scandales du champ de l' église, je trouve qu' il est fort indigne de lui qu' il passe sa vie dans son cabinet à arrondir des périodes, à retoucher des portraits, et à inventer des divisions : car, dès qu' on s' est mis sur le pied de ces sortes de prédicateurs, on n' a plus le temps de faire autre chose, on ne fait plus d' autre étude ni d' autre travail ; encore même, pour se soulager, se réduit-on souvent à redire toujours les mêmes sermons. Quelle éloquence que celle d' un homme dont l' auditeur sait par avance toutes les expressions et tous les mouvements ! Vraiment, c' est bien là le moyen de surprendre, d' étonner, d' attendrir, de saisir et de persuader les hommes ! Voilà une étrange manière de cacher l' art et de faire parler la nature ! Pour moi, je le dis franchement, tout cela me scandalise ! Quoi ! Le dispensateur des mystères de Dieu sera-t-il un déclamateur oisif, jaloux de sa réputation, et amoureux d' une vaine pompe ? N' osera-t-il parler de Dieu à son peuple sans avoir rangé toutes ses paroles et appris en écolier sa leçon par coeur ?

 

A. Votre zèle me fait plaisir. Ce que vous dites est véritable. Il ne faut pourtant pas le dire trop fortement ; car on doit ménager beaucoup de gens de mérite et même de piété, qui, déférant à la coutume, ou préoccupés par l' exemple, se sont engagés de bonne foi dans la méthode que vous blâmez avec raison. Mais j' ai honte de vous interrompre si souvent. Achevez, je vous prie.

 

C. Je voudrais qu' un prédicateur expliquât toute la religion, qu' il la développât d' une manière sensible, qu' il montrât l' institution des choses, qu' il en marquât la suite et la tradition, qu' en montrant ainsi l' origine et l' établissement de la religion il détruisît les objections des libertins sans entreprendre ouvertement de les attaquer, de peur de scandaliser les simples fidèles.

 

A. Vous dites très-bien ; car la véritable manière de prouver la vérité de la religion est de la bien expliquer. Elle se prouve elle-même, quand on en donne la vraie idée. Toutes les autres preuves, qui ne sont pas tirées du fond et des circonstances de la religion même, lui sont comme étrangères. Par exemple, la meilleure preuve de la création du monde, du déluge, et des miracles de Moïse, c' est la nature de ces miracles et la manière dont l' histoire en est écrite : il ne faut à un homme sage et sans passion, que les lire pour en sentir la vérité.

 

C. Je voudrois encore qu' un prédicateur expliquât assidûment et de suite au peuple, outre tout le détail de l' évangile et des mystères, l' origine et l' institution des sacrements, les traditions, les disciplines, l' office et les cérémonies de l' église : par là on prémuniroit les fidèles contre les objections des hérétiques ; on les mettroit en état de rendre raison de leur foi, et de toucher même ceux d' entre les hérétiques qui ne sont point opiniâtres. Toutes ces instructions affermiroient la foi, donneroient une haute idée de la religion, et feroient que le peuple profiteroit pour son édification de tout ce qu' il voit dans l' église ; au lieu qu' avec l' instruction superficielle qu' on lui donne, il ne comprend presque rien de tout ce qu' il voit, et il n' a même qu' une idée très-confuse de ce qu' il entend dire au prédicateur. C' est principalement à cause de cette suite d' instructions que je voudrois que des gens fixes, comme les pasteurs, prêchassent dans chaque paroisse. J' ai souvent remarqué qu' il n' y a ni art ni science dans le monde que les maîtres n' enseignent de suite par principes et avec méthode : il n' y a que la religion qu' on n' enseigne point de cette manière aux fidèles. On leur donne dans l' enfance un petit catéchisme sec, et qu' ils apprennent par coeur sans en comprendre le sens ; après quoi ils n' ont plus pour instruction que des sermons vagues et détachés. Je voudrois, comme vous le disiez tantôt, qu' on enseignât aux chrétiens les premiers éléments de leur religion, et qu' on les menât avec ordre jusqu' aux plus hauts mystères.

 

A. C' est ce que l' on faisoit autrefois. On commençoit par les catéchèses, après quoi les pasteurs enseignoient de suite l' évangile par des homélies. Cela faisoit des chrétiens très-instruits de toute la parole de Dieu. Vous connoissez le livre de saint Augustin, de catechizandis rudibus. vous connoissez aussi le pédagogue de saint Clément, qui est un ouvrage fait pour faire connoître aux païens qui se convertissoient les moeurs de la philosophie chrétienne. C' étoient les plus grands hommes qui étoient employés à ces instructions : aussi produisoient-elles des fruits merveilleux, et qui nous paroissent maintenant presque incroyables.

 

C. Enfin, je voudrois que le prédicateur, quel qu' il fût, fît ses sermons de manière qu' ils ne lui fussent point fort pénibles, et qu' ainsi il pût prêcher souvent. Il faudroit que tous ses sermons fussent courts, et qu' il pût, sans s' incommoder et sans lasser le peuple, prêcher tous les dimanches après l' évangile. Apparemment ces anciens évêques, qui étoient fort âgés et chargés de tant de travaux, ne faisoient pas autant de cérémonie que nos prédicateurs pour parler au peuple au milieu de la messe qu' ils disoient eux-mêmes solennellement tous les dimanches. Maintenant, afin qu' un prédicateur ait bien fait, il faut qu' en sortant de chaire il soit tout en eau, hors d' haleine, et incapable d' agir le reste du jour. La chasuble, qui n' étoit point alors échancrée à l' endroit des épaules comme à présent, et qui pendoit en rond également de tous les côtés, les empêchoit apparemment de remuer autant les bras que nos prédicateurs les remuent. Ainsi leurs sermons étoient courts, et leur action grave et modérée. Hé bien ! Monsieur, tout cela n' est-il pas selon vos principes ? N' est-ce pas là l' idée que vous nous donnez des sermons ? A. Ce n' est pas la mienne, c' est celle de l' antiquité. Plus j' entre dans le détail, plus je trouve que cette ancienne forme des sermons étoit la plus parfaite. C' étoient de grands hommes, des hommes non-seulement fort saints, mais très-éclairés sur le fond de la religion et sur la manière de persuader les hommes, qui s' étoient appliqués à régler toutes ces circonstances : il y a une sagesse merveilleuse cachée sous cet air de simplicité. Il ne faut pas s' imaginer qu' on ait pu dans la suite trouver rien de meilleur. Vous avez, monsieur, expliqué tout cela parfaitement bien, et vous ne m' avez laissé rien à dire ; vous développez bien mieux ma pensée que moi-même.

 

B. Vous élevez bien haut l' éloquence et les sermons des pères.

 

A. Je ne crois pas en dire trop.

 

B. Je suis surpris de voir qu' après avoir été si rigoureux contre les orateurs profanes qui ont mêlé des jeux d' esprit dans leurs discours, vous soyez si indulgent pour les pères, qui sont pleins de jeux de mots, d' antithèses et de pointes fort contraires à toutes vos règles. De grâce, accordez-vous avec vous-même, développez-nous tout cela : par exemple, que pensez-vous du style de Tertullien ?

 

A. Il y a des choses très estimables dans cet auteur ; la grandeur de ses sentiments est souvent admirable : d' ailleurs il faut le lire pour certains principes sur la tradition, pour les faits d' histoire, et pour la discipline de son temps. Mais pour son style, je n' ai garde de le défendre : il a beaucoup de pensées fausses et obscures, beaucoup de métaphores dures et entortillées. Ce qui est mauvais en lui est ce que la plupart des lecteurs y cherchent le plus. Beaucoup de prédicateurs se gâtent par cette lecture ; l' envie de dire quelque chose de singulier les jette dans cette étude. La diction de Tertullien, qui est extraordinaire et pleine de faste, les éblouit. Il faudroit donc bien se garder d' imiter ses pensées et son style ; mais on devroit tirer de ses ouvrages ses grands sentiments et la connoissance de l' antiquité.

 

B. Mais saint Cyprien, qu' en dites-vous ? N' est-il pas aussi bien enflé ?

 

A. Il l' est sans doute : on ne pouvoit guère être autrement dans son siècle et dans son pays. Mais quoique son style et sa diction sentent l' enflure de son temps et la dureté africaine, il a pourtant beaucoup de force et d' éloquence : on voit partout une grande âme, une âme éloquente, qui exprime ses sentiments d' une manière noble et touchante : on y trouve en quelques endroits des ornements affectés, par exemple dans l' épître à Donat, que saint Augustin cite néanmoins comme une épître pleine d' éloquence. Ce père dit que Dieu a permis que ces traits d' une éloquence affectée aient échappé à saint Cyprien, pour apprendre à la postérité combien l' exactitude chrétienne a châtié dans tout le reste de ses ouvrages ce qu' il y avoit d' ornements superflus dans le style de cet orateur, et qu' elle l' a réduit dans les bornes d' une éloquence plus grave et plus modeste. C' est, continue saint Augustin, ce dernier caractère marqué dans toutes les lettres suivantes de saint Cyprien, qu' on peut aimer avec sûreté, et chercher suivant les règles de la plus sévère religion, mais auquel on ne peut parvenir qu' avec beaucoup de peine. Dans le fond, l' épître de saint Cyprien à Donat, quoique trop ornée, au jugement même de saint Augustin, mérite d' être appelée éloquente : car encore qu' on y trouve, comme il dit, un peu trop de fleurs semées, on voit bien néanmoins que le gros de l' épître est très-sérieux, très-vif, et très-propre à donner une haute idée du christianisme à un païen qu' on veut convertir. Dans les endroits où saint Cyprien s' anime fortement, il laisse là tous les jeux d' esprit ; il prend un tour véhément et sublime.

 

B. Mais saint Augustin dont vous parlez, n' est-ce pas l' écrivain du monde le plus accoutumé à se jouer des paroles ? Le défendrez-vous aussi ?

 

 A. Non, je ne le défendrai point là-dessus. C' est le défaut de son temps, auquel son esprit vif et subtil lui donnoit une pente naturelle. Cela montre que saint Augustin n' a pas été un orateur parfait ; mais cela n' empêche pas qu' avec ce défaut il n' ait eu un grand talent pour la persuasion. C' est un homme qui raisonne avec une force singulière, qui est plein d' idées nobles, qui connoît le fond du coeur de l' homme, qui est poli et attentif à garder dans tous ses discours la plus étroite bienséance, qui s' exprime enfin presque toujours d' une manière tendre, affectueuse et insinuante. Un tel homme ne mérite-t-il pas qu' on lui pardonne le défaut que nous reconnoissons en lui ?

 

C. Il est vrai que je n' ai jamais trouvé qu' en lui seul une chose que je vais vous dire ; c' est qu' il est touchant, lors même qu' il fait des pointes. Rien n' en est plus rempli que ses confessions et ses soliloques . Il faut avouer qu' ils sont tendres et propres à attendrir le lecteur.

 

A. C' est qu' il corrige le jeu d' esprit, autant qu' il est possible, par la naïveté de ses mouvements et de ses affections. Tous ses ouvrages portent le caractère de l' amour de Dieu ; non-seulement il le sentoit, mais il savoit merveilleusement exprimer au-dehors les sentiments qu' il en avoit. Voilà la tendresse qui fait une partie de l' éloquence. D' ailleurs nous voyons que saint Augustin connoissoit bien le fond des véritables règles. Il dit qu' un discours, pour être persuasif, doit être simple, naturel, que l' art y doit être caché, et qu' un discours qui paroît trop beau met l' auditeur en défiance. Il y applique ces paroles que vous connoissez : ... etc. Il traite aussi avec beaucoup de science l' arrangement des choses, le mélange des divers styles, les moyens de faire toujours croître le discours, la nécessité d' être simple et familier, même pour les tons de la voix, et pour l' action en certains endroits, quoique tout ce qu' on dit soit grand quand on prêche la religion ; enfin la manière de surprendre et de toucher. Voilà les idées de saint Augustin sur l' éloquence. Mais voulez-vous voir combien dans la pratique il avoit l' art d' entrer dans les esprits, et combien il cherchoit à émouvoir les passions, selon le vrai but de la rhétorique ? Lisez ce qu' il rapporte lui-même d' un discours qu' il fit au peuple à Césarée de Mauritanie pour faire abolir une coutume barbare. Il s' agissoit d' une coutume ancienne qu' on avoit poussée jusqu' à une cruauté monstrueuse, c' est tout dire, il s' agissoit d' ôter au peuple un spectacle dont il étoit charmé ; jugez vous-même de la difficulté de cette entreprise. Saint Augustin dit qu' après avoir parlé quelque temps, ses auditeurs s' écrièrent et lui applaudirent : mais il jugea que son discours ne persuaderoit point, tandis qu' on s' amuseroit à lui donner des louanges. Il ne compta donc pour rien le plaisir et l' admiration de l' auditeur, et il ne commença à espérer que quand il vit couler des larmes. En effet, ajoute-t-il, le peuple renonça à ce spectacle, et il y a huit ans qu' il n' a point été renouvelé. N' est-ce pas là un vrai orateur ? Avons-nous des prédicateurs qui soient en état d' en faire autant ? Saint Jérôme a encore ses défauts pour le style ; mais ses expressions sont mâles et grandes. Il n' est pas régulier ; mais il est bien plus éloquent que la plupart des gens qui se piquent de l' être. Ce seroit juger en petit grammairien, que de n' examiner les pères que par la langue et le style. (vous savez bien qu' il ne faut pas confondre l' éloquence avec l' élégance et la pureté de la diction.) saint Ambroise suit quelquefois la mode de son temps : il donne à son discours les ornements qu' on estimoit alors. Peut-être même que ces grands hommes, qui avoient des vues plus hautes que les règles communes de l' éloquence, se conformoient au goût du temps pour faire écouter avec plaisir la parole de Dieu, et pour insinuer les vérités de la religion. Mais après tout, ne voyons-nous pas saint Ambroise, nonobstant quelques jeux de mots, écrire à Théodose avec une force et une persuasion inimitable ? Quelle tendresse n' exprime-t-il pas quand il parle de la mort de son frère satyre ! Nous avons même, dans le bréviaire romain, un discours de lui sur la tête de saint Jean, qu' Hérode respecte et craint encore après sa mort : prenez-y garde, vous en trouverez la fin sublime. Saint Léon est enflé, mais il est grand. Saint Grégoire pape étoit encore dans un siècle pire ; il a pourtant écrit plusieurs choses avec beaucoup de force et de dignité. Il faut savoir distinguer ce que le malheur du temps a mis dans ces grands hommes, comme dans tous les autres écrivains de leurs siècles, d' avec ce que leur génie et leurs sentiments leur fournissoient pour persuader leurs auditeurs.

 

C. Mais quoi ! Tout étoit donc gâté, selon vous, pour l' éloquence dans ces siècles si heureux pour la religion ?

 

A. Sans doute : peu de temps après l' empire d' Auguste l' éloquence et la langue latine même n' avoient fait que se corrompre. Les pères ne sont venus qu' après ce déclin : ainsi il ne faut pas les prendre pour des modèles sûrs en tout ; il faut même avouer que la plupart des sermons que nous avons d' eux sont leurs moins forts ouvrages. Quand je vous montrois tantôt, par le témoignage des pères, que l' écriture est éloquente, je songeois en moi-même que c' étoient des témoins dont l' éloquence est bien inférieure à celle que vous n' avez crue que sur leur parole. Il y a des gens d' un goût si dépravé, qu' ils ne sentiront pas les beautés d' Isaïe, et qu' ils admireront saint Pierre Chrysologue, en qui, nonobstant le beau nom qu' on lui a donné, il ne faut chercher que le fonds de la piété évangélique sous une infinité de mauvaises pointes. Dans l' Orient, la bonne manière de parler et d' écrire se soutint davantage : la langue

 grecque s' y conserva presque dans sa pureté. Saint Chrysostôme la parloit fort bien. Son style, comme vous savez, est diffus ; mais il ne cherche point de faux ornements, tout tend à la persuasion ; il place chaque chose avec dessein, il connoît bien l' écriture sainte et les moeurs des hommes, il entre dans les coeurs, il rend les choses sensibles, il a des pensées hautes et solides, et il n' est pas sans mouvements : dans son tout, on peut dire que c' est un grand orateur. Saint Grégoire de Nazianze est plus concis et plus poétique, mais un peu moins appliqué à la persuasion. Il a néanmoins des endroits fort touchants ; par exemple, son adieu à Constantinople, et l' éloge funèbre de saint Basile. Celui-ci est grave, sentencieux, austère même dans la diction. Il avoit profondément médité tout le détail de l' évangile ; il connoissoit à fond les maladies de l' homme, et c' est un grand maître pour le régime des âmes. On ne peut rien voir de plus éloquent que son épître à une vierge qui étoit tombée : à mon sens c' est un chef-d' oeuvre. Si on n' a un goût formé sur tout cela, on court risque de prendre dans les pères ce qu' il y a de moins bon, et de ramasser leurs défauts dans les sermons que l' on compose.

 

C. Mais combien a duré cette fausse éloquence que vous dites qui succéda à la bonne ?

 

A. Jusqu' à nous.

 

C. Quoi ! Jusqu' à nous ?

 

A. Oui, jusqu' à nous : et nous n' en sommes pas encore autant sortis que nous le croyons ; vous en comprendrez bientôt la raison. Les barbares qui inondèrent l' empire romain mirent partout l' ignorance et le mauvais goût. Nous venons d' eux ; et quoique les lettres aient commencé à se rétablir dans le quinzième siècle, cette résurrection a été lente. On a eu de la peine à revenir à la bonne voie ; et il y a encore bien des gens fort éloignés de la connoître. Il ne faut pas laisser de respecter non-seulement les pères, mais encore les auteurs pieux qui ont écrit dans ce long intervalle : on y apprend la tradition de leur temps, et on y trouve plusieurs autres instructions très-utiles. Je suis tout honteux de décider ici ; mais souvenez-vous, messieurs, que vous l' avez voulu, et que je suis tout prêt à me dédire, si on me fait apercevoir que je me suis trompé. Il est temps de finir cette conversation.

 

C. Nous ne vous mettons point en liberté que vous n' ayez dit votre sentiment sur la manière de choisir un texte.

 

A. Vous comprenez bien que les textes viennent de ce que les pasteurs ne parloient jamais autrefois au peuple de leur propre fonds ; ils ne faisoient qu' expliquer les paroles du texte de l' écriture. Insensiblement on a pris la coutume de ne plus suivre toutes les paroles de l' évangile : on n' en explique plus qu' un seul endroit, qu' on nomme le texte du sermon. Si donc on ne fait pas une explication exacte de toutes les parties de l' évangile, il faut au moins en choisir les paroles qui contiennent les vérités les plus importantes et les plus proportionnées au besoin du peuple. Il faut les bien expliquer ; et d' ordinaire, pour bien faire entendre la force d' une parole, il faut en expliquer beaucoup d' autres qui la précèdent et qui la suivent ; il n' y faut chercher rien de subtil. Qu' un homme a mauvaise grâce de vouloir faire l' inventif et l' ingénieux, lorsqu' il devroit parler avec toute la gravité et l' autorité du saint-esprit, dont il emprunte les paroles !

 

C. Je vous avoue que les textes forcés m' ont toujours déplu. N' avez-vous pas remarqué qu' un prédicateur tire d' un texte tous les sermons qu' il lui plaît ? Il détourne insensiblement la matière pour ajuster son texte avec le sermon qu' il a besoin de débiter ; cela se fait surtout dans les carêmes. Je ne puis l' approuver. B. Vous ne finirez pas, s' il vous plaît, sans m' avoir encore expliqué une chose qui me fait de la peine. Après cela je vous laisse aller.

 

A. Hé bien, voyons si je pourrai vous contenter : j' en ai grande envie, car je souhaite fort que vous employiez votre talent à faire des sermons simples 

 

B. Vous voulez qu' un prédicateur explique de suite et littéralement l' écriture sainte.

 

A. Oui, cela seroit admirable.

 

B. Mais d' où vient donc que les pères ont fait autrement ? Ils sont toujours, ce me semble, dans les sens spirituels. Voyez saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard : ils trouvent des mystères sur tout, ils n' expliquent guères la lettre.

 

A. Les juifs du temps de Jésus-Christ étoient devenus fertiles en sens mystérieux et allégoriques. Il paroît que les thérapeutes, qui demeuroient principalement à Alexandrie, et que Philon dépeint comme des juifs philosophes, mais qu' Eusèbe prétend être les premiers chrétiens, étoient tous adonnés à ces explications de l' écriture. C' est dans la même ville d' Alexandrie que les allégories ont commencé à avoir quelque éclat parmi les chrétiens. Le premier des pères qui s' est écarté de la lettre a été Origène : vous savez le bruit qu' il a fait dans l' église. La piété inspire d' abord ces interprétations ; elles ont quelque chose d' ingénieux, d' agréable, et d' édifiant. La plupart des pères, suivant le goût des peuples de ce temps, et apparemment le leur propre, s' en sont beaucoup servis ; mais ils recouroient toujours fidèlement au sens littéral, et au prophétique, qui est littéral en sa manière, dans toutes les choses où il s' agissoit de montrer les fondements de la doctrine. Quand les peuples étoient parfaitement instruits de ce que la lettre leur devoit apprendre, les pères leur donnoient ces interprétations spirituelles pour les édifier et pour les consoler. Ces explications étoient fort au goût surtout des orientaux, chez qui elles ont commencé ; car ils sont naturellement passionnés pour le langage mystérieux et allégorique. Cette variété de sens leur faisoit un plaisir sensible, à cause des fréquents sermons et des lectures presque continuelles de l' écriture qui étoient en usage dans l' église. Mais parmi nous, où les peuples sont infiniment moins instruits, il faut courir au plus pressé, et commencer par le littéral, sans manquer de respect pour les sens pieux qui ont été donnés par les pères : il faut avoir du pain avant que de chercher des ragoûts. Sur l' explication de l' écriture on ne peut mieux faire que d' imiter la solidité de saint Chrysostôme. La plupart des gens de notre temps ne cherchent point les sens allégoriques, parce qu' ils ont déjà assez expliqué tout le littéral ; mais ils abandonnent le littéral, parce qu' ils n' en conçoivent pas la grandeur, et qu' ils le trouvent sec et stérile par rapport à leur manière de prêcher. On trouve toutes les vérités et tout le détail des moeurs dans la lettre de l' écriture sainte ; et on l' y trouve, non-seulement avec une autorité et une beauté merveilleuse, mais encore avec une abondance inépuisable : en s' y attachant, un prédicateur auroit toujours sans peine un grand nombre de choses nouvelles et grandes à dire. C' est un mal déplorable de voir combien ce trésor est négligé par ceux même qui l' ont tous les jours entre les mains. Si on s' attachoit à cette méthode ancienne de faire des homélies, il y auroit deux sortes de prédicateurs. Les uns, n' ayant ni la vivacité ni le génie poétique, expliqueroient simplement l' écriture sans en prendre le tour noble et vif : pourvu qu' ils le fissent d' une manière solide et exemplaire, ils ne laisseroient pas d' être d' excellents prédicateurs ; ils auroient ce que demande saint Ambroise, une diction pure, simple, claire, pleine de poids et de gravité, sans y affecter l' élégance, ni mépriser la douceur et l' agrément. Les autres, ayant le génie poétique, expliqueroient l' écriture avec le style et les figures de l' écriture même, et ils seroient par là des prédicateurs achevés. Les uns instruiroient d' une manière forte et vénérable ; les autres ajouteroient à la force de l' instruction la sublimité, l' enthousiasme et la véhémence de l' écriture, en sorte qu' elle seroit, pour ainsi dire, tout entière et vivante en eux autant qu' elle peut l' être dans les hommes qui ne sont point miraculeusement inspirés d' en-haut.

 

 B. Ha ! Monsieur, j' oubliois un article important ; attendez, je vous prie ; je ne vous demande plus qu' un mot.

 

A. Faut-il censurer encore quelqu' un ?

 

B. Oui, les panégyristes. Ne croyez-vous pas que, quand on fait l' éloge d' un saint, il faut peindre son caractère, et réduire toutes ses actions et toutes ses vertus à un point ?

A. Cela sert à montrer l' invention et la subtilité de l' orateur.

 

B. Je vous entends ; vous ne goûtez pas cette méthode.

 

A. Elle me paroît fausse pour la plupart des sujets. C' est forcer les matières, que de les vouloir toutes réduire à un seul point. Il y a un grand nombre d' actions dans la vie d' un homme qui viennent de divers principes, et qui marquent des qualités très-différentes. C' est une subtilité scolastique, et qui marque un orateur très-éloigné de bien connoître la nature, que de vouloir rapporter tout à une seule cause. Le vrai moyen de faire un portrait bien ressemblant est de peindre un homme tout entier ; il faut le mettre devant les yeux des auditeurs, parlant et agissant. En décrivant le cours de sa vie, il faut appuyer principalement sur les endroits où son naturel et sa grâce paroissent davantage ; mais il faut un peu laisser remarquer ces choses à l' auditeur. Le meilleur moyen de louer le saint, c' est de raconter ses actions louables. Voilà ce qui donne du corps et de la force à un éloge ; voilà ce qui instruit ; voilà ce qui touche. Souvent les auditeurs s' en retournent sans savoir la vie du saint dont ils ont entendu parler une heure ; tout au plus ils ont entendu beaucoup de pensées sur un petit nombre de faits détachés et marqués sans suite. Il faudroit, au contraire, peindre le saint au naturel, le montrer tel qu' il a été dans tous les âges, dans toutes les conditions et dans les principales conjonctures où il a passé. Cela n' empêcheroit point qu' on ne remarquât son caractère ; on le feroit même bien mieux remarquer par ses actions et par ses paroles, que par des pensées et des desseins d' imagination.

 

B. Vous voudriez donc faire l' histoire de la vie du saint, et non pas son panégyrique ?

 

A. Pardonnez-moi, je ne ferois point une narration simple. Je me contenterois de faire un tissu des faits principaux : mais je voudrois que ce fût un récit concis, pressé, vif, plein de mouvements ; je voudrois que chaque mot donnât une haute idée des saints, et fût une instruction pour l' auditeur. à cela j' ajouterois toutes les réflexions morales que je croirois les plus convenables. Ne croyez-vous pas qu' un discours fait de cette manière auroit une noble et aimable simplicité ? Ne croyez-vous pas que les vies des saints en seroient mieux connues, et les peuples plus édifiés ? Ne croyez-vous pas même, selon les règles de l' éloquence que nous avons posées, qu' un tel discours seroit plus éloquent que tous ces panégyriques guindés qu' on voit d' ordinaire ?

 

B. Je vois bien maintenant que ces sermons-là ne seroient ni moins instructifs, ni moins touchants, ni moins agréables que les autres. Je suis content, monsieur, en voilà assez ; il est juste que vous alliez vous délasser. Pour moi, j' espère que votre peine ne sera pas inutile ; car je suis résolu de quitter tous les recueils modernes et tous les pensieri italiens. Je veux étudier fort sérieusement toute la suite et tous les principes de la religion dans ses sources.

 

C. Adieu, monsieur : pour tout remercîment, je vous assure que je vous croirai.

 

A. Bonsoir, messieurs ; je vous quitte avec ces paroles de saint Jérôme à Népotien : " quand vous enseignerez dans l' église, n' excitez point les applaudissements, mais les gémissements du peuple. Que les larmes de vos auditeurs soient vos louanges. Il faut que les discours d' un prêtre soient pleins de l' écriture sainte. Ne soyez pas un déclamateur, mais un vrai docteur des mystères de Dieu. "