Télémaque et la Pédagogie du renoncement

 
« UNE DOUCE ET AIMABLE VIOLENCE »

Conférence   par François Moutappa

Les Aventures de Télémaque mettent en œuvre une pédagogie du renoncement aux pas-sions, mais révèlent – au sens sacré du terme – une puissance érotique et amoureuse supérieure : celle de la divinité. L’Explication des maximes des saints (1697) laissait deviner l’existence d’une expérience mystique intense chez l’auteur qui se livrait à la paraphrase et l’exégèse de son Maître, François de Sales. Au cœur de l’expérience mystique : la force amoureuse divine qui étreint le cœur et l’amène à s’abandonner. Les opuscules spirituels de l’époque, qui font florès, s’enrichissent de belles gravures où le cœur s’irradie de lumière, promesse de repos au sein de la déité.
Mais cette mystique de la douceur ne doit pas cacher les violences du sacré. Dans son Traité de l’amour de Dieu (1616), François de Sales en interrogeait la nature : « La grâce a des forces non pour forcer, mais pour allécher le cœur ; elle a une sainte violence non pour violer notre liberté, mais pour la rendre amoureuse ; et elle agit fortement, mais si suavement que notre volonté ne demeure point accablée sous une si puissante action ». L’autorité divine laisse l’homme libre dans sa volonté, mais sa force amoureuse obtient consentement et abandon. François de Sales initie brillamment une dialectique où la force entre au service de la douceur. Le mystique n’hésite pas à rappeler la rigueur de la volonté divine. Il est question de "cordages", de "liens de fer". Mais ces cordes sont celles de la délectation et du plaisir spirituel. Dieu « ajuste sa puissance à sa suavité ».
Cette expérience mystique de la sainte et douce violence, Fénelon l’a très certainement vécue dans son cœur. Il a connu cette force de l’éros mystique dans l’ombre du cloître et de la cellule. Le retraitant n’a pu ignorer le combat à livrer avec l’éveil des sens, le délicat travail de mortification, la foi qui se fortifie dans l’épreuve, la ferveur ardente qui se hisse jusqu’à l’amour de Dieu.
Cette violence amoureuse de dimension mystique forme précisément la matière ésotérique des Aventures de Télémaque. Le roman s’élabore et s’amplifie à partir de ce noyau irradiant. Ses grandes dimensions, pédagogique, politique, littéraire et esthétique trouvent là leur unité.
Ainsi la mystique la plus pure guide le programme pédagogique. La fonction de directeur de conscience en charge des âmes les plus hautes, celle du duc de Bourgogne, conduit Fénelon à ne pas nier les racines charnelles du désir. Le prélat romancier inclut l’épreuve des passions terrestres et de leur violence dans le parcours de Télémaque, sans contourner ni éluder l’épisode. A l’opposé d’un augustinisme sévère qui émonde brutalement l’être de ses racines au monde ou d’un laxisme qui abandonne celui-ci à son errance passionnelle, Fénelon ne tranche pas entre nature et grâce, ne délie pas la quête spirituelle et les mouvements du cœur.
La fiction dévoile, sur le plan narratif, le travail qui s’accomplit dans la mortification et la purification des passions. Mais, en tant que texte, objet littéraire, la fiction est l’instrument ou le véhicule même de cet exercice spirituel pour le lecteur. Catharsis littéraire et purgation mystique interfèrent. La purification trouve une voie d’expression dans la sublimation esthé-tique. Le lyrisme soyeux et subtil du siècle finissant est propre à accueillir le souffle de l’oraison, l’incantation, la déploration, la prière. Les peintures elles-mêmes offrent les supports à une méditation intérieure. Au tournant du XVIIe siècle, la tragédie biblique et une grande poésie sacrée avaient fait se renouer les liens entre littérature et spiritualité. Mais le roman restait en marge. Le registre du haut romanesque et du pathétique sublime offrait néanmoins une voie d’exploration.
En renforçant ces jonctions et ces contiguïtés entre littérature et spiritualité, la conception mystique de la sainte et suave violence transforme donc le statut même de la littérature, au risque de l’incompréhension et du scandale, puisque les charmes littéraires et esthétiques deviennent l’instrument d’une réforme du cœur. La fiction en forme de catéchisme onctueux ou-vre alors un « chemin de velours » vers la rigueur et l’ascèse.

I. LE CREPUSCULE DES DIEUX : EROS ET VENUS

On comprend aisément le parti que Fénelon tire de la grande trame odysséenne : Té-lémaque est exposé à la vengeance de Vénus. Le romancier avance avec confiance dans le territoire des passions violentes et pathétiques, peut-être parce qu’il saisit celles-ci à leur zé-nith, à leur acmé, au moment où éros vacille dans le désenchantement et l’effondrement amoureux. Somptueux opéra que ce roman qui orchestre la puissance de l’amour et la défaite de l’enchanteresse, selon cette loi du retournement chère à Fénelon, qui aboutit au crépuscule des dieux Eros et Vénus. Les fables et les narrations féériques font alterner enchantement et désenchantement, entraînant le lecteur dans l’inquiétude de l’illusion et de la désillusion.

L’épopée romanesque : le tourment éternel de la déesse

Les théories sur l’esprit d’enfance (profane et sacré), sur la place et le rôle de l’imagination dans l’éducation, sur l’agrément des fables appelaient à rouvrir les portes du Temple de la Mémoire fabuleuse. Pour réécrire l’épisode de Calypso, Fénelon puise dans le roman féérique et héroïque de la Renaissance italienne, où le soupçon est jeté sur les passions, où la courtoisie s’est dégradée en magie dangereuse, parfois malfaisante, où des fées entretiennent d’étranges amours avec des mortels, sans que mort s’en suive, dans des dou-leurs éternelles. En filigrane dans Télémaque se tisse le souvenir du Roland Furieux dont l’opéra avait assuré la survivance : Quinault en avait porté les passions fatales et malheu-reuses sur la scène lyrique.
Télémaque recueilli par Calypso se confond avec Renaud prisonnier des jardins d’Armide. Le héros est aux prises d’une nouvelle Alcine. Le mythe est bien présent : « au palais et dans les jardins d’Alcina [ - Calypso], le temps s’arrête, la beauté resplendit inaltérablement, le printemps et la jeunesse se perpétuent, la volupté ne s’épuise pas ». Le héros est arrivé au cœur du royaume du plaisir et de la séduction. Mais ce bonheur intemporel devient un éternel chagrin : cette dimension d’éternité propre au monde pastoral féérique appelait son traitement par un romancier ecclésiastique forcément sensible à l’intemporel.
Le beau lamento de Calypso signe la toute puissance de la passion au moment même de son inquiétant effondrement. Fénelon reprend la tradition de l’opéra avec la plainte des magi-ciennes abandonnées, perdant leur pouvoir. Les belles pages du Roland furieux (1516), en particulier le chant XXXII, offrent la partition de cette dramaturgie et la version lyrique de la douleur amoureuse. Calypso dans le regret d’Ulysse est dépeinte sur le modèle de Bradamante qui soupire pour l’absent : « De côté et d’autre elle se retourne […] sans jamais goûter le repos ». Torturée par la fausse espérance, par la jalousie, elle se meurt éternellement dans l’inquiétude de son désir frustré. Les accès de fureur noire et mélancolique sont aussi un topos du pathétique : « La douleur l’envahit si fort qu’il n’y a plus en elle de place pour aucun soulagement. Cependant, le souvenir de ce que lui a dit Roger en partant lui revient à la mémoire et ranime l’espérance en son cœur. En dépit de toutes les apparences contraires, elle veut espérer d’heure en heure le voir revenir ». Voici également Olympie livrée au désespoir : « sur le bord extrême du rivage, se dressait un rocher que les eaux avaient, par leurs assauts répétés, creusé et percé en forme d’arche, et qui surplombait sur la mer. Olympie y monta précipitamment, tant l’amour lui donnait de la force, et elle vit de loin s’enfuir les voiles gonflées de son perfide seigneur ».
Dans le dernier versant du XVIIe siècle, l’hégémonie de l’amour passion et son désastre constituent la matière et le matériau d’une réflexion littéraire et esthétique sur la pitié et le pa-thétique. La représentation même de la passion magnifiée dans la douleur correspond exac-tement au dévoilement de ses affres, comme si les fleurs du langage les plus amènes et les plus séduisantes faisaient sentir leur évanescence et le désenchantement. D’où, paradoxa-lement, chez cet ecclésiastique qu’est Fénelon, une excellente connaissance du répertoire de la littérature amoureuse. Le concept du désenchantement vaut pour la mystique comme pour la littérature, et conduit le prélat à s’aventurer dans les chimères romanesques qui sont aussi celles du cœur.

La tragédie racinienne

Le pathétique avait également trouvé son expression et sa plasticité parfaites dans la tragédie racinienne. On sait combien l’ombre de Port-Royal moire celle-ci de nuances nouvelles. On connaît chez Racine la tentation d’une tragédie biblique, très accomplie sur le plan esthétique. Télémaque est le support d’un théâtre intérieur qui suscite, soulève pitié et désolation face à la cruauté des passions. Par sa structure et sa tonalité, le Livre VI rappelle Phèdre ; le récit épique et féérique contient une tragédie d’inspiration racinienne, et c’est bien le moraliste chrétien, connaisseur des âmes, clinicien des affects, qui renforce et aggrave les mécanismes d’un théâtre de la cruauté autour de quatre figures.

Première figure : le mécanisme passionnel privilégie l’obliquité du désir, son décalage aboutit au mépris de soi. Télémaque à l’égal d’Hippolyte tient, dans un premier temps, le rôle du bel indifférent. Vénus, rebutée par le jeune homme qui n’honore ni ses rites ni son culte, connaît sa propre odyssée de souffrances. Lorsque les personnages succombent à la passion, ils vivent un état trouble entre tentation et détestation de soi. Ils deviennent les bourreaux d’eux-mêmes. La modernité de l’œuvre réside dans le dévoilement d’un désir frustré, d’un sujet érotique qui se complaît dans l’évocation de ses blessures. Les charmes de la fiction disent non pas la plénitude d’éros, mais sa frustration inéluctable. Peu d’œuvres offrent une telle peinture de la cruauté érotique ou amoureuse en l’élevant à ce niveau sacré ou en lui conférant un tel degré de loi immuable et divine.
Deuxième figure : celle de l’inversion. L’amour se mue en jalousie, colère et goût pour la cruauté. Fénelon moraliste relie la chaîne des passions mauvaises. L’érotique ne sépare pas le plaisir de la douleur infligée autant que reçue, mais le lie irrémédiablement à la haine ou à la maladie. La vision quiétiste scelle la liaison entre amour et haine, férocité et amour, torture et délectation, désir et sentiment de faire le mal, tragédie du déshonneur et irrépressible adhésion à la passion. La langueur ou le trouble amoureux se vit dans le dépérissement de l’être.
Troisième figure : l’univers païen ne permet pas de résorber le mal ou le poison pas-sionnel qui s’insinue dans l’être. L’étroite prison du paradis antique construit le drame de Ca-lypso. Le poids de la souffrance ne peut être relevé par la Grâce refusée au païen et l’héroïne ne peut en finir avec sa déchéance amoureuse. La passion s’exerce mais contre l’individu lui-même. Plainte éternelle, mélancolie pure. Fénelon donne une peinture saisissante et raffinée de la violence des passions : tourment et cruauté. Sade, grand amateur de roman héroïque, saura se souvenir de cette épure dramatique et en prélever la part maudite.
Quatrième figure : l’exorcisme impossible du désir. Télémaque exposé à la fureur des passions, à leur hystérisation, suit le conseil salésien de la fuite des occasions .

Le crépuscule de la galanterie : le poison des passions

Ce qui frappe dans la peinture d’Eros, c’est la malignité du petit Dieu. Même le person-nage de Vénus sera traité avec plus de sensibilité. Peut-être faut-il ici déceler une résurgence de l’esthétique baroque. Dans la peinture, notamment caravagesque, Eros était devenu un enfant présentant tous les signes de la morbidité. Le climat d’intense spiritualité, l’expressionnisme, le doute porté sur les passions encourageaient à une telle représentation. Mais Fénelon fuit cette esthétique. Du monde baroque à celui de l’âge dit classique, l’écart temporel est important, même si cette veine d’inspiration survit dans la création religieuse plus qu’ailleurs. L’enfant Cupidon dépeint par Fénelon allie la grâce et la méchanceté : « Quoiqu’il eût sur son visage la tendresse, les grâces et l’enjouement de l’enfance, il avait je ne sais quoi dans ses yeux perçants qui me faisait peur. Il riait en me regardant ; son ris était malin, moqueur et cruel. Il tira de son carquois d’or la plus aiguë de ses flèches, il banda son arc, et allait me percer ». La suavité épicurienne se double d’une violence sadique. Renversant les deux pôles de la douceur et de la fureur, le romancier dévoile les noires perfidies de la mon-danité la plus voluptueuse.
Le portrait du petit Dieu Cupidon qui ressortit à l’art du cartouche mythologique présente donc le désir comme une force cruelle et malfaisante. Les Aventures de Télémaque sont baignées par l’atmosphère de cette fin du XVIIe siècle dont la caractéristique forte est le crépuscule de la galanterie, la mise au tombeau de la belle confiance dans le désir, la révélation de la malignité de l’amour . Eros instille le poison, les passions malfaisantes, le désordre et le tourment de l’âme. Les fictions de l’époque abondent sur les ravages et les catastrophes de l’amour .
Fénelon entend poursuivre l’épure de l’art pathétique. Nous l’avons vu avec la reprise de l’esthétique racinienne. Mais il s’agit maintenant pour l’ecclésiastique de faire correspondre l’effet moral et l’effet pathétique. La coda antique permet d’accentuer une représentation répulsive du désir et d’offrir le miroir d’un éros qui se dégrade dans des fureurs noires. Dans ce "roman galerie", dans ce poème qui allie récit et peinture, la représentation érotique présente l’intéressant retournement du beau idéal en horreur, respectant par là-même deux catégories rhétoriques essentielles (admiration, terreur), mais surtout permettant d’animer la révélation ou la "monstration" de la laideur morale masquée par l’apparence flatteuse. Au livre VI, la fureur amoureuse qui tourne à la mélancolie marbre les joues de Calypso de « taches noires et livides ». « Une pâleur mortelle » se répand sur son visage. Sa voix qui répandait un chant mélodieux et séducteur se brise et devient « rauque, tremblante et entrecoupée ». Dans cette perspective, le portrait des courtisanes, dans les récits secondaires et emboîtés, s’avère d’une grande importance et confirme cette règle de l’inversion érotique en une figure méduséenne, symbole de la répulsion. La belle et perfide Astarbé devient semblable à une Furie sortant de l’Enfer. « Toutes ses grâces s’étaient effacées : ses yeux éteints roulaient dans sa tête et jetaient des regards farouches ; un mouvement convulsif agitait ses lèvres et tenait sa bouche ouverte d’une horrible grandeur ».

« Mundus Muliebris » : une affaire d’Etat
La représentation des femmes par un grand ecclésiastique

A la Carte du Tendre il fallait substituer la cartographie des terres dangereuses (terra incognita). Aussi Fénelon renoue-t-il avec ces fictions ecclésiastiques qui éclairent sur le danger des passions ou les liaisons dites dangereuses.
Il y a déjà cette tradition de la rhétorique et des peintures morales. A la manière du Père Le Moyne qui déploie le tableau du « Pays des passions chaudes et malfaisantes », Fénelon décrit une odyssée où les îles fortunées peuvent être celles de la lascivité et de la débauche. Au Livre IV, Mentor et Télémaque débarquent chez les Chypriotes au moment des rites à Vénus et des cultes de Cythère (« nous arrivâmes dans l’île de Chypre au mois du printemps qui est consacré à Vénus »). La plume de Fénelon est sans complaisance pour fustiger la vie molle de ce peuple. La beauté se défait et se corrompt dans la débauche, la mollesse, le désordre. S’il est une caractéristique propre au langage ecclésiastique, c’est qu’il n’existe nul degré intermédiaire entre l’évocation des passions hautes et nobles et le vice. La pente lexicale est raide, elle dévoile les précipices et les vulgarités avec ce ton de la hauteur et de la condamnation morale. L’évocation du plaisir se flétrit dans une terminologie de la honte : « volupté lâche et infâme qui est le plus horrible des maux sortis de la boîte de Pandore » (Livre IV). La volupté se trouble dans l’impureté morale : Télémaque ressent les morsures de la corruption : il éprouve « une mauvaise honte de la vertu » et devient l’allégorie de la pudeur moquée, flétrie de façon effrontée (déjà Sade ?). On ne peut nier le délicat travail que Fénelon opère au cœur même de sa fiction, pour rechercher un équilibre entre sa répugnance d’ecclésiastique pour les femmes (horror feminae) et une sublimation du féminin.
Déjà le Père Le Moyne traitait de la passion amoureuse et des moyens de la modérer chrétiennement jusqu’à se tourner vers l’amour spirituel : « […] ces peintures mettent toutes les techniques du roman hellénistiques au service de la théologie morale […] Le P. Le Moyne, plus consciemment, et avec infiniment plus de culture littéraire et d’imagination poétique, a écrit le roman de la théologie morale. Le genre avait d’ailleurs un grand avenir devant lui, et il est loin d’être resté le privilège des Jésuites ses inventeurs. Son chef d’œuvre sera sans nul doute le Télémaque de Fénelon ». Dans la tradition des psaumes, le roman devient un grand poème de la souffrance du juste persécuté par les impies… mais aussi par des vierges folles. Le futur monarque est prévenu des dangers auxquels il peut s’exposer à fréquenter les lieux de perdition et de débauche. Ce goût pour les plaisirs malhonnêtes est l’une des hantises qui parcourent les mémoires de l’époque. Le romancier ecclésiastique est un orateur chrétien et sa prédication entre en lice et en écho avec celle d’un Bourdaloue qui a su tonner en chaire et chapitrer ses auditeurs « Sur l’Impureté » en 1682. Les somptueuses pages de Télémaque enrichissent la librairie des sermons.
En filigrane et indirectement, le Monarque est prévenu des dangers des efféminés. Autre topos de la prédication morale du temps. La flambée d’homosexualité dans laquelle les femmes lisent la dégradation d’une civilisation de l’amour et des fleurs de la courtoisie, trouve là un écho discret, mais présent dans le texte de Fénelon. Ainsi ce « jeune Lydien nommé Malachon, d’une merveilleuse beauté, mais mou, efféminé, noyé dans les plaisirs », qui ne songe qu’ « à peigner ses cheveux blonds flottants sur ses épaules, qu’à se parfumer, qu’à donner un tour gracieux aux plis de sa robe ».
L’odyssée conduit Télémaque dans les cours étrangères où règnent parfois les passions despotiques. D’ailleurs cette dernière expression joue sur la réversibilité des termes selon une étrange contamination des motifs : les passions sont despotiques à proportion de la tyrannie d’un roi, Pygmalion, qui impose sa passion, Astarbé, au royaume et à ses sujets (Livre III). Fénelon ne répugne pas à insérer, dans la riche trame du récit, des histoires tragiques édifiantes telles que l’évêque d’Arras, Jean-Pierre Camus , avait pu en imaginer, mêlant prédication et spectacle de l’horreur, histoires qu’il est désormais convenu de considérer comme la genèse du roman « noir ». Le personnage de la courtisane, « l’impie Astarbé » (Livre VII), trame, relie, tisse les motifs d’un éros sournois et vénéneux : séduction et désir criminel, machiavélisme et apparence enchanteresse, infanticide (indirect) et art du mensonge, parfum et poison. Eros se confond avec la libido dominandi. Il faut tout l’art ecclésiastique de la litote et de l’allusion pour dénoncer la lubricité éhontée de courtisanes qui quêtent les faveurs royales. En déchirant le voile séducteur et mensonger de l’épicurisme et de la galanterie, Fénelon en révèle l’enfer. Le caractère de la courtisane étreint en un même nœud les péchés et vices capitaux : cupidité, luxure, orgueil, méchanceté… On retrouve cette description traditionnelle de l’aveuglement passionnel. Le prélat ourle son texte d’un liséré noir qui est la frontière érotique à ne pas franchir. Il esquisse la peinture des passions féroces.
Fénelon préserve Télémaque d’élans trop impurs ou dangereux. Le héros n’est que la timide ébauche des infortunes de la vertu. Tout juste le romancier ecclésiastique lui prête-t-il quelques écarts ou égarements. Mais c’est fort heureusement dans le registre des passions nobles. D’où ces tiroirs annexes du récit, ces personnages secondaires qui esquissent la trame d’histoires ténébreuses où le plaisir sert de monnaie pour tromper l’innocent et l’égarer hors des voies de la sagesse.
La Vertu moquée, provoquée par un éros lascif – comme on en trouve la peinture au livre IV – fait s’affronter les extrêmes. Indemne, la Vertu qu’incarne Télémaque est plus passive que compromise. Le confesseur - directeur de conscience emploie tout son art à conserver sa pureté au héros. Toutefois on voit combien le parti pris moral atteint ses limites esthétiques : la vertu semble faire se déchaîner les violences de l’éros, les provoquer. La passivité de Télémaque pourrait devenir complémentaire d’un éros noir et maléfique.
Le récit ne cesse de dire le danger d’une contagion érotique, d’une contamination amoureuse. D’ailleurs, le jeune homme provoque bien involontairement le désir de Calypso par sa longue narration (du premier au cinquième livre). La séduction du récit menace à tout moment. Le malaise du conteur est perceptible lorsqu’il tâche de créer une distanciation entre le lecteur et le charme même du poème, de dénoncer le « trouble » érotique que celui-ci suscite chez Calypso (« Calypso écoutait ces discours avec un trouble qu’elle ne pouvait cacher »). Mais dire le charme peut-il suffire pour en conjurer le pouvoir ?

II. L’ELU : TELEMAQUE ET LE CHEMIN DE L’AMOUR DIVIN

Le crépuscule de la galanterie laisse surtout espérer à Fénelon une renaissance de la spiritualité mystique dont il nous faut maintenant définir la nature et les contours.

Télémaque est l’élu. Héros d’exception il se hisse à une déification, ce qui pour le prince d’Ithaque le fait participer à l’essence divine et à sa future incarnation de Dieu sur terre. Mais le personnage ne participe pas aux grâces miraculeuses. Il ne fait pas partie de « ces vocations toutes-puissantes et ces attraits saintement violents, par lesquels Dieu, en un instant, a transféré quelques âmes d’élite de l’extrémité de la coulpe à l’extrémité de la grâce, faisant en elles, par manière de dire, une certaine transsubstantiation morale et spirituelle ». Le chemin de purgation et d’ascèse sera long.
Eros n’est pas seulement un thème ou un motif dans Les Aventures de Télémaque et l’on ne peut réduire celui-ci au seul statut de figure mythologique. En cet âge de l’édification catholique, le désir est devenu une science aux mains de l’Eglise. Fénelon, archevêque, prélat, directeur de conscience, a la charge d’une âme et d’un destin, ceux du duc de Bourgogne. Par le biais de la fiction et de l’identification au personnage de Télémaque, il lui faut pratiquer une thanatologie des désirs terrestres et mettre à mort les passions du petit duc, substituer aux sens la Passion du Royaume qui implique une mystique de l’abnégation, du sacrifice et de la souffrance.

Le personnage est dominé par trois épreuves archétypales de la sainte violence.

La mortification des sens

Il lui faut déjà mortifier ses sens. Cette expérience mystique forme la matière profonde et secrète du livre VI.
Le roman d’apprentissage n’élude pas l’expérience du réveil des passions. Il faut donc que Télémaque connaisse la force de la concupiscence, mesure l’intensité de l’aiguillon du désir. La foi ne peut naître que de ce combat. Peut-être faut-il nous rendre attentif à la superbe langue ecclésiastique qui sait dire la puissances des attaches charnelles, la puissance du désir tout en évitant la crudité.
La science mystique prévoit d’émonder en douceur ces manifestations du désir pour pouvoir s’abandonner à Dieu. Il nous faut revenir à quelques pages de la littérature mystique où l’épreuve des sens s’avère un moment capital dans le parcours spirituel. Fénelon rejoint la mystique de Saint Jean de la Croix : « il est nécessaire que l’âme qui veut arriver à l’union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs sensibles ». Les opuscules spirituels monastiques, conventuelles, ceux des directeurs de conscience s’intéressaient à ce moment crucial. Madame Guyon dans ses Tor-rents en avait donné une peinture saisissante puisque l’âme, tantôt secondée, tantôt aban-donnée par la divinité, est livrée à l’acceptation de son imperfection. Mais Fénelon réserve à son personnage un destin héroïque et non le vertige dans la déchéance, les affres de la souillure et de l’abjection comme forme d’anéantissement.

Mystique et réforme de l’éloquence

In fine, la violence amoureuse en vue d’établir la paix du cœur s’exerce le plus dans le couple que forme Télémaque et Mentor.
Ce dernier va incarner la suave et sainte violence de Dieu qui invite à se détacher des passions. Sur ce point Fénelon suit le programme salésien : « Ce qui est autant admirable que véritable, c’est que quand notre volonté suit l’attrait et consent au mouvement divin, elle le suit aussi librement comme librement elle résiste quand elle résiste, bien que le consentement à la grâce dépende beaucoup plus de la grâce que de la volonté et que la résistance à la grâce ne dépende que de la seule volonté ; tant la main de Dieu est aimable au maniement de notre cœur, tant elle a de dextérité pour nous communiquer sa force sans nous ôter notre liberté et pour nous donner le mouvement de son pouvoir sans empêcher celui de notre vouloir ». Ce maniement du cœur s’exerce par le charme et la force du Verbe à un âge littéraire où l’éloquence sacrée est le premier des genres. Télémaque est un roman de l’éloquence sacrée, parole inspirée sur les passions mais aussi parole amoureuse et divine. Aux raideurs de la prédication, Fénelon oppose d’autres perspectives qui conduiront à la poésie et aux inflexions des sermons de Massillon. Rupture donc avec l’éloquence du monde baroque. Fénelon accompagne une Réforme du catholicisme français qui épure la foi et le sentiment religieux dans la fluidité du discours, du style, de la langue. Racine certes, mais bientôt le « Racine de la chaire », Massillon.
Mentor parle au cœur : « Le divin amour nous rend donc ainsi conformes à la volonté de Dieu et nous fait soigneusement observer ses commandements en leur qualité de désir absolu de sa divine Majesté à laquelle nous voulons plaire ; de sorte que cette complaisance prévient, par sa douce et aimable violence, la nécessité d’obéir que la loi nous impose, convertissant cette nécessité en vertu de dilection, et toute la difficulté en délectation ».
Renouant avec l’épopée de la Renaissance italienne tardive, Fénelon mêle en Mentor le féminin et le masculin, selon un idéal de l’androgyne héroïque où la virilité, l’énergie morale se tempèrent, sans s’altérer, aux sources de la douceur. Comme Mélisse, l’une des fées de l’Arioste , Minerve s’est dissimulée sous les traits d’un vieillard pour cheminer aux côtés de Télémaque.

Le ravissement

Il est une troisième expérience archétypale que vit Télémaque : celle du ravissement. Savamment distribués dans la trame du récit, les états de ravissement et de régénération spirituelle de Télémaque vont présenter le héros dans la totale disponibilité à l’accueil du feu divin. Il est intéressant que le romancier offre une description de cet état et que le lexique et la clinique de la psychologie spirituelle viennent enrichir la trame du récit. Ainsi, l’épisode final qui laisse Télémaque face à la transfiguration de Mentor précise bien l’alliage de la douceur et de la douleur. Les paroles d’Athéna « sont des traits de feu qui percent le cœur de Télémaque, et qui lui font ressentir je ne sais quelle douceur délicieuse ». Mais le sujet, qui est au bord de l’ineffable et de l’indicible, éprouve l’intensité douloureuse de l’expérience qui littéralement l’anéantit : « Il voulait en dire davantage, mais la voix lui manqua : ses lèvres s’efforçaient en vain d’exprimer les pensées qui sortaient avec impétuosité du fond de son cœur : la divinité présente l’accablait, et il était comme un homme qui, dans un songe, est oppressé jusqu’à perdre la respiration, et, qui, par l’agitation pénible de ses lèvres, ne peut former aucune voix ».
Ces riches notations, à espace régulier dans le roman, transforment le livre lui-même en une anatomie du cœur. Les symboles affluent, dans leur beauté troublante pour marquer l’inscription du feu divin dans le corps du mystique, comme ce cœur percé qui réapparaît de plus en plus à la fin du récit. Au Livre XIV, Télémaque est représenté arrosant son lit de larmes : « aussitôt il se levait et cherchait, par la lumière, à soulager la douleur cuisante que ces songes lui avaient causée ; mais c’est une flèche qui avait percé son cœur et qu’il portait partout avec lui ». De tels symboles créent une contiguïté évidente entre Télémaque et les opuscules spirituels qui s’ornent de gravures représentant la douce extase et la violence divine transperçant le cœur : « Mettez-moi comme un sceau sur votre cœur » s’exclamait Jeanne de Chantal au Christ pointant un stylet en direction du cœur, alors que la sainte en extase reposait dans les bras d’un ange .
L’épisode de la captivité en Egypte au livre II inaugurait ce parcours spirituel et mystique qui forme l’unité secrète et ésotérique du poème épique. Télémaque décrivait déjà cette « douce force » régénératrice où le Verbe divin naît dans l’âme et le cœur, où l’esprit s’éclaire de la Sagesse. C’est à genoux, les mains levées vers le ciel qu’il rend hommage à Dieu. La nais-sance du Verbe dans le cœur de Télémaque brouille les frontières entre les catégories du plaisir et de la souffrance : « il se sentait ému et embrasé ; je ne sais quoi de divin semblait fondre son cœur au-dedans de lui. Ce qu’il portait dans la partie la plus intime de lui-même le consumait secrètement ; il ne pouvait ni le contenir, ni le supporter, ni résister à une si violente impression : c’était un sentiment vif et délicieux, qui était mêlé d’un tourment capable d’arracher la vie ». La relation amoureuse avec le Père culmine dans cette petite mort.

Il s’agit bien d’anéantir le désir humain pour que le sujet, dans une perspective toute mystique, s’abandonne à son dieu et se perde dans un désir infini. Mort du désir. Désir de la mort. Fidèle à son esthétique de la « sainte et aimable violence », le romancier va tisser les liens entre éros et thanatos.

III. EROS ET THANATOS : UNE GRANDE VANITE DU DESIR ET DE LA BEAUTE

Ce détachement invite à se séparer des beautés terrestres et charnelles. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus troublants du roman. Il existe dans cette fiction comme un acharnement sur des figures vierges et virginales, désirables et cristallisant toutes les perfections érotiques. La poétique de Fénelon souscrit ici à un genre majeur : le prélat compose une grande Vanité du désir et de la beauté. La beauté évanescente qui glisse dans la mort est certes un rappel de la mort, mais avant tout la rend désirable. Librairies religieuses et privées abondent en opuscules spirituels qui exhortent à l’habitude de la mort et à la méditation sur la finitude.

Lyrisme ovidien, lyrisme biblique

Télémaque doit être lu comme la reprise et la paraphrase lyrique du livre de Job. De nombreuses images affluent. La pastorale antique favorise les motifs floraux : « A peine est-elle en fleur qu’avant qu’on la cueille, elle sèche plus tôt que toutes les herbes ». Le romancier se saisit de l’image de la jeunesse au moment de sa beauté la plus parfaite pour la précipiter dans le royaume de la mort. La description d’éphèbes mourants a frappé l’imagination des lecteurs et des critiques. Ainsi le corps du jeune Hippias qui repose dans un cercueil orné de pourpre, d’or et d’argent : « La mort, qui avait éteint ses yeux, n’avait pu effacer toute sa beauté, et les grâces étaient encore à demi peintes sur son visage pâle. On voyait flotter autour de son cou, plus blanc que la neige, mais penché sur l’épaule, ses longs cheveux noirs, plus beaux que ceux d’Atys ou de Ganymède, qui allaient être réduits en cendres ». Le lyrisme d’Ovide qui décrit la mort de beaux jeunes gens et leur métamorphose prolonge celui de la bible. Le tableau anime une méditation sur la fin d’une race ou d’une famille – hantise tragique qui habite le texte de la Bible – l’extinction de la descendance royale, la fragilité d’une jeunesse fauchée par la mort. Le lyrisme ovidien contribue à érotiser la mort, facilitant chez le lecteur l’acceptation spirituelle de la mort, l’amour même du néant de l’existence humaine. « L’homme passe comme une ombre et comme une image ». La fiction donne bien au personnage secondaire cette qualité de songe fugitif qui s’évanouit dans le vertige de la mort.
L’érotisation de la mort, particulièrement celle du fils, apparaît dans un autre courant de spiritualité : la théologie de Louis de Condren où le sacrifice et l’holocauste sont conçus comme une offrande amoureuse, sur le mode du consentement à l’inflexible volonté du Père.

Hécate et ses chiens

La catabase du Livre XIV esquisse une autre figure troublante de la Mort. On sait com-bien le roman épique autorisait le développement du discours allégorique et des figures sym-boliques. L’aspect duel de la femme, entre bien et mal, rayonnement solaire et face nocturne, s’incarne dans la divinité de Diane.
La chasse faisait déjà de l’adolescent Télémaque une proie érotique et esquissait ce monde nocturne des instincts prédateurs. Qu’on nous permette un moment de nous arrêter sur ce motif qui relie éros et thanatos. Télémaque est l’animal blessé qui fuit l’amour mortel et malfaisant. Il rencontre sur son chemin Diane et sa meute de nymphes : « Pendant ce trouble, je courrais errant çà et là dans le sacré bocage, semblable à une biche qu’un chasseur a blessée ; elle court au travers des vastes forêts pour soulager sa douleur ; mais la flèche qui l’a percée dans le flanc la suit partout ». Comme dans les psaumes de David, il est la proie du mal, des meurtrissures qu’infligent les méchants, des morsures du serpent, des persécutions physiques. Mais le motif de la blessure sensible révèlera une autre chasse, celle-là spirituelle puisque la douleur fait se tourner Télémaque vers Dieu, comme le proclamait David : « Comme le cerf soupire après les eaux, de même mon cœur soupire vers vous, ô mon Dieu ». Muni des proverbes du livre de la Sagesse, ayant vaincu dans les épreuves de l’amour, du désert et de l’exil, Télémaque peut s’enfoncer dans le Royaume de la mort avec la confiance de l’âme protégée par Dieu : « Car quand même je marcherais au milieu de l’ombre de la mort, je ne craindrai aucun mal, parce que vous êtes avec moi ».
La rencontre des divinités cruelles ne s’arrête pourtant pas là. Le motif de Diane se fait plus explicite lors de la descente aux enfers : « Télémaque marche à la clarté de la lune et il invoque cette puissante divinité, qui, étant dans le ciel le brillant astre de la nuit, et sur la terre la chaste Diane, est aux enfers la redoutable Hécate. Cette divinité écouta favorablement ses vœux parce que son cœur était pur et qu’il était conduit par l’amour pieux qu’un fils doit à son père ». En quelques traits, Fénelon ouvre les régions nocturnes d’un pays de cruauté où plane une fatalité redoutable. La ressaisie classique de l’antique se nimbe d’onirisme pour offrir la fascinante image d’une femme vierge, chaste, mais hautaine et cruelle. Le mythographe renforce l’insoutenable en peignant ces « divinités cruelles prenant plaisir à immoler par une funeste contagion » de jeunes hommes. Dans une vision qui aurait délecté Blake ou Füssli, Proserpine surgit : « A son côté paraissait Proserpine, qui attirait seule ses regards et qui semblait un peu adoucir son cœur : elle jouissait d’une beauté toujours nouvelle ; mais elle paraissait avoir joint à ces grâces divines je ne sais quoi de dur et de cruel de son époux ». La sainte violence sacrée qui ici se joue dans le registre de l’infernal et du châtiment s’incarne une fois de plus en une figure double. Statue du monde plutonien ou chnotien dont la grâce infernale pare la justice inflexible d’une beauté qui impose le châtiment comme divin.

L’ange exterminateur

Le roman présente donc une érotisation constante de la mort. D’ailleurs, les armes fa-tales ne sont pas seulement aux mains des impies. L’éphèbe Télémaque manipule les ins-truments du supplice, un peu comme ces anges du Bernin qui ornent le pont face au château Saint Ange et qui exhibent délicatement les instruments de la Passion. L’arme grecque, la lance qui pénètre la poitrine et qui fait jaillir le sang, rejoint un imaginaire de la pointe, de la flèche. Le jeune héros est lui aussi voué à être la figure symbolique et allégorique, l’ornement du futur Royaume catholique de France, rénové et réformé, faisant face à celui de Rome.
Télémaque qui s’accomplit dans sa virilité guerrière apparaît comme un jeune archange exterminateur. Lorsque la pitié ne parvient pas à assagir les monstres, vierge et pur, il en débarrasse le monde avec ferveur. Le héros n’est plus l’éphèbe fragile et inexpérimenté qui jouait le rôle de l’agneau victime des hommes. Il est devenu redoutablement "éphébicide", procédant à la moisson du monde. Sa beauté radieuse en fait l’un de ses anges qui survolent le monde au moment de l’Apocalypse pour faire advenir la Jérusalem céleste. Pureté du sacrifice dont l’érotisme troublant révèle la nature d’oblation. Amalgame troublant de la beauté de l’éphèbe avec celle des anges en colère. La beauté de Télémaque se confond aussi avec celle du « Fils de l’homme qui a sur la tête une couronne d’or et à la main une faux tranchante ». Il est le lieu de l’énergie du châtiment comme de la patience des saints. Sa vocation n’est-elle pas de porter, à l’égal de l’Ange, l’Evangile éternel pour l’annoncer à ceux qui sont sur la terre, à toute nation, à toute tribu, à toute langue et à tout peuple »?

On le voit, s’esquissent dans l’épopée mystique un cycle de la purification, une quête de la pureté où Eros va jouer de nouveau un rôle primordial.

IV. LES EMBLEMES DE LA VERTU

La sainte et douce violence a pour objet de purifier éros. Composé comme une galerie de peintures, Télémaque offre un riche répertoire de figures et d’emblèmes de la Vertu qui s’opposent à celle du Vice. Selon une conception néo-platonicienne, il faut au prélat tendre le miroir à des grandes figures symboliques de la pureté pour les refléter dans sa fable. Mais il lui faut aussi faire aimer cette vertu austère, cette morale exigeante qui dépouille et achemine vers une nudité intérieure. Les Aventures de Télémaque date d’un âge où la catholicité entreprend de célébrer le culte de la virginité et n’hésite pas à émonder, châtrer, castrer les instincts charnels. Toutefois, la sublimation esthétique accompagne ce travail de purification. Ouvert sur les dimensions du tableau et de la picturalité, le roman livre au lecteur les images qui feront aimer cette vertu, la rendront l’objet d’une adoration et d’une contemplation intérieure. L’acte esthétique seconde l’exercice spirituel.

Amour profane, amour sacré : mystique et politique de l’image

En cette fin de XVIIe siècle, Fénelon cherche à retrouver la clé du festin et du banquet que la civilisation technocratique de Louis XIV a perdue, dans la grande tradition des peintres de la Renaissance, comme on pouvait la trouver chez Titien. Les Aventures de Télémaque se construisent sur le parallèle constant entre amour profane et amour sacré, mais pour faire triompher l’éros divin.
Alors que la fiction dévoile sous les séductions des étoffes et des passementeries mondaines les noirceurs de la galanterie, des figures lumineuses et salvatrices indiquent un horizon possible. A l’île de Chypre succède la vision d’une Amphitrite majestueuse tenant sur ses genoux le petit dieu Palémon. Mythologie antique et livre prophétique de la Sagesse mêlent leurs eaux et leurs sources d’inspiration dans cette élaboration de l’imaginaire féminin. Philippe Sellier a montré combien Fénelon était sensible à la grâce féminine à la manière et dans l’esprit de Botticelli. La grâce grecque s’amalgame au sublime de Raphaël. C’est cette inflexion tendre de la prose poétique, l’admirable mise en valeur de l’aisance naturelle : les beaux cheveux qui pendent sur les épaules et qui flottent au gré du vent. Les motifs floraux issus de la pastorale participent de cette esthétique. Toutefois nous voudrions pour notre part insister une nouvelle fois sur la double valence entre douceur et autorité. D’ailleurs le descripteur, qui livre cette admirable figure à la contemplation de Télémaque, d’Hasaël et de Mentor, ne revient-il pas sur la « douce majesté » de la déesse qui « faisait fuir les vents séditieux et toutes les noires tempêtes » ? Les éléments du féminin s’équilibrent avec les signes et les symboles de la potestas divine et de la justice. L’évocation du « sceptre d’or pour commander aux vagues » est comme le contrepoint nécessaire à l’exaltation du naturel.
Dès lors le récit va orchestrer ce parallèle entre amour sacré et profane. L’opposition entre Vénus et la déesse Amphitrite est redoublée par celle entre Cupidon et Mentor. La peinture de Vénus dans les fureurs de la passion contraste avec celle de la nymphe Eucharis. Le livre XVII offre le portrait de l’épouse royale modèle.

L’ange et la bête

Mais, avant d’analyser la traduction esthétique des impératifs moraux dans le beau idéal, convenons d’un motif majeur : la représentation du partage entre le pur et l’impur. Les schémas symboliques abondent à travers lesquels se trouve mise en scène la séparation sanglante du monde des instincts de celui de la pureté morale.
A l’impureté, la difformité bestiale ou animale. Aux êtres purs, la beauté radieuse dans la tradition néoplatonicienne. Le rayon qui dessine la frontière entre le beau et le hideux recoupe celle qui oppose l’ange et la bête. Dans le traité De l’éducation des filles, Fénelon invitait à « chercher tous les tours les plus agréables et les comparaisons les plus sensibles, pour représenter aux enfants que notre corps est semblable aux bêtes et que notre âme est sem-blable aux anges ».
Toutefois, l’impur ne disparaît pas. La sainte et douce violence de Dieu se manifeste dans la domination des instincts, leur apaisement. Le tigre abattu par l’éphèbe Télémaque, les monstres marins assagis aux pieds de la déesse, le sanglier terrassé, dépecé pour la vierge Antiope, voilà la réitération intéressante (car Fénelon est le romancier de la répétition et de l’incantation) d’une symbolique fondamentale : la puissance orphique. La déesse Amphitrite tient à ses pieds les monstres marins « faisant avec leurs narines un flux et un reflux de l’onde amère, sortant en hâte de leurs grottes profondes ».

Eros ducilfiant et fermeté morale : un érotisme dévot.

A aucun moment Les Aventures de Télémaque ne se sépare de l’érotisme. Toutefois c’est bien un érotisme dévot et catholique qui s’élabore dans ses figures les plus pures. L’ecclésiastique, précepteur, va nourrir une méditation sur la Vierge, la chaste épouse. Antiope, personnage qui n’apparaît qu’en fin de parcours, fait culminer cette incarnation.
Eros dulcifiant ne se dépare pas des rigueurs et de l’ascèse. On sait combien le livre nourrit une aversion pour l’efféminé, le mou. Des études novatrices ont percé l’importance du motif et ses valeurs. L’agréable portrait d’Antiope fait aimer les devoirs et l’harmonie morale : « c’est Minerve même qui a pris sur la terre une forme humaine et qui inspire aux hommes les beaux-arts : elle anime les autres à travailler ». La délicatesse et la beauté invitent au goût et au respect des devoirs du prince : goût pour les travaux avec ces blanches mains qui tiennent l’aiguille d’or et qui tissent les beaux ouvrages de laine et de broderie ; goût pour le bonheur de la communauté. Toutefois la grâce s’allie ou se marie avec les signes de l’autorité : « D’un seul regard elle se fait entendre, et on craint de lui déplaire ; elle donne des ordres précis » et son éloquence rejoint l’idéal de Fénelon d’une douce persuasion.
Aussi faut-il relire le Télémaque comme la poursuite d’une figure virginale idéale, objet de contemplation et d’adoration, inspirant un cantique de louange sur la pureté et la chasteté. Comme toujours chez Fénelon, motifs et thèmes romanesques orchestrent la reprise de pro-verbes bibliques, la lecture devenant incantation et prière. Fénelon inscrit, incruste, grave dans le portrait d’Antiope nombre de ces sentences qui exaltent l’épouse chaste dans la pastorale chrétienne : « La femme sage bâtit sa maison », « C’est proprement le Seigneur qui donne à l’homme une femme sage », « Ô combien est belle la race chaste ». De même le texte s’édifie sur l’opposition biblique entre vierges folles et insensées et vierges sages. La fable est résurgence lyrique de la mémoire sacrée.
Pour éduquer le petit duc de Bourgogne, il fallait l’inciter à un nouvel art d’aimer, loin du bruit et de la cour, loin de ses maîtresses impudentes qui composaient l’entourage du Roi. Il fallait l’éveiller à un érotisme dévot.

Les signes du refoulement

La violence du sacré qui s’exerce sur la Vierge et qui en compose une image idéale se trouve davantage révélée dans les situations de crise. Lors de la scène de chasse, l’autorité du prince l’emporte sur celle de la redoutable chasseresse. Antiope se voit à terre et sauvée par Télémaque. Le don de la hure est des plus symboliques. Le geste courtois et précieux s’empare de l’élément le plus cru et le plus obscène, dans le sens où il représente directement la nature animale : la hure « qui fait encore peur quand on la voit et qui étonne tous les chasseurs » est présentée à Antiope qui « rougit », détourne les yeux pour consulter ceux de son père. La pudeur féminine qui devient, à l’époque de Fénelon, un code - la rougeur, le regard détourné -, voilà les signes révélateurs qui trahissent une secrète ou sourde horreur de la nature dans cette esthétique du beau naturel.
De même, l’expression amoureuse et passionnelle ne peut être libre chez la femme. Le livre VI donnait une leçon dans l’art d’aimer. Autant l’amour - passion chez Calypso s’écarte des codes de la pudeur pour rejoindre les manifestations de la fureur tragique, autant le désir d’Eucharis se dit sur le mode mineur, élégiaque et pudique, refoulant une part des signes de l’amour. Détail intéressant : la colère de Calypso redouble à la vue des larmes de la nymphe : « l’affliction augmente [sa] beauté ». L’amour - passion d’Eucharis se perd, se brouille dans une mélancolie vague et nébuleuse qui protège le sujet des vulgarités d’éros et qui gaze la matière ou l’objet érotique.

Cette maîtrise de l’érotisme à travers les figures féminines et masculines confère un autre statut au roman poème. Et nous terminerons cette communication sur cette idée. Entre le romancier et son personnage le rapport de force s’inverse. Quand Télémaque est inaccompli, il semblerait que Fénelon le conduise amoureusement à la Sagesse, de façon sûre, la main de l’artiste se confondant avec « la vigueur toute puissante de la main miséricordieuse de Dieu qui touche et lie l’âme de tant et tant d’inspirations, de semonces et d’attraits » (François de Sales). A l’inverse lorsque Télémaque est devenu l’incarnation et l’exemple de la Sagesse, le prélat semble s’abîmer dans l’exaltation du héros. Du début du texte à sa clôture, il y a donc un renversement des perspectives : Télémaque n’est plus sujet du désir, celui qui vit le combat des passions et des devoirs, qui lutte contre la tentation souveraine de la chair. Purgé et détaché des passions, il est devenu objet du désir, objet d’une célébration. Il exerce à son tour sa suave violence dans le cœur de son créateur.

V. Ouverture en guise de finale
Un grand poème sacré : Télémaque, objet de l’oraison et de la prière

Les lecteurs ne s’y sont pas trompés. Si Télémaque vainc les passions, il demeure un objet du désir, celui du lecteur qui poursuit ses aventures, celui du conteur qui transforme son per-sonnage en objet d’oraison et d’adoration. Cela est d’autant plus vrai que la nature profonde du roman est d’être un poème sacré. Le mouvement même du lyrisme fénelonien est de s’abîmer, de se perdre dans le sujet sacré, dans un beau mouvement d’effacement et d’anéantissement. La douce et aimable violence est celle de la pulsation et de l’énergie du poème amoureux.
Nous n’esquisserons ici que quelques pistes, la poésie sacrée du XVIIe siècle demeurant à l’état d’un objet d’érudition rare, partagé par des chercheurs courageux et lucides, et la problématique retenue demandant à être travaillée à partir d’un véritable corpus poétique.
La nature glorieuse de Télémaque fait advenir la révélation de la beauté éternelle. Il n’est pas inintéressant de mettre en rapport la célébration lyrique de la beauté et celle du roman poème. Ephèbe qui grandit et s’accomplit, Télémaque incarne par excellence cet Adolescent qu’évoque La Ceppède dans ses Théorèmes (1613 –1621). Certes l’adolescent qui tente de s’engager sur le chemin douloureux et abrupt de la foi…

« Maintes fois j’ai tenté de vous suivre, ô ma vie,
Par les sentiers connus que vous m’avez ouverts »

… mais l’adolescent qui accède aussi à l’âge adulte :

« Faites donc, s’il vous plaît, ô seigneur, désormais
Que de l’Adolescent imitant l’exemplaire
Je quitte ces habits au monde pour jamais »

Il reste quelque chose de l’image adolescente dans le Télémaque, je ne sais quoi de juvénile et d’éternelle beauté dans les manifestations du sacré et de la divinité. Cette déification de l’éphèbe au statut du Christ, de l’Ange ou encore du Saint en prière accroche le reflet de la beauté divine sur sa personne. Signe qu’Eros, émondé, purifié, sublimé, ne cesse de manifester sa présence dans le texte, dans un roman qui, certes, sait parfaitement communiquer à son lecteur l’amoureuse force de Dieu, mais qui sait surtout en signifier l’éternelle jeunesse.