Second Livre

Sommaire de l'édition dite de Versailles (1824) - Suite du récit de Télémaque. Le vaisseau tyrien qu'il montait ayant été pris par une flotte de Sésostris, Mentor et lui sont faits prisonniers et conduits en Egypte. Richesses et merveilles de ce pays: sagesse de son gouvernement. Télémaque et Mentor sont traduits devant Sésostris, qui renvoie l'examen de leur affaire à un de ses officiers appelé Métophis. Par ordre de cet officier, Mentor est vendu à des Ethiopiens qui l'emmènent dans leur pays, et Télémaque est réduit à conduire un troupeau dans le désert d'Oasis. Là, Termosiris, prêtre d'Apollon, adoucit la rigueur de son exil en lui apprenant à imiter le dieu, qui, étant contraint de garder les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie, se consolait de sa disgrâce en polissant les moeurs sauvages des bergers. Bientôt Sésostris, informé de tout ce que Télémaque faisait de merveilleux dans les déserts d'Oasis, le rappelle auprès de lui, reconnaît son innocence, et lui promet de le renvoyer à Ithaque. Mais la mort de ce prince replonge Télémaque dans de nouveaux malheurs: il est emprisonné dans une tour sur le bord de la mer, d'où il voit Bocchoris, nouveau roi d'Egypte, périr dans un combat contre ses sujets révoltés et secourus par les Phéniciens.

 
Les Tyriens, par leur fierté, avaient irrité contre eux le grand roi Sésostris, qui régnait en Egypte, et qui avait conquis tant de royaumes. Les richesses qu'ils ont acquises par le commerce et la force de l'imprenable ville de Tyr, située dans la mer, avaient enflé le coeur de ces peuples. Ils avaient refusé de payer à Sésostris le tribut qu'il leur avait imposé en revenant de ses conquêtes, et ils avaient fourni des troupes à son frère, qui avait voulu, à son retour, le massacrer au milieu des réjouissances d'un grand festin. Sésostris avait résolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaisseaux allaient de tous côtés cherchant les Phéniciens. Une flotte égyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre semblaient fuir derrière nous et se perdre dans les nues. En même temps nous voyons approcher les navires des Egyptiens, semblables à une ville flottante. Les Phéniciens les reconnurent et voulurent s'en éloigner; mais il n'était plus temps. Leurs voiles étaient meilleures que les nôtres; le vent les favorisait; leurs rameurs étaient en plus grand nombre: ils nous abordent, nous prennent et nous emmènent prisonniers en Egypte.


En vain je leur représentai que je n'étais pas Phénicien; à peine daignèrent-ils m'écouter: ils nous regardèrent comme des esclaves dont les Phéniciens trafiquaient, et ils ne songèrent qu'au profit d'une telle prise. Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui blanchissent par le mélange de celles du Nil, et nous voyons la côte d'Egypte, presque aussi basse que la mer. Ensuite nous arrivons à l'île de Pharos, voisine de la ville de No; de là nous remontons le Nil jusques à Memphis.


Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus insensibles à tous les plaisirs, nos yeux auraient été charmés de voir cette fertile terre d'Egypte, semblable à un jardin délicieux arrosé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jeter les yeux sur les deux rivages sans apercevoir des villes opulentes, des maisons de campagne agréablement situées, des terres qui se couvraient tous les ans d'une moisson dorée sans se reposer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étaient accablés sous le poids des fruits que la terre épanchait de son sein, des bergers qui faisaient répéter les doux sons de leurs flûtes et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour.


"Heureux - disait Mentor - le peuple qui est conduit par un sage roi! Il est dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout son bonheur. C'est ainsi, ajoutait-il, ô Télémaque, que vous devez régner et faire la joie de vos peuples, si jamais les dieux vous font posséder le royaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfants; goûtez le plaisir d'être aimé d'eux, et faites qu'ils ne puissent jamais sentir la paix et la joie sans se ressouvenir que c'est un bon roi qui leur a fait ces riches présents. Les rois qui ne songent qu'à se faire craindre et qu'à abattre leurs sujets pour les rendre plus soumis sont les fléaux du genre humain. Ils sont craints comme ils le veulent être; mais ils sont haïs, détestés, et ils ont encore plus à craindre de leurs sujets que leurs sujets n'ont à craindre d'eux."

Je répondais à Mentor:
"Hélas! il n'est pas question de songer aux maximes suivant lesquelles on doit régner: il n'y a plus d'Ithaque pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre patrie, ni Pénélope, et, quand même Ulysse retournerait plein de gloire dans son royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor; nulle autre pensée ne nous est plus permise: mourons, puisque les dieux n'ont aucune pitié de nous."
En parlant ainsi, de profonds soupirs entrecoupaient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignait les maux avant qu'ils arrivassent, ne savait plus ce que c'était que de les craindre dès qu'ils étaient arrivés.
"Indigne fils du sage Ulysse - s'écriait-il - quoi donc! vous vous laissez vaincre à votre malheur! Sachez que vous reverrez un jour l'île d'Ithaque et Pénélope. Vous verrez même dans sa première gloire celui que vous n'avez point connu, l'invincible Ulysse, que la fortune ne peut abattre, et qui, dans ses malheurs, encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous décourager jamais. Ô s'il pouvait apprendre, dans les terres éloignées où la tempête l'a jeté, que son fils ne sait imiter ni sa patience, ni son courage, cette nouvelle l'accablerait de honte et lui serait plus rude que tous les malheurs qu'il souffre depuis si longtemps."

Ensuite Mentor me faisait remarquer la joie et l'abondance répandue dans toute la campagne d'Egypte, où l'on comptait jusqu'à vingt-deux mille villes. Il admirait la bonne police de ces villes; la justice exercée en faveur du pauvre contre le riche; la bonne éducation des enfants, qu'on accoutumait à l'obéissance, au travail, à la sobriété, à l'amour des arts ou des lettres; l'exactitude pour toutes les cérémonies de religion; le désintéressement, le désir de l'honneur, la fidélité pour les hommes et la crainte pour les dieux, que chaque père inspirait à ses enfants. Il ne se lassait point d'admirer ce bel ordre.

 
"Heureux - me disait-il sans cesse - le peuple qu'un sage roi conduit ainsi! Mais encore plus heureux le roi qui fait le bonheur de tant de peuples et qui trouve le sien dans sa vertu! Il est plus que craint, car il est aimé. Non seulement on lui obéit, mais encore il est le roi de tous les coeurs: chacun, bien loin de vouloir s'en défaire, craint de le perdre et donnerait sa vie pour lui."
Je remarquais ce que disait Mentor, et je sentais renaître mon courage au fond de mon coeur, à mesure que ce sage ami me parlait. Aussitôt que nous fûmes arrivés à Memphis, ville opulente et magnifique, le gouverneur ordonna que nous irions jusqu'à Thèbes pour être présentés au roi Sésostris, qui voulait examiner les choses par lui-même et qui était fort animé contre les Tyriens. Nous remontâmes donc encore le long du Nil, jusqu'à cette fameuse Thèbes à cent portes, où habitait ce grand roi. Cette ville nous parut d'une étendue immense et plus peuplée que les plus florissantes villes de Grèce. La police y est parfaite pour la propreté des rues, pour le cours des eaux, pour la commodité des bains, pour la culture des arts et pour la sûreté publique. Les places sont ornées de fontaines et d'obélisques; les temples sont de marbre, et d'une architecture simple, mais majestueuse. Le palais du prince est lui seul comme une grande ville: on n'y voit que colonnes de marbre, que pyramides et obélisques, que statues colossales, que meubles d'or et d'argent massif.


Ceux qui nous avaient pris dirent au roi que nous avions été trouvés dans un navire phénicien. Il écoutait chaque jour, à certaines heures réglées, tous ceux de ses sujets qui avaient ou des plaintes à lui faire, ou des avis à lui donner. Il ne méprisait ni ne rebutait personne, et ne croyait être roi que pour faire du bien à tous ses sujets, qu'il aimait comme ses enfants. Pour les étrangers, il les recevait avec bonté, et voulait les voir, parce qu'il croyait qu'on apprenait toujours quelque chose d'utile en s'instruisant des moeurs et des manières des peuples éloignés. Cette curiosité du roi fit qu'on nous présenta à lui. Il était sur un trône d'ivoire, tenant en main un sceptre d'or. Il était déjà vieux, mais agréable, plein de douceur et de majesté: il jugeait tous les jours les peuples avec une patience et une sagesse qu'on admirait sans flatterie. Après avoir travaillé toute la journée à régler les affaires et à rendre une exacte justice, il se délassait le soir à écouter des hommes savants ou à converser avec les plus honnêtes gens, qu'il savait bien choisir pour les admettre dans sa familiarité. On ne pouvait lui reprocher en toute sa vie que d'avoir triomphé avec trop de faste des rois qu'il avait vaincus et de s'être confié à un de ses sujets que je vous dépeindrai tout à l'heure.


Quand il me vit, il fut touché de ma jeunesse et de ma douleur; il me demanda ma patrie et mon nom. Nous fûmes étonnés de la sagesse qui parlait par sa bouche. Je lui répondis:
"Ô grand roi, vous n'ignorez pas le siège de Troie, qui a duré dix ans, et sa ruine, qui a coûté tant de sang à toute la Grèce. Ulysse, mon père, a été un des principaux rois qui ont ruiné cette ville: il erre sur toutes les mers, sans pouvoir retrouver l'île d'Ithaque, qui est son royaume. Je le cherche, et un malheur semblable au sien fait que j'ai été pris. Rendez-moi à mon père et à ma patrie. Ainsi puissent les dieux vous conserver à vos enfants et leur faire sentir la joie de vivre sous un si bon père!"
Sésostris continuait à me regarder d'un oeil de compassion; mais, voulant savoir si ce que je disais était vrai, il nous renvoya à un de ses officiers, qui fut chargé de savoir de ceux qui avaient pris notre vaisseau si nous étions effectivement ou Grecs ou Phéniciens.


"S'ils sont Phéniciens - dit le roi - il faut doublement les punir, pour être nos ennemis, et plus encore pour avoir voulu nous tromper par un lâche mensonge; si au contraire ils sont Grecs, je veux qu'on les traite favorablement et qu'on les renvoie dans leur pays sur un de mes vaisseaux: car j'aime la Grèce; plusieurs Egyptiens y ont donné des lois. Je connais la vertu d'Hercule; la gloire d'Achille est parvenue jusqu'à nous, et j'admire ce qu'on m'a raconté de la sagesse du malheureux Ulysse: mon plaisir est de secourir la vertu malheureuse."


L'officier auquel le roi renvoya l'examen de notre affaire avait l'âme aussi corrompue et aussi artificieuse que Sésostris était sincère et généreux. Cet officier se nommait Métophis. Il nous interrogea pour tâcher de nous surprendre, et, comme il vit que Mentor répondait avec plus de sagesse que moi, il le regarda avec aversion et avec défiance: car les méchants s'irritent contre les bons. Il nous sépara, et, depuis ce moment, je ne sus point ce qu'était devenu Mentor.


Cette séparation fut un coup de foudre pour moi. Métophis espérait toujours qu'en nous questionnant séparément il pourrait nous faire dire des choses contraires; surtout il croyait m'éblouir par ses promesses flatteuses et me faire avouer ce que Mentor lui aurait caché. Enfin il ne cherchait pas de bonne foi la vérité; mais il voulait trouver quelque prétexte de dire au roi que nous étions des Phéniciens, pour nous faire ses esclaves. En effet, malgré notre innocence et malgré la sagesse du roi, il trouva le moyen de le tromper. Hélas! à quoi les rois sont-ils exposés! Les plus sages mêmes sont souvent surpris. Des hommes artificieux et intéressés les environnent; les bons se retirent, parce qu'ils ne sont ni empressés ni flatteurs. Les bons attendent qu'on les cherche, et les princes ne savent guère les aller chercher; au contraire, les méchants sont hardis, trompeurs, empressés à s'insinuer et à plaire, adroits à dissimuler, prêts à tout faire contre l'honneur et la conscience pour contenter les passions de celui qui règne. Ô qu'un roi est malheureux d'être exposé aux artifices des méchants! Il est perdu, s'il ne repousse la flatterie et s'il n'aime ceux qui disent hardiment la vérité. Voilà les réflexions que je faisais dans mon malheur, et je rappelais tout ce que j'avais ouï dire à Mentor.

Cependant Métophis m'envoya vers les montagnes du désert d'Oasis avec ses esclaves, afin que je servisse avec eux à conduire ses grands troupeaux."
En cet endroit, Calypso interrompit Télémaque, disant:
- Eh bien! que fîtes-vous alors, vous qu'aviez préféré en Sicile la mort à la servitude?
Télémaque répondit:
"Mon malheur croissait toujours; je n'avais plus la misérable consolation de choisir entre la servitude et la mort: il fallut être esclave et épuiser, pour ainsi dire, toutes les rigueurs de la fortune. Il ne me restait plus aucune espérance, et je ne pouvais pas même dire un mot pour travailler à me délivrer. Mentor m'a dit depuis qu'on l'avait vendu à des Ethiopiens, et qu'il les avait suivis en Ethiopie.

Pour moi, j'arrivai dans des déserts affreux: on y voit des sables brûlants au milieu des plaines; des neiges qui ne se fondent jamais font un hiver perpétuel sur le sommet des montagnes, et on trouve seulement, pour nourrir les troupeaux, des pâturages parmi des rochers, vers le milieu du penchant de ces montagnes escarpées; les vallées y sont si profondes, qu'à peine le soleil y peut faire luire ses rayons.


Je ne trouvai d'autres hommes dans ce pays que des bergers aussi sauvages que le pays même. Là, je passais les nuits à déplorer mon malheur, et les jours à suivre un troupeau, pour éviter la fureur brutale d'un premier esclave, qui, espérant d'obtenir sa liberté, accusait sans cesse les autres pour faire valoir à son maître son zèle et son attachement à ses intérêts. Cet esclave se nommait Butis.


Je devais succomber en cette occasion: la douleur me pressant, j'oubliai un jour mon troupeau et je m'étendis sur l'herbe auprès d'une caverne où j'attendais la mort, ne pouvant plus supporter mes peines.


En ce moment, je remarquai que toute la montagne tremblait, les chênes et les pins semblaient descendre du sommet de la montagne; les vents retenaient leurs haleines; une voix mugissante sortit de la caverne et me fit entendre ces paroles:
"Fils du sage Ulysse, il faut que tu deviennes, comme lui, grand par la patience. Les princes qui ont toujours été heureux ne sont guère dignes de l'être: la mollesse les corrompt, l'orgueil les enivre. Que tu seras heureux, si tu surmontes tes malheurs et si tu ne les oublies jamais! Tu reverras Ithaque, et ta gloire montera jusqu'aux astres. Quand tu seras le maître des autres hommes, souviens-toi que tu as été faible, pauvre et souffrant comme eux; prends plaisir à les soulager; aime ton peuple, déteste la flatterie, et sache que tu ne seras grand qu'autant que tu seras modéré et courageux pour vaincre tes passions."


Ces paroles divines entrèrent jusqu'au fond de mon coeur; elles y firent renaître la joie et le courage. Je ne sentis point cette horreur qui fait dresser les cheveux sur la tête et qui glace le sang dans les veines, quand les dieux se communiquent aux mortels: je me levai tranquille; j'adorai à genoux, les mains levées vers le ciel, Minerve, à qui je crus devoir cet oracle. En même temps, je me trouvai un nouvel homme: la sagesse éclaira mon esprit: je sentais une douce force pour modérer toutes mes passions et pour arrêter l'impétuosité de ma jeunesse. Je me fis aimer de tous les bergers du désert; ma douceur, ma patience, mon exactitude apaisèrent enfin le cruel Butis, qui était en autorité sur les autres esclaves et qui avait voulu d'abord me tourmenter.

 
Pour mieux supporter l'ennui de la captivité et de la solitude, je cherchai des livres, et j'étais accablé d'ennui, faute de quelque instruction qui pût nourrir mon esprit et le soutenir. "Heureux - disais-je - ceux qui se dégoûtent des plaisirs violents et qui savent se contenter des douceurs d'une vie innocente! Heureux ceux qui se divertissent en s'instruisant et qui se plaisent à cultiver leur esprit par les sciences! En quelque endroit que la fortune ennemie les jette, ils portent toujours avec eux de quoi s'entretenir, et l'ennui, qui dévore les autres hommes au milieu même des délices, est inconnu à ceux qui savent s'occuper par quelque lecture. Heureux ceux qui aiment à lire et qui ne sont point, comme moi, privés de la lecture."


Pendant que ces pensées roulaient dans mon esprit, je m'enfonçai dans une sombre forêt, où j'aperçus tout à coup un vieillard, qui tenait dans sa main un livre. Ce vieillard avait un grand front chauve et un peu ridé; une barbe blanche pendait jusqu'à sa ceinture; sa taille était haute et majestueuse; son teint était encore frais et vermeil; ses yeux, vifs et perçants; sa voix, douce; ses paroles, simples et aimables. Jamais je n'ai vu un si vénérable vieillard. Il s'appelait Termosiris, et il était prêtre d'Apollon, qu'il servait dans un temple de marbre que les rois d'Egypte avaient consacré à ce dieu dans cette forêt. Le livre qu'il tenait était un recueil d'hymnes en l'honneur des dieux. Il m'aborde avec amitié; nous nous entretenons. Il racontait si bien les choses passées, qu'on croyait les voir; mais il les racontait courtement, et jamais ses histoires ne m'ont lassé. Il prévoyait l'avenir par la profonde sagesse qui lui faisait connaître les hommes et les desseins dont ils sont capables. Avec tant de prudence, il était gai, complaisant, et la jeunesse la plus enjouée n'a point autant de grâces qu'en avait cet homme dans une vieillesse si avancée: aussi aimait-il les jeunes gens, quand ils étaient dociles et qu'ils avaient le goût de la vertu.


Bientôt il m'aima tendrement, et me donna des livres pour me consoler. Il m'appelait: Mon fils. Je lui disais souvent:
"Mon père, les dieux, qui m'ont ôté Mentor, ont eu pitié de moi: ils m'ont donné en vous un autre soutien."


Cet homme, semblable à Orphée ou à Linus, était sans doute inspiré des dieux: il me récitait les vers qu'il avait faits et me donnait ceux de plusieurs excellents poètes favorisés des Muses. Lorsqu'il était revêtu de sa longue robe d'une éclatante blancheur et qu'il prenait en main sa lyre d'ivoire, les tigres, les lions et les ours venaient le flatter et lécher ses pieds; les Satyres sortaient des forêts pour danser autour de lui; les arbres mêmes paraissaient émus, et vous auriez cru que les rochers attendris allaient descendre du haut des montagnes au charme de ses doux accents. Il ne chantait que la grandeur des dieux, la vertu des héros et la sagesse des hommes qui préfèrent la gloire aux plaisirs.


Il me disait souvent que je devais prendre courage et que les dieux n'abandonneraient ni Ulysse, ni son fils. Enfin il m'assura que je devais, à l'exemple d'Apollon, enseigner aux bergers à cultiver les Muses. "Apollon - disait-il - indigné de ce que Jupiter par ses foudres troublait le ciel dans les plus beaux jours, voulut s'en venger sur les Cyclopes, qui forgeaient les foudres, et il les perça de ses flèches. Aussitôt le mont Etna cessa de vomir des tourbillons de flamme; on n'entendit plus les coups des terribles marteaux, qui, frappant l'enclume, faisaient gémir les profondes cavernes de la terre et les abîmes de la mer: le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençaient à se rouiller. Vulcain, furieux, sort de sa fournaise embrasée; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive, suant et couvert d'une noire poussière, dans l'assemblée des dieux; il fait des plaintes amères. Jupiter s'irrite contre Apollon, le chasse du ciel et le précipite sur la terre. Son char vide faisait de lui-même son cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des saisons. Apollon, dépouillé de tous ses rayons, fut contraint de se faire berger et de garder les troupeaux du roi Admète. Il jouait de la flûte, et tous les autres bergers venaient, à l'ombre des ormeaux, sur le bord d'une claire fontaine, écouter ses chansons. Jusque-là ils avaient mené une vie sauvage et brutale; ils ne savaient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait et faire des fromages: toute la campagne était comme un désert affreux.


Bientôt Apollon montra à tous ces bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. Il chantait les fleurs dont le printemps se couronne, les parfums qu'il répand et la verdure qui naît sous ses pas. Puis il chantait les délicieuses nuits de l'été, où les zéphyrs rafraîchissent les hommes et où la rosée désaltère la terre. Il mêlait aussi dans ses chansons les fruits dorés dont l'automne récompense les travaux des laboureurs, et le repos de l'hiver, pendant lequel la jeunesse folâtre danse auprès du feu. Enfin il représentait les forêts sombres qui couvrent les montagnes et les creux vallons, où les rivières, par mille détours, semblent se jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainsi aux bergers quels sont les charmes de la vie champêtre, quand on sait goûter ce que la simple nature a de merveilleux. Bientôt les bergers, avec leurs flûtes, se virent plus heureux que les rois, et leurs cabanes attiraient en foule les plaisirs purs qui fuient les palais dorés. Les jeux, les ris, les grâces, suivaient partout les innocentes bergères. Tous les jours étaient des jours de fête: on n'entendait plus que le gazouillement des oiseaux, ou la douce haleine des zéphyrs qui se jouaient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tombait de quelque rocher, ou les chansons que les Muses inspiraient aux bergers qui suivaient Apollon. Ce dieu leur enseignait à remporter le prix de la course et à percer de flèches les daims et les cerfs. Les dieux mêmes devinrent jaloux des bergers: cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappelèrent Apollon dans l'Olympe.


Mon fils, cette histoire doit vous instruire. Puisque vous êtes dans l'état où fut Apollon, défrichez cette terre sauvage; faites fleurir comme lui le désert; apprenez à tous ces bergers quels sont les charmes de l'harmonie; adoucissez les coeurs farouches; montrez-leur l'aimable vertu; faites-leur sentir combien il est doux de jouir, dans la solitude, des plaisirs innocents que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour les peines et les soucis cruels, qui environnent les rois, vous feront regretter sur le trône la vie pastorale."


Ayant ainsi parlé, Termosiris me donna une flûte si douce que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bientôt autour de nous tous les bergers voisins. Ma voix avait une harmonie divine; je me sentais ému et comme hors de moi-même, pour chanter les grâces dont la nature a orné la campagne. Nous passions les jours entiers et une partie des nuits à chanter ensemble. Tous les bergers, oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étaient suspendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnais des leçons: il semblait que ces déserts n'eussent plus rien de sauvage; tout y était devenu doux et riant; la politesse des habitants semblait adoucir la terre.


Nous nous assemblions souvent pour offrir des sacrifices dans ce temple d'Apollon où Termosiris était prêtre. Les bergers y allaient couronnés de lauriers en l'honneur du dieu; les bergères y allaient aussi en dansant, avec des couronnes de fleurs, et portant sur leurs têtes, dans des corbeilles, les dons sacrés. Après le sacrifice, nous faisions un festin champêtre: nos plus doux mets étaient le lait de nos chèvres et de nos brebis, que nous avions soin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues et les raisins; nos sièges étaient de gazon; les arbres touffus nous donnaient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois.


Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'est qu'un jour un lion affamé vint se jeter sur mon troupeau: déjà il commençait un carnage affreux; je n'avais en main que ma houlette; je m'avance hardiment. Le lion hérisse sa crinière, me montre ses dents et ses griffes, ouvre une gueule sèche et enflammée; ses yeux paraissaient pleins de sang et de feu; il bat ses flancs avec sa longue queue. Je le terrasse: la petite cotte de mailles dont j'étais revêtu, selon la coutume des bergers d'Egypte, l'empêcha de me déchirer. Trois fois il se releva: il poussait des rugissements qui faisaient retentir toutes les forêts. Trois fois je l'abattis. Enfin je l'étouffai entre mes bras, et les bergers, témoins de ma victoire, voulurent que je me revêtisse de la peau de ce terrible lion.


Le bruit de cette action et celui du beau changement de tous nos bergers se répandit dans toute l'Egypte; il parvint même jusqu'aux oreilles de Sésostris. Il sut qu'un de ces deux captifs, qu'on avait pris pour des Phéniciens, avait ramené l'âge d'or dans ces déserts presque inhabitables. Il voulut me voir: car il aimait les Muses, et tout ce qui peut instruire les hommes touchait son grand coeur. Il me vit; il m'écouta avec plaisir; il découvrit que Métophis l'avait trompé par avarice: il le condamna à une prison perpétuelle et lui ôta toutes les richesses qu'il possédait injustement.
"Ô qu'on est malheureux - disait-il - quand on est au-dessus du reste des hommes! Souvent on ne peut voir la vérité par ses propres yeux: on est environné de gens qui l'empêchent d'arriver jusqu'à celui qui commande; chacun est intéressé à le tromper; chacun, sous une apparence de zèle, cache son ambition. On fait semblant d'aimer le roi, et on n'aime que les richesses qu'il donne: on l'aime si peu que, pour obtenir ses faveurs, on le flatte et on le trahit."

Ensuite Sésostris me traita avec une tendre amitié et résolut de me renvoyer en Ithaque avec des vaisseaux et des troupes pour délivrer Pénélope de tous ses amants. La flotte était déjà prête; nous ne songions qu'à nous embarquer. J'admirais les coups de la fortune, qui relève tout à coup ceux qu'elle a le plus abaissés. Cette expérience me faisait espérer qu'Ulysse pourrait bien revenir enfin dans son royaume après quelque longue souffrance. Je pensais aussi en moi-même que je pourrais encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans les pays les plus inconnus de l'Ethiopie. Pendant que je retardais un peu mon départ, pour tâcher d'en savoir des nouvelles, Sésostris, qui était fort âgé, mourut subitement, et sa mort me replongea dans de nouveaux malheurs.

 
Toute l'Egypte parut inconsolable dans cette perte: chaque famille croyait avoir perdu son meilleur ami, son protecteur, son père. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écriaient: "Jamais l'Egypte n'eut un si bon roi; jamais elle n'en aura de semblable. Ô dieux! Il fallait ou ne le montrer point aux hommes, ou ne le leur ôter jamais: pourquoi faut-il que nous survivions au grand Sésostris?" Les jeunes gens disaient: "L'espérance de l'Egypte est détruite: nos pères ont été heureux de passer leur vie sous un si bon roi; pour nous, nous ne l'avons vu que pour sentir sa perte". Ses domestiques pleuraient nuit et jour. Quand on fit les funérailles du roi, pendant quarante jours tous les peuples les plus reculés y accoururent en foule: chacun voulait voir encore une fois le corps de Sésostris; chacun voulait en conserver l'image; plusieurs voulurent être mis avec lui dans le tombeau.
Ce qui augmenta encore la douleur de sa perte, c'est que son fils Bocchoris n'avait ni humanité pour les étrangers, ni curiosité pour les sciences, ni estime pour les hommes vertueux, ni amour de la gloire. La grandeur de son père avait contribué à le rendre si indigne de régner. Il avait été nourri dans la mollesse et dans une fierté brutale; il comptait pour rien les hommes, croyant qu'ils n'étaient faits que pour lui et qu'il était d'une autre nature qu'eux. Il ne songeait qu'à contenter ses passions, qu'à dissiper les trésors immenses que son père avait ménagés avec tant de soin, qu'à tourmenter les peuples et qu'à sucer le sang des malheureux; enfin qu'à suivre les conseils flatteurs des jeunes insensés qui l'environnaient, pendant qu'il écartait avec mépris tous les sages vieillards qui avaient eu la confiance de son père. C'était un monstre, et non pas un roi. Toute l'Egypte gémissait, et, quoique le nom de Sésostris, si cher aux Egyptiens, leur fît supporter la conduite lâche et cruelle de son fils, le fils courait à sa perte; et un prince si indigne du trône ne pouvait longtemps régner.

Il ne me fut plus permis d'espérer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour sur le bord de la mer, auprès de Péluse, où notre embarquement devait se faire, si Sésostris ne fût pas mort. Métophis avait eu l'adresse de sortir de prison et de se rétablir auprès du nouveau roi: il m'avait fait renfermer dans cette tour, pour se venger de la disgrâce que je lui avais causée. Je passais les jours et les nuits dans une profonde tristesse: tout ce que Termosiris m'avait prédit et tout ce que j'avais entendu dans la caverne ne me paraissait plus qu'un songe; j'étais abîmé dans la plus amère douleur. Je voyais les vagues qui venaient battre le pied de la tour où j'étais prisonnier; souvent je m'occupais à considérer des vaisseaux agités par la tempête, qui étaient en danger de se briser contre les rochers sur lesquels la tour était bâtie. Loin de plaindre ces hommes menacés du naufrage, j'enviais leur sort. "Bientôt - disais-je en moi-même - ils finiront les malheurs de leur vie, ou ils arriveront en leur pays. Hélas! je ne puis espérer ni l'un ni l'autre."


Pendant que je me consumais ainsi en regrets inutiles, j'aperçus comme une forêt de mâts de vaisseaux. La mer était couverte de voiles que les vents enflaient; l'onde était écumante sous les coups des rames innombrables. J'entendais de toutes parts des cris confus; j'apercevais sur le rivage une partie des Egyptiens effrayés qui couraient aux armes et d'autres qui semblaient aller au-devant de cette flotte qu'on voyait arriver. Bientôt je reconnus que ces vaisseaux étrangers étaient, les uns de Phénicie, et les autres de l'île de Chypre; car mes malheurs commençaient à me rendre expérimenté sur ce qui regarde la navigation. Les Egyptiens me parurent divisés entre eux: je n'eus aucune peine à croire que l'insensé roi Bocchoris avait, par ses violences, causé une révolte de ses sujets et allumé la guerre civile. Je fus, du haut de cette tour, spectateur d'un sanglant combat. Les Egyptiens qui avaient appelé à leur secours les étrangers, après avoir favorisé leur descente, attaquèrent les autres Egyptiens, qui avaient le roi à leur tête. Je voyais ce roi qui animait les siens par son exemple: il paraissait comme le dieu Mars: des ruisseaux de sang coulaient autour de lui; les roues de son char étaient teintes d'un sang noir, épais et écumant; à peine pouvaient-elles passer sur des tas de corps morts écrasés. Ce jeune roi, bien fait, vigoureux, d'une mine haute et fière, avait dans ses yeux la fureur et le désespoir: il était comme un beau cheval qui n'a point de bouche; son courage le poussait au hasard, et la sagesse ne modérait point sa valeur. Il ne savait ni réparer ses fautes, ni donner des ordres précis, ni prévoir les maux qui le menaçaient, ni ménager les gens dont il avait le plus grand besoin. Ce n'était pas qu'il manquât de génie: ses lumières égalaient son courage; mais il n'avait jamais été instruit par la mauvaise fortune; ses maîtres avaient empoisonné par la flatterie son beau naturel. Il était enivré de sa puissance et de son bonheur; il croyait que tout devait céder à ses désirs fougueux: la moindre résistance enflammait sa colère. Alors il ne raisonnait plus; il était comme hors de lui-même: son orgueil furieux en faisait une bête farouche; sa bonté naturelle et sa droite raison l'abandonnaient en un instant; ses plus fidèles serviteurs étaient réduits à s'enfuir; il n'aimait plus que ceux qui flattaient ses passions. Ainsi il prenait toujours des partis extrêmes contre ses véritables intérêts, et il forçait tous les gens de bien à détester sa folle conduite.


Longtemps sa valeur le soutint contre la multitude de ses ennemis; mais enfin il fut accablé. Je le vis périr: le dard d'un Phénicien perça sa poitrine. Il tomba de son char, que les chevaux traînaient toujours, et ne pouvant plus tenir les rênes, il fut mis sous les pieds des chevaux. Un soldat de l'île de Chypre lui coupa la tête; et, la prenant par les cheveux, il la montra, comme en triomphe, à toute l'armée victorieuse.


Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés et éteints, ce visage pâle et défiguré, cette bouche entrouverte, qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe et menaçant, que la mort même n'avait pu effacer. Toute ma vie il sera peint devant mes yeux, et, si jamais les dieux me faisaient régner, je n'oublierais point, après un si funeste exemple, qu'un roi n'est digne de commander et n'est heureux dans sa puissance qu'autant qu'il la soumet à la raison. Hé! quel malheur, pour un homme destiné à faire le bonheur public, de n'être le maître de tant d'hommes que pour les rendre malheureux!"