Examen des maximes des saints sur la vie

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Examen des maximes des saints sur la vie intérieure

[Document électronique] / Fénelon ; édition critique publiée d'après des documents inédits par Albert Cherel

 

AVERTISSEMENT

 

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J'ai toûjours crû qu' il falloit parler et écrire le plus sobrement qu' on pourroit sur les voyes interieures. Quoiqu' elles ne renferment rien qui ne soit manifestement conforme à la regle immuable de la foi et des moeurs evangeliques, il me paroît neanmoins que cette matiere demande une espece de secret. Le commun des lecteurs n' est point preparé pour faire avec fruit de si fortes lectures. C' est exposer ce qu' il y a de plus pur et de plus sublime dans la religion à la dérision des esprits profanes, aux yeux desquels le mystere de J-C crucifié est déjà un scandale et une folie. C' est mettre entre les mains des hommes les moins recueillis et les moins experimentez le secret ineffable de Dieu dans les coeurs, et ces hommes ne sont capables ni de s' en instruire, ni de s' en édifier. D' un autre côté c' est tendre à toutes les ames credules et indiscrettes un piége pour les faire tomber dans l' illusion ; car elles s' imaginent bien tôt être dans tous les états qui sont

 

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representez dans les livres : par là elles deviennent visionnaires et indociles ; au lieu que si on les tenoit dans l' ignorance de tous les états qui sont au-dessus du leur, elles ne penseroient à entrer dans les voyes d' amour desinteressé et de contemplation qu' autant qu' elles y seroient portées par le seul attrait de la grace, sans que leur imagination échauffée par des lectures y eût aucune part. Voilà ce qui m' a persuadé qu' il falloit garder autant qu' on le pourroit le silence sur cette matiere, de peur d' exciter trop la curiosité du public, qui n' a ni l' experience ni la lumiere de grace necessaire pour examiner les ouvrages des saints. Car l' homme animal ne peut ni discerner ni goûter les choses de Dieu telles que sont les voyes interieures. Mais puisque cette curiosité est devenuë universelle depuis quelque temps, je crois qu' il est important d' ecrire pour empescher qu' elle n' aille jusqu' a des excez dangereux, et qu' il est aussi nécessaire de parler contre l' illusion, qu' il eût été à souhaiter de se taire sur les expériences mesme les plus véritables. Je me propose dans cet ouvrage d' expliquer les experiences et les expressions des saints, pour empêcher qu' ils ne soient exposez à la dérision des impies. En même temps je veux éclaircir aux mystiques le veritable sens de ces saints auteurs, afin qu' ils connoissent la juste valeur de leurs expressions. Quand je parle des

 

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saints auteurs, je me borne à ceux qui sont canonisez, ou dont la memoire est en bonne odeur dans toute l' eglise, et dont les écrits ont été solennellement approuvez aprés beaucoup de contradictions. Je ne parle que des saints qui ont été canonisez ou admirez de toute l' eglise, pour avoir pratiqué et fait pratiquer au prochain le genre de spiritualité qui est répandu dans tous leurs écrits. Sans doute il n' est pas permis de rejetter de tels auteurs, ni de les accuser d' avoir innové contre la tradition. Je veux montrer combien ces saints auteurs sont éloignez de blesser le dogme de la foi, et de favoriser l' illusion. Je veux montrer aux mystiques que je n' affoiblis rien de tout ce qui est autorisé par les experiences et par les maximes de ces auteurs qui sont nos modelles. Je veux les engager par là à me croire quand je leur ferai voir les bornes précises que ces mêmes saints nous ont marqué, et au-delà desquelles il n' est jamais permis d' aller. Les mystiques à qui je parle ne sont ni des fanatiques, ni des hypocrites qui cachent sous des termes de perfection le mystere d' iniquité. à Dieu ne plaise que j' adresse la parole de vérité à ces hommes qui ne portent point le mystere de la foy dans une conscience pure : ils ne meritent qu' indignation et horreur. Je parle aux mystiques simples, ingenus et dociles. Ils doivent sçavoir que l' illusion a toûjours suivi de prés les voyes les plus parfaites. Dés l' origine du christianisme les faux gnostiques hommes exécrables voulurent se confondre avec les vrais gnostiques qui étoient les contemplatifs et les plus parfaits d' entre les chrêtiens. Les beguards ont

 

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imité faussement les contemplatifs de ces derniers siecles, tels que saint Bernard, Richard et Hugues De Saint Victor. Gerson ne doit pas estre suspect aux mistiques. Bellarmin en parlant de Rusbroc que Gerson avoit critiqué remarque que les expressions des auteurs mystiques ont été souvent blasmées sur des équivoques... etc. En effet rien n' est si difficile que de faire bien entendre des états qui consistent en des operations si simples, si délicates, si abstraites des sens, et de mettre toûjours en chaque endroit tous les correctifs

 

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necessaires pour prévenir l' illusion, et pour expliquer en rigueur le dogme theologique. Voilà ce qui a scandalisé une partie des lecteurs qui ont lû les livres des mystiques, et qui a exposé à l' illusion plusieurs autres de ces lecteurs. Pendant que l' Espagne étoit remplie dans le siecle passé de tant de saints d' une grace merveilleuse, les illuminez furent découverts dans l' Andalousie, et rendirent suspects les plus grands saints. Alors sainte Therese, Balthazar Alvarez et le bienheureux Jean De La Croix eurent besoin de se justifier. Saint François De Sales n' a pas été exemt de contradiction ; et les critiques n' ont point scû connoître combien il joint une theologie exacte et précise avec une lumiere de grace qui est tres eminente. Il a fallu une apologie au saint cardinal De Berulle. Ainsi la paille a souvent couvert le bon grain, et les plus purs auteurs de la vie interieure ont eu besoin d' explication, de crainte que des expressions prises dans un mauvais sens n' alterassent la pure doctrine.

 

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Ces exemples doivent rendre les mystiques sobres et retenus surtout dans un temps ou il est certain que les quietistes ont abusé de diverses expressions des saints pour establir des maximes tres pernicieuses. Si les mistiques sont humbles et dociles, ils doivent laisser aux pasteurs de l' eglise non seulement la décision absoluë sur la doctrine, mais encore le choix de tous les termes dont il est à propos de se servir. Saint Paul veut ne manger jamais de viande plûtost que de scandaliser le moindre de ses freres pour qui Jesus-Christ est mort. Comment pourrions-nous donc être attachez à quelque expression dés qu' elle scandalise quelque ame infirme ? Que les mystiques levent donc toute équivoque, puisqu' ils apprennent qu' on a abusé de leurs termes pour corrompre ce qu' il y a de plus saint : que ceux qui ont parlé sans précaution d' une maniere impropre et pour exagerée s' expliquent et ne laissent rien à desirer l' edification de l' eglise : que ceux qui se sont trompez pour le fonds de la doctrine ne se contentent pas de condamner l' erreur, mais qu' ils avouent de l' avoir cruë ; qu' ils rendent gloire à Dieu ; qu' ils n' ayent aucune honte d' avoir erré ce qui est le partage naturel de l' homme ; et qu' ils confessent humblement leurs erreurs, puisqu' elles ne seront plus leurs erreurs dés qu' elles seront humblement confessées. C' est pour demesler le vrai d' avec le faux dans une matiere si delicate et si importante que deux grands prelats ont donné au public

 

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trente-quatre propositions qui contiennent en substance toute la doctrine des voyes interieures. Je les ai arrestées autrefois avec eux et avec m. L' abbé Tronson avant que je fusse dans l' épiscopat. Et je ne prétends dans cet ouvrage qu' en expliquer les principes avec plus d' étenduë. On les trouvera à la fin de cet avertissement. Toutes les voyes intérieures tendent à l' amour pur ou désintéressé ; parce qu' elles doivent toujours tendre vers la plus haute perfection et que cet amour pur est le plus haut degré de la perfection chrétienne. Il est le terme de toutes les voyes que les saints ont connu. Quiconque n' admet rien au delà est dans les bornes de la tradition. Quiconque passe cette borne est déjà égaré. Si quelqu' un doute de la vérité et de la perfection de cet amour, j' offre de lui en montrer une tradition si claire et si constante depuis les apôtres jusqu' à saint François De Sales qu' aucun théologien persuadé du sentiment contraire ne pourra traitter cette doctrine de nouveauté, et je donnerai là-dessus au public quand on le desirera un recueil de tous les passages des peres, des docteurs de l' ecole, et des saints mystiques qui parlent unanimement. On verra dans ce recueil que les anciens peres ont parlé aussi fortement que saint François De Sales,

 

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et qu' ils ont fait pour le désintéressement de l' amour les mêmes suppositions sur le salut, dont les critiques dédaigneux se moquent tant quand ils les trouvent dans les saints des derniers siècles. Saint Augustin même que quelques personnes ont crû opposé à cette doctrine ne l' enseigne pas moins que les autres. Il est vrai qu' il est capital de bien expliquer ce pur amour, et de marquer précisément les bornes au delà desquelles son désintéressement ne peut jamais aller. Son désintéressement ne peut jamais exclure la volonté d' aimer Dieu sans bornes ni pour le degré, ni pour la durée de l' amour ; il ne peut jamais exclure la conformité au bon plaisir de Dieu qui veut notre salut, et qui veut que nous le voulions avec lui pour sa gloire. Cet amour désintéressé toujours inviolablement attaché a toutes les volontez de Dieu, et particulièrement a sa volonté ecritte fait tous les mêmes actes et exerce toutes les mêmes vertus distinctes que l' amour intéressé, avec cette unique différence qu' il les exerce d' ordinaire d' une maniere simple, paisible, et degagée de tout motif de propre interest. La sainte indifférence si louée par saint François De Sales n' est que le desinteressement de cet amour qui est toûjours indifferent et sans volonté mercenaire intéressée pour soi-même, mais toujours déterminé et voulant positivement tout ce que Dieu nous fait vouloir

 

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par sa volonté écrite et par l' attrait de sa grace non seulement pour sa gloire mais encore pour nôtre beatitude rapportée à sa gloire. Pour parvenir à cet état il faut purifier l' amour, et toutes les épreuves interieures ne sont que sa purification. La contemplation même la plus passive n' est que l' exercice paisible et uniforme de ce pur amour. On ne passe insensiblement de la meditation où l' on fait des actes methodiques et discursifs, à la contemplation dont les actes sont simples et directs, qu' à mesure qu' on passe de l' amour interessé au desinteressé. L' état passif et la transformation avec les nopces spirituelles et l' union essentielle ou immediate ne sont que l' entiere pureté de cet amour, dont l' état est habituel en un très petit nombre d' ames, sans être jamais ni invariable, ni exempt de fautes venielles. Quand je parle de tous ces differents degrez dont les noms sont si peu connus du commun des fidelles, je ne le fais qu' à cause qu' ils sont consacrez par l' usage d' un grand nombre de saints approuvez par l' eglise et qui ont expliqué par ces termes leurs experiences. De plus je ne les rapporte que pour les expliquer avec la plus rigoureuse precaution. Enfin toutes les voyes interieures aboutissent au pur amour comme à leur terme, et le plus haut de tous les degrez dans le pelerinage de cette vie est l' état habituel de cet amour. Il est le fondement et le comble de tout l' édifice. Rien ne seroit plus temeraire que de combattre la pureté de cet amour si digne de la perfection de nôtre

 

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Dieu à qui tout est dû, et de sa jalousie qui est un feu consumant. Mais aussi rien ne seroit plus temeraire que de vouloir par un rafinement chimerique ôter à cet amour la réalité de ses actes dans la pratique des vertus distinctes. Enfin il ne seroit ni moins temeraire ni moins dangereux de mettre la perfection des voyes interieures dans quelque état mysterieux au delà de ce terme fixe d' un état habituel de pur amour. C' est pour prevenir tous ces inconveniens que je me propose de traiter dans cet ouvrage toute la matiere par articles rangez suivant les divers degrez que les mystiques nous ont marqué dans la vie spirituelle. Chaque article aura deux parties. La premiere sera la vraye que j' approuverai, et qui renfermera tout ce qui est autorisé par l' experience des saints, et reduit à la doctrine saine du pur amour. La seconde partie sera la fausse, où j' expliquerai l' endroit précis dans lequel le danger de l' illusion commence. En rapportant ainsi dans chaque article ce qui est excessif, je le qualifierai et je le condamnerai dans toute la rigueur theologique. Ainsi mes articles seront dans leur premiere partie un recueil de definitions raisonnées aussi exactes qu' il me sera possible sur les expressions des saints pour les reduire toutes à un sens incontestable qui ne puisse plus faire aucune équivoque, ni allarmer les ames les plus timorées. Ce sera une espece de dictionnaire par définitions pour sçavoir la valeur précise de chaque

 

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terme. Ces définitions rassemblées formeront un système simple et le plus complet que je pourray de toutes les voyes interieures pour lui donner une parfaite unité, puis que tout s' y réduira clairement à l' exercice du pur amour aussi fortement enseigné par tous les anciens peres, que par les saints les plus récens. D' un autre côté la seconde partie de mes articles montrera toute la suite des faux principes qui peuvent former l' illusion la plus dangereuse contre la foi et contre les moeurs sous une apparence de perfection. En chaque article je tâcherai de marquer où commence l' équivoque, et de censurer tout ce qui est mauvais, sans affoiblir jamais en rien tout ce que l' expérience des saints autorise. Les bons mystiques s' ils veulent m' écouter sans prevention verront bien que je tâche de les entendre, et de prendre leurs expressions dans la juste étenduë de leur sens veritable. Je leur laisse même à juger si je n' explique pas leurs maximes avec plus d' exactitude que la pluspart d' entre eux n' ont pû jusqu' ici les expliquer, parce que je me suis principalement appliqué à reduire leurs expressions à des idées claires, précises, et autorisées par la tradition, sans affoiblir le fonds des choses au lieu que quelques mystyques faute d' être exactement instruits des dogmes

 

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théologiques se servent d' expressions impropres et exagerées qui exposent a l' illusion. Tous les mystiques qui n' aiment que la verité et l' édification de l' eglise, doivent ce me semble être satisfaits de mon plan. J' aurois pû y joindre un grand nombre de passages formels des plus anciens peres aussi bien que des docteurs de l' ecole et des saints mystiques ; mais cette entreprise me jettoit dans une longueur et dans des repetitions innombrables qui m' ont épouvanté pour le lecteur. C' est ce qui me fait supprimer ce recueil de passages déjà rangez dans leur ordre. Pour épargner la peine du lecteur je suppose d' abord cette tradition constante et je ne la propose comme decisive que pour montrer que mon sentiment loin d' etre nouveau est fondé sur des autoritez de l' antiquité la plus pure, et sur les temoignages des bons auteurs dans la suitte de tous les siècles, enfin je me borne à montrer un systême clair et suivi dans des définitions theologiques. La sécheresse de cette methode me paroît un inconvenient tres fâcheux, mais moindre que celui d' une longueur accablante. Il ne me reste qu' à executer ce plan, que je viens d' expliquer. J' en attends la force non de moi, mais de Dieu qui se plaît à se servir du plus vil et du plus indigne instrument. Ma doctrine ne doit point être ma doctrine, mais celle de Jesus-Christ qui envoye les pasteurs. Malheur à moi si je disais quelque chose de moi-même. Malheur à moi si dans la fonction d' instruire

 

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les autres, je n' estois moi-même le plus docile et le plus soûmis des enfans de l' eglise catholique, apostolique et romaine. Je commencerai l' execution de ce plan par une exposition simple des divers sens qu' on peut donner au nom d' amour de Dieu, pour faire entendre nettement et précisément l' état des questions en cette matiere ; après quoi le lecteur trouvera mes articles qui approuvent le vrai et condamnent le faux sur chaque point des voyes interieures. EXPOSITION CINQ ETATS AMOUR DIEU

 

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On peut aimer Dieu, non pour lui, mais pour les biens distinguez de lui, qui dépendent de sa puissance, et qu' on espere en obtenir, en sorte qu' on ne l' aimeroit point sans ce motif. Tel étoit l' amour de ceux d' entre les juifs qui etoient charnels, et qui observoient la loy, pour être recompensez par la rosée du ciel, et par la fertilité de la terre. Cet amour n' est ni chaste, ni filial, mais purement servile. à parler exactement, ce n' est pas aimer Dieu, c' est s' aimer soi-même, et rechercher uniquement pour soi, non Dieu, mais ce qui vient de lui. 2 on peut, quand on a la foi, n' avoir aucun degré de charité. On sçait que Dieu est nôtre unique beatitude ; c' est-à-dire le seul objet dont la vûë peut nous rendre bienheureux. Si en cet état on aimoit Dieu, comme le

 

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seul moyen propre à nôtre bonheur, et par l' impuissance de trouver nôtre bonheur en aucun autre objet : si on regardoit Dieu comme un moyen de felicité, qu' on rapporteroit uniquement à soi comme fin derniere, en sorte que l' ame fut determinée a ne le point aimer si ce n' étoit pour elle-même et pour son bonheur, cet amour seroit plûtost un amour de soi qu' un amour de Dieu : du moins, il seroit contraire à l' ordre ; car il rapporteroit Dieu en le regardant comme objet, ou moyen de nôtre felicité, à nous et à nôtre felicité propre. Quoique cet amour ne nous fît point chercher d' autre recompense que Dieu seul, il seroit neanmoins purement mercenaire, et de pure concupiscence. Saint Bernard suppose cet amour, et il en fait le second des quatre qu' il represente dans son traitté de l' amour de Dieu... etc.

 

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3 on peut aimer Dieu d' un amour qu' on nomme d' esperance et qui peut preceder la justification du pecheur, alors l' homme qui a cet amour ne rapporte point Dieu comme moyen a soi, comme fin, de même que dans l' amour de pure concupiscence. Il peut même preferer Dieu a tous les objets qui sont hors de lui. Mais il ne prefere pourtant pas encore Dieu a soi-même. S' il le fait, ce n' est que par un amour effectif , comme dit saint François De Sales, et non par un amour effectif , qui est le seul de preference réelle. C' est pourquoi cet amour ne justifie pas quand il est tout seul. Ce saint parle ainsi de cet amour... etc. Cet amour d' esperance, quand il precede la justification, n' empesche point que

 

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l' amour de nous-même ne soit encore le plus fort en nous. C' est un commencement de conversion, car c' est un commencement d' amour veritable pour Dieu, mais cet amour n' est pas encore dominant, et de preference de Dieu a nous mesme. Ainsi, ce n' est pas encore la veritable justice. C' est de cet amour d' esperance dont saint François De Sales a parlé ainsi : le souverain amour n' est qu' en la charité ; ... etc. . 4 il y a un etat d' amour veritablement justifiant ou l' ame ne fait pas encore frequemment des actes de charité. Mais ceux qu' elle fait sont purs et de la même espece que ceux du 5 e etat que nous verrons ensuitte. Ces actes regardent Dieu en lui-même et dans sa perfection, sans rapport a nous, mais il y a encore alors dans l' ame un reste d' amour intéressé parce que l' ame qui est dans cet état fait le plus souvent les actes d' esperance et des autres vertus sans qu' ils soient prevenus, animez et commandez par la charité. Alors ces actes ont presque

 

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toujours un reste d' amour de nous mesme qui est la cupidité soumise et qui n' est pas l' amour de charité. Cet état est néanmoins justifiant parce qu' il renferme, non seulement la charité infuse et habituelle, mais encore des actes de vraye charité, et que les actes des autres vertus y sont rapportez tantost habituellement, tantost virtuellement quelquefois même formellement à la fin derniere. C' est cet amour dont saint François De Sales parle dans l' endroit ci-dessus : le souverain amour n' est qu' en la charité . L' amour de cet état est souverain en ce qu' il prefere Dieu a toutes les choses créées et a soi-même. Ce n' est que par cette préference qu' il est capable de nous justifier. Il ne préfère pas moins Dieu et sa gloire, à nous et à nos interests, qu' a toutes les creatures qui sont hors de nous. En voici la raison : c' est que nous ne sommes pas moins des creatures viles, et indignes d' entrer en comparaison avec Dieu, que le reste des êtres créez. Dieu qui ne nous a faits pour les autres creatures, ne nous a point faits non plus pour nous-mêmes, mais pour lui seul. Il n' est pas moins jaloux de nous, que des autres objets exterieurs que nous pouvons aimer. à proprement parler, l' unique chose dont il est jaloux en nous, c' est nous-mêmes ; car il voit clairement que c' est nous-mêmes que nous sommes tentez d' aimer dans la jouïssance de tous les objets exterieurs. Il est incapable de se tromper dans sa jalousie. C' est l' amour de nous-mêmes, auquel se reduisent toutes nos affections. Tout

 

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ce qui ne vient pas du principe de la charité, c' est a dire de l' amour de Dieu ou de son ordre en general, comme saint Augustin le dit si souvent, vient de la cupidité, c' est a dire de l' amour de nous mesme. Ainsi c' est cet amour, unique racine de tous les vices, quand il n' est point subordonné à Dieu, que la jalousie de Dieu attaque précisément en nous. Tandis que nous n' avons encore qu' un amour d' esperance, où l' interest de la gloire de Dieu ne domine point sur l' amour de nous-mêmes, une ame n' est point encore juste. Mais quand l' amour desintéressé ou de charité commence à prévaloir sur le motif de l' interest propre, alors l' ame qui aime Dieu, est veritablement aimée de lui. Cette charité veritable n' est pourtant pas encore toute pure, c' est-à-dire que l' etat de cette ame n' est pas encore sans aucun mélange : quoique les actes de charité soient toujours purs en eux-mêmes : mais l' amour de charité prévalant sur le motif intéressé, on nomme cet état un état de charité. L' ame aime alors Dieu pour lui et pour soi ; mais en sorte qu' elle aime principalement la gloire de Dieu, et qu' elle y cherche son bonheur propre par le melange d' un motif d' amour de soi qui

 

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n' est point l' amour de charité, quoiqu' elle rapporte et subordonne son bonheur même à la fin derniere, que est la gloire de son createur. Il n' est pas nécessaire qui cette préference de Dieu et de sa gloire, à nous et à nos interests, soit toûjours explicite dans l' ame juste. La foi nous assure que la gloire de Dieu et nôtre felicité sont inseparables. Il suffit que cette préference si juste et si nécessaire soit réelle, mais implicite, pour les occasions communes de la vie. Il n' est necessaire qu' elle devienne explicite, que dans les occasions extraordinaires, où Dieu voudroit nous éprouver pour nous purifier. Alors, il nous donneroit, à proportion de l' épreuve, la lumiere et le courage pour la porter, et pour developper dans nos coeurs cette préference. Hors de là, il seroit dangereux de la chercher scrupuleusement dans le fonds de nos coeurs. 5 on peut aimer Dieu d' un amour que les saints ont appellé pur. Ce n' est pas que dans cet état on fasse des actes de charité d' une autre espece que ceux du 4 e état precedent, les actes de charité sont toujours specifiquement les mêmes ; ils sont seulement plus frequents et plus intenses dans ce 5 e état. Il ne faut pas s' imaginer non plus que l' ame n' y fasse que des actes de charité. Elle y en fait très frequemment de toutes les autres

 

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vertus distinctes, et entr' autres de l' esperance avec leurs motifs specifiques. Mais voici la difference précise qui est entre le 4 e et le 5 e etat. C' est que dans le 4 e l' esperance excitée par un amour de nous mesme qui n' est point de pure charité previent d' ordinaire a son tour, excite, et soutient la charité dans ses refroidissements, au lieu que dans le 5 e état c' est presque toujours la charité forte et prevenante qui anime l' esperance et qui en commande expressement les actes pour les rapporter a sa propre fin. Elle fait de même a

 

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l' égard des autres vertus en sorte que presque tous les actes meritoires de cet état sont ou des actes de pure charité ou des actes de vertus distinguées par leurs motifs spécifiques, mais animez et commandez expressement par la charité qui les rapporte en même tems a sa propre fin. Ainsi d' un costé la charité est alors si forte qu' elle n' a plus d' ordinaire besoin d' être prevenuë et preparée par l' esperance. Voila le cas ou les saints disent qu' ils n' aiment plus pour la recompense, et qu' ils aimeroient autant, quand même il n' y aurait point de beatitude a esperer. D' un autre costé les actes d' esperance et des autres vertus étant commandez avec leurs motifs specifiques par la charité, ils sont elevez et épurez par elle puisqu' elle ne les commande que pour les rapporter en même tems a sa propre fin. Selon saint Thomas, ils conservent leur propre specification, quoiqu' ils soient commandez par une vertu superieure, et ils entrent neanmoins dans l' espece de cette vertu supérieure qui les commande et qui les rapporte a sa fin. En cet etat, une ame aime Dieu au milieu des peines de maniere qu' elle ne l' aimeroit pas davantage quand même il la combleroit de consolation. Ni la crainte des peines ni le desir ou l' attente des recompenses n' ont plus d' ordinaire de part aux actes de cet amour,... etc., dit saint Bernard. On n' aime plus Dieu ni pour l' interest du merite, ni pour celui de la perfection, ni pour celui du bonheur qu' on trouve en l' aimant. Ce n' est pas qu' on ne veuille et le merite et la perfection et le bonheur par conformité a l' ordre de Dieu, on veut même ces choses pour soi. On les veut

 

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par leur raison precise, ou comme parle l' ecole, par leur motif spécifique, c' est a dire qu' on les veut parce qu' elles nous sont bonnes, qu' elles sont aimables dans l' ordre de Dieu, et qu' elles nous sont convenables par leur degré de bien pour notre fin derniere qui est Dieu même. On les veut par amour pour soi, mais l' amour pour soi qu' on a d' ordinaire en cet état de haute perfection est un amour de charité, et l' idée peu noble qui est attachée dans nôtre langue au terme d' interest ne convient point a un amour de nous même si pur et si désintéressé. Par interest et par motif intéressé, il est naturel d' entendre un amour de soi qui est autre que cet amour de nous si pur et si parfait, suivant lequel on ne s' aime plus que comme le reste des creatures, dans l' ordre de Dieu et du même amour dont on aime sa beauté souveraine. Alors on aimeroit autant Dieu quand même par supposition impossible, il devroit ignorer qu' on l' aime ou qu' il voudroit faire souffrir des peines eternelles a ceux qui l' auroient aimé. En cet état, on l' aime neanmoins toûjours comme souveraine et infaillible beatitude de tous ceux qui lui sont fidelles. On l' aime comme nôtre bien personnel, comme nôtre récompense, comme nôtre tout : mais on ne l' aime plus par le motif interessé de la récompense et du bonheur, c' est a dire par le motif qui vient d' un autre amour de nous mesmes que celui de la charité, car pour le motif specifique (de vertu) de l' esperance qui est inseparable de l' amour de charité pour nous mêmes, il est toûjours essentiel, et il ne peut jamais diminuer le desinteressement des actes.

 

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Tel est l' amour pur et parfait autant qu' il peut l' être dans les fragilités et les variations du pelerinage de cette vie. Cet amour, quoique pur d' ordinaire, fait néanmoins exercer les actes de toutes les mêmes vertus que l' amour moins parfait : avec cette unique différence, qu' il chasse la crainte aussi bien que toutes les inquiétudes, et qu' il est même exempt des empressemens de l' amour moins desinteressé. Au reste, je déclare que pour éviter toute équivoque, dans une matière où il est si dangereux d' en faire, et si difficile de n' en faire aucune ; j' observerai toûjours exactement les noms que je vais donner à ces cinq sortes d' amour pour les mieux distinguer. 1. L' état d' amour de ceux d' entre les juifs qui etoient charnels et qui cherchoient Dieu pour les dons distinguez de lui, et non pour lui-même, peut être nommé l' amour purement servile. Mais comme nous n' aurons aucun besoin d' en parler, je n' en dirai rien dans cet ouvrage. 2. L' état d' amour par lequel on aimeroit Dieu que comme un simple moyen de félicité, que l' on rapporteroit absolument à soi, comme à la fin derniere, peut être nommé l' amour de pure concupiscence.

 

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3. L' état d' amour où l' on aime Dieu veritablement et ou l' on ne rapporte point Dieu comme moyen a soi, comme fin de même que dans celui de pure concupiscence, mais ou l' amour n' est pas encore de préférence effective de Dieu a soi est celui que je nomme d' esperance. 4 l' etat d' amour, de préférence pour Dieu ou l' espérance et les autres vertus préviennent souvent la charité, et sont meslées d' un motif d' amour de nous-mêmes qui est de cupidité soumise à la charité est un état moins parfait que l' état suivant, l' amour de charité y domine néantmoins : 1 par la charité infuse et habituelle, 2 par les actes de charité qui s' y exercent, 3 par l' exercice même des vertus qui y sont rapportées virtuellement ou habituellement à la fin principale et dernière qui est la gloire de Dieu. On devroit, par ces raisons, nommer cet état un état de charité. Mais comme nous aurons besoin à tout moment d' opposer cet amour à celui qu' on appelle pur ou entièrement désintéressé, je serai obligé de donner à ce quatrième amour les noms d' amour moins desinteressé ou d' amour meslangé d' interest propre ; parce qu' en effet, il a encore

 

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un reste d' interest propre, quoiqu' il soit un état d' amour de préférence de Dieu à soi. 5. L' état d' amour pour Dieu seul, consideré en lui-même et qui n' est d' ordinaire prévenu ni soutenu par aucun mélange de motif intéressé, ni de crainte, ni d' espérance, est le pur amour, reservé à la parfaite charité. Dans l' état le plus parfait de cet amour, la charité prévient, commande et anime d' ordinaire toutes les autres vertus distinctes, et rapporte en même tems leur exercice à sa propre fin, de sorte que ce n' est plus d' ordinaire l' esperance qui previent et qui prépare les actes de la charité, comme dans les justes moins parfaits, mais c' est la charité qui previent, anime et dirige les actes d' esperance pour les perfectionner et pour les epurer en les elevant a sa fin. ARTICLE 1 Vrai. L' amour de pure concupiscence, ou entièrement mercenaire, par lequel on ne desireroit Dieu que pour le seul interest de son propre bonheur, et parce qu' on croiroit trouver en lui seul le moyen de nôtre felicité, seroit un

 

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amour indigne de Dieu. On l' aimeroit comme un avare aime son argent, ou comme un voluptueux aime ce qui fait son plaisir ; en sorte qu' on rapporteroit uniquement Dieu à soi, comme le moyen à la fin. Ce renversement de l' ordre seroit, suivant saint François De Sales, un amour sacrilege, et une impieté non pareille . Mais cet amour de pure concupiscence, ou entierement mercenaire, ne doit jamais être confondu avec l' amour que les theologiens nomment de préference, qui est un amour de Dieu, mélangé de nôtre interest propre, et dans lequel nôtre propre interest se trouve toûjours subordonné à la fin principale, qui est la gloire de Dieu. L' amour de pure concupiscence, ou purement mercenaire, est plûtost un amour de soi-même, qu' un amour de Dieu. Il peut bien préparer indirectement à la justice, en ce qu' il fait une espèce de contrepoids de nos passions violentes, il nous rend même comme, dit saint Bernard en quelque manière prudents pour connoitre ce que nous pouvons attendre de Dieu et de nous, et pour nous eloigner d' offenser celui qui nous a conservez à nous-mêmes,... etc., mais il est contre l' ordre essentiel de la creature, et il ne peut être ni un principe ni un commencement réel et positif de veritable justice interieure. Au contraire, l' amour de préference,

 

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quoique moins desinteressé, peut justifier une ame, pourvû que l' interest propre y soit rapporté, et subordonné à l' amour de Dieu dominant, et que sa gloire soit la fin principale ; en sorte que nous ne préferions pas moins sincèrement Dieu à nous-mêmes, qu' à tout le reste des creatures. Cette préference ne doit pas néanmoins être toûjours explicite, pourvû qu' elle soit réelle : car Dieu qui connoist la bouë dont il nous a paîtris, et qui a pitié de ses enfans, ne leur demande une préference distincte et développée, que dans les cas où il leur donne par sa grace le courage de porter les épreuves, où cette préference a besoin d' être explicite. Parler ainsi, c' est parler sans s' éloigner en rien de la doctrine du saint concile de trente, qui a declaré contre les protestans, que l' amour dans lequel le motif de la gloire de Dieu est le motif principal, auquel celui de nôtre interest propre est rapporté et subordonné, n' est point un peché... etc. C' est parler comme saint François De Sales, et comme toute l' école suivie par les mystiques.

 

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Faux. Tout amour moins desinteressé, ou mélangé d' interest propre sur nôtre bonheur éternel, quoique rapporté et subordonné au motif principal de la gloire de Dieu, est un amour indigne de lui, dont les ames ont besoin de se purifier comme d' une veritable souillure ou peché. On ne peut pas même se servir indirectement de l' amour de pure concupiscence, ou purement mercenaire, pour préparer les ames pecheresses à leur conversion, en suspendant par là leurs passions et leurs habitudes, pour les mettre en état d' écouter tranquillement les paroles de la foy. Parler ainsi, c' est contredire la décision formelle du saint concile de trente, qui declare que l' amour mélangé, où le motif de la gloire de Dieu domine, n' est point un peché. De plus, c' est contredire l' experience de tous les saints pasteurs, qui voient souvent des conversions solides préparées indirectement et de loin par l' amour de concupiscence et par la crainte servile. ARTICLE 2 Vrai. Il y a trois divers degrez, ou trois états habituels de justes sur la terre. Les premiers ont un amour de préference

 

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pour Dieu, puisqu' ils sont justes ; mais cet amour, quoique principal et dominant, est encore mélangé d' une crainte pour leur interest propre qui ne naît point d' un pur amour de charité pour eux-mêmes. Les seconds sont à plus forte raison dans un amour de préference : mais cet amour, quoique principal et dominant, est encore mélangé d' un motif d' espérance pour leur interest, en tant que propre qui ne naît point d' un amour de charité pour eux-mêmes. C' est pourquoi saint Bernard nous parle d' une cupidité réglée par la charité qui se mesle toujours avec la charité même pendant cette vie. Ce n' est pas la charité qui en est le principe. La charité qui survient trouve cette cupidité et ne fait que la moderer, la soumettre, et la subordonner ainsi à la fin derniere. C' est pourquoi saint François De Sales represente la sainte resignation comme ayant encore des desirs propres, mais soumis. elle se fait, dit-il, par maniere d' effort et de soumission . Ces deux amours sont renfermez dans le quatrième estat, que j' ai appellé estat d' amour moins desinteressé. Les troisièmes, plus parfaits que les deux autres

 

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sortes de justes, ont un amour pleinement desinteressé, qui a été nommé pur, pour faire entendre qu' il n' est d' ordinaire excité par aucun autre motif, que celui d' aimer uniquement en elle-même et pour elle-même, la souveraine beauté de Dieu. C' est ce que les anciens ont exprimé, en disant qu' il y a trois états : le premier est des justes qui craignent encore par un reste d' esprit d' esclavage . Le second est de ceux qui esperent encore pour leur propre interest, par un reste d' esprit mercenaire . Le troisième est de ceux qui meritent d' être nommez les enfans , parce qu' ils aiment le pere sans aucun motif interessé, ni d' esperance, ni de crainte. C' est ce que les auteurs des derniers siecles ont exprimé précisément de même sous d' autres noms équivalans. Ils en ont fait trois états. Le premier est la vie purgative, où l' on combat les vices par un amour mélangé d' un motif interessé de crainte sur les peines éternelles. Le second est la vie illuminative, où l' on acquiert les vertus ferventes par un amour encore mélangé d' un motif interessé pour la beatitude celeste. Enfin, le troisième est la vie contemplative, ou unitive, dans laquelle on demeure d' ordinaire uni à Dieu par l' exercice paisible du pur amour. Dans ce dernier état on ne perd jamais ni la crainte filiale, ni l' esperance des enfans de Dieu, quoiqu' on perde d' ordinaire tout motif intéressé de crainte et d' esperance.

 

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La crainte se perfectionne en se purifiant, elle devient une delicatesse de l' amour, et une reverence filiale qui est paisible. Alors c' est la crainte chaste qui demeure au siecle des siecles. De même, l' esperance loin de se perdre, se perfectionne par la pureté de l' amour. Alors c' est un desir réel et une attente sincere de l' accomplissement des promesses, non seulement en general et d' une maniere absoluë, mais encore de l' accomplissement des promesses en nous et pour nous, suivant le bon plaisir de Dieu ; mais par ce motif unique de son plaisir, qui renferme toujours le motif spécifique de nostre propre bien, sans y mêler celui de nôtre interest propre, qui viendroit d' un amour de cupidité soumise. Ce pur amour ne se contente pas de ne vouloir point de recompense qui ne soit Dieu même. Tout mercenaire purement mercenaire, animé par le seul motif de la concupiscence, qui auroit une foi distincte des veritez revelées, pourroit ne vouloir point d' autre recompense que Dieu seul, parce qu' il le connaîtroit clairement comme un bien infini, et comme étant lui seul sa véritable recompense ou l' unique moyen de sa felicité. Ce mercenaire ne voudroit dans la vie future que Dieu seul ; mais il voudroit Dieu comme beatitude objective ou objet de

 

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sa beatitude, pour le rapporter à sa beatitude formelle, que l' ecole nomme créée, c' est-à-dire à soi-même qu' il voudroit rendre bienheureux, et dont il seroit la derniere fin. Au contraire, celui qui aime du pur amour sans aucun mélange d' interest propre, n' est plus excité d' ordinaire par le motif de son interest. Il ne veut la beatitude pour soi, qu' à cause qu' il sçait que Dieu la veut en tant qu' elle est la chose la plus excellente pour nous et la plus convenable a sa glorification en nous, et qu' il veut que chacun de nous la veüille de même pour sa gloire. Si par un cas qui est impossible à cause des promesses purement gratuites, Dieu vouloit anéantir les ames des justes au moment de leur mort corporelle, ou bien les priver de sa vûë, et les tenir éternellement dans les tentations et les miseres de cette vie, comme saint Augustin le suppose, ou bien leur faire souffrir loin de lui toutes les peines de l' enfer pendant toute l' éternité, comme saint Gregoire De Nazianze et saint Chrysostome le supposent après saint Clément D' Alexandrie ; les ames qui sont dans ce troisième état de pur amour, ne l' aimeroient ni ne le serviroient pas avec moins de fidelité. Encore une fois, il est vray que cette supposition est impossible à cause des promesses, ou Dieu s' est

 

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donné à nous comme remunerateur ; nous ne pouvons plus separer nôtre beatitude de Dieu aimé avec la perseverance finale ; mais les choses qui ne peuvent être separées du côté de l' objet, peuvent l' être très réellement du côté des motifs. Dieu ne peut manquer d' être la beatitude de l' ame fidelle ; mais elle peut l' aimer avec un tel desinteressement, que cette veuë de Dieu beatifiant n' augmente en rien l' amour qu' elle a pour lui sans penser à soi, et qu' elle l' aimeroit tout autant s' il ne devoit jamais faire sa beatitude. Dire que cette précision de motifs est une vaine subtilité, ce seroit ignorer la jalousie de Dieu et celle des saints contre eux-mêmes : c' est traiter de vaine subtilité la délicatesse et la perfection du pur amour, que la tradition de tous les siècles a mis dans cette précision de motifs. Parler ainsi, c' est parler conformément à la tradition, depuis les plus anciens peres jusques à saint Bernard ; comme beaucoup de celebres docteurs de l' ecole, depuis saint Thomas jusques à ceux de nôtre siècle ; enfin comme tous les mystiques canonisez ou approuvez de toute l' eglise malgré les contradictions qu' ils ont souffertes. Cette tradition est constante, et il seroit temeraire de la combattre, ou de la vouloir éluder. Cette supposition du cas impossible dont nous venons de parler, loin d' être une supposition indiscrette et dangereuse

 

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des derniers mystiques, est au contraire formellement dans saint Clement D' Alexandrie, dans saint Gregoire De Nazianze, dans saint Augustin, dans saint Chrysostome, dans Cassien, dans Theodoret, dans Jean D' Antioche, dans saint Isidore De Peluse, dans Euloge patriarche d' Alexandrie rapporté par Photius, dans Theophylacte, dans saint Anselme, dans Hugues De Saint Victor, dans saint Thomas, dans Estius et dans un grand nombre de theologiens celebres sans parler des mystiques canonisez qui ont souvent exprimé le desinteressement habituel de leur amour par cette même supposition : c' est pour nous conformer à cette tradition que nôtre 33 e proposition a été faite, il ne sera pas inutile d' en repeter ici encore les paroles. On peut aussi inspirer, etc. Faux. Il y a un amour si pur, qu' il ne veut plus la recompense, qui est Dieu même. Il ne la veut plus en soi ni par aucun amour de soi, quoique la foi nous enseigne que Dieu la veut en nous et pour nous, et qu' il nous commande de la vouloir comme lui pour sa gloire. Cet amour porte son desinteressement jusqu' à consentir

 

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de haïr Dieu éternellement, ou de cesser de l' aimer ; ou bien il va jusques à perdre la crainte filiale, qui n' est que la délicatesse de l' amour jaloux ; ou bien il va jusqu' à éteindre en nous toute esperance, entant que l' esperance la plus pure est un désir paisible de recevoir en nous et pour nous l' effet des promesses selon le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire sans aucun mélange d' interest propre ; ou bien il va jusques à nous haïr nous mesmes d' une haine réelle, en sorte que nous cessons d' aimer en nous pour Dieu son oeuvre et son image, comme nous l' aimons par charité en nôtre prochain. Parler ainsi, c' est donner par un terrible blaspheme, le nom de pur amour à un desespoir brutal et impie, et à la haine de l' ouvrage du createur. C' est par une extravagance monstrueuse, vouloir que le principe de conformité à Dieu nous fasse consentir a devenir contraires à lui. C' est vouloir, par un amour chimerique, détruire non seulement l' espérance, mais encore l' amour même. C' est éteindre le christianisme dans les coeurs,... etc. ARTICLE 3

 

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Vrai. Il faut laisser les ames dans l' exercice de l' amour qui est encore mélangé du motif de leur interest propre, tout autant de temps que l' attrait de la grace les y laisse. Il faut même reverer ces motifs qui sont répandus dans tous les livres de l' ecriture sainte ; dans tous les monumens les plus precieux de la tradition ; enfin dans toutes les prieres de l' eglise. Il faut se servir de ces motifs pour reprimer les passions, pour affermir toutes les vertus, et pour détacher les ames de tout ce qui est renfermé dans la vie présente. Cet amour, quoique moins parfait que celui qui est pleinement desinteressé, a fait neanmoins dans tous les siecles un grand nombre de saints, et la plupart des saintes ames ne parviennent jamais en cette vie jusqu' au parfait desinteressement de l' amour ; c' est les troubler et les jetter dans la tentation que de leur ôter les motifs d' interest propre, qui étant subordonnez a la fin dernière les soutiennent et les animent dans les occasions dangereuses. Il est inutile et indiscret de leur proposer un amour plus élevé auquel elles ne peuvent atteindre, parce qu' elles n' en ont ni la lumiere interieure ni l' attrait particulier de grace. Celles mêmes qui commencent à en avoir ou la lumiere ou l' attrait, sont encore infiniment éloignées d' en avoir la réalité. Enfin celles qui en

 

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ont la réalité imparfaite, sont encore bien loin d' en avoir l' exercice uniforme et tourné en état habituel. Ce qui est essentiel dans la direction, est de ne faire que suivre pas à pas la grace avec une patience, une précaution et une délicatesse infinie. Le directeur doit se borner à laisser faire Dieu, et ne parler jamais du pur amour pour en demander l' exercice que quand Dieu par l' onction interieure commence à ouvrir le coeur à cette parole, qui est si dure aux ames encore attachées à elles-mêmes, et si capable ou de les scandaliser ou de les jetter dans le trouble. Encore même ne faut-il jamais ôter à une ame le soûtien des motifs interessez, quand on commence suivant l' attrait de sa grace à lui montrer le pur amour. Il suffit de lui faire voir en certaines occasions combien Dieu est aimable en lui-même, sans la détourner jamais de recourir au soûtien de l' amour mélangé. Autrement on ne se proportionneroit pas au besoin des ames qu' il faut attendre patiemment dans les voyes de Dieu et à qui il ne faut demander la perfection, que quand elles sont capables de porter cette doctrine. Parler ainsi, c' est parler comme l' esprit de grace et l' experience des voyes interieures feront toujours parler ; c' est prévenir les ames contre l' illusion.

 

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Faux. L' amour meslé du motif intéressé pour nous-mêmes qui ne vient point de la charité, est un amour bas, grossier, indigne de Dieu, que les ames genereuses doivent mépriser. Il faut se hâter de leur en donner le dégoût, pour les faire aspirer dès les commencements à un amour pleinement desinteressé. Il faut leur ôter les motifs de la crainte sur la mort, sur les jugements de Dieu, et sur l' enfer, qui ne conviennent qu' à des esclaves. Il faut leur ôter le desir de la celeste patrie, et retrancher tous les motifs de l' esperance. Après leur avoir fait goûter l' amour pleinement desinteressé, il faut supposer qu' elles en ont l' attrait et la grace ; il faut les éloigner de toutes les pratiques qui ne sont pas dans toute la perfection de cet amour tout pur. Parler ainsi, c' est ignorer les voyes de Dieu et les opérations de sa grace. C' est vouloir que l' esprit souffle où nous voulons, au lieu qu' il souffle où il lui plaît. C' est confondre les degrez de la vie interieure. C' est inspirer aux ames par une recherche précipitée et indiscrette de leur propre perfection l' ambition et l' avarice spirituelle, dont parle le bienheureux Jean De La Croix. C' est les éloigner de la veritable simplicité du pur amour, qui se borne à suivre la grace sans entreprendre

 

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jamais de la prévenir. C' est tourner en mépris les fondements de la justice chrétienne, je veux dire la crainte qui est le commencement de la sagesse et l' esperance par laquelle nous sommes sauvez . ARTICLE 4 Vray. Dans l' état habituel du plus pur amour, l' esperance loin de se perdre, se perfectionne, et conserve sa distinction d' avec la charité : 1 l' habitude en demeure infuse dans l' ame, et elle y est conforme aux actes de cette vertu qui doivent être produits ; 2 l' exercice de cette vertu qui demeure toûjours distinguée de celuy de la charité : car elle conserve toûjours même dans les actes les plus purs et les plus commandez par la charité son motif specifique sans deroger au desinteressement de cet état : voicy comment. Ce n' est pas la diversité de fin éloignée qui fait la diversité ou specification des vertus. Toutes les vertus ne doivent avoir qu' une seule fin derniere, quoiqu' elles soient distinguées les unes des autres par une veritable specification. Saint Augustin assure que toute vertu qui nous conduit a la vie

 

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bienheureuse n' est que l' amour supreme de Dieu... etc. . Par l' amour supreme il entend manifestement la charité, il ajoute que les vertus ne sont que ce même amour qui prend divers noms, suivant qu' il est appliqué a des affections diverses. Saint Thomas dit que la charité est la forme ou la fin de toutes les vertus . C' est pourquoi sa doctrine est comme nous l' avons vû que les actes des vertus qui procedent de la charité en tant que commandez par elle appartiennent tout ensemble et a l' espece de la vertu commandée, et à la vertu qui les commande pour les rapporter à sa fin. Ce même saint docteur veut que l' esperance puisse s' etendre sur le prochain comme sur nous-mêmes, alors elle est sans doute pleinement desinteressée, et elle ne laisse pas d' être une vraye esperance quoique sans intérest. Saint-François De Sales qui a exclus si formellement tout motif intéressé des vertus des ames parfaittes a marché sur les vestiges de saint Augustin et de saint Thomas, il n' oste point aux vertus inferieures ce qu' elles ont de propre et de

 

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specifique. Mais il a voulu comme les peres que dans l' état des parfaits il n' y eut d' ordinaire aucun reste du motif qu' ils ont nommé mercenaire et qui vient de la cupidité soumise dont parle saint Bernard. Il est donc constant que l' esperance de cet etat habituel quoiqu' il ne soit ni fixe ni invariable doit neanmoins etre exercée ordinairement par des actes conformes a l' habitude qui en est dans l' ame, et par conséquent que ces actes ordinaires sont purifiez de tout motif interessé conformement a la nature de la charité même. Il est vrai que cette ame peut faire quelquefois des actes un peu interessez qui ne seront pas précisément conformes a ce principe habituel d' amour pur. Mais ces actes ne feront point decheoir l' ame de son état habituel, car une habitude ne se détruit point par quelques actes qui n' ont point de suitte constante. Et un etat variable n' est point detruit par quelques variations. Il est donc vrai que dans cet etat habituel d' amour desinteressé il ne faut plus chercher pour l' ordinaire une esperance exercée par un motif d' interest propre : autrement ce seroit défaire d' une main ce qu' on auroit fait de l' autre ; ce seroit se joüer d' une si sainte tradition ; ce seroit affirmer et nier la même chose en même temps ; ce seroit vouloir trouver le motif de l' interest propre dans l' amour pleinement desinteressé. Il faut donc se bien souvenir, que ce n' est pas la diversité de fins éloignées qui fait la distinction, ou specification des vertus. Ce qui fait cette distinction, est la diversité des objets formels. Afin que

 

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l' esperance demeure veritablement distinguée de la charité, il n' est pas nécessaire qu' elles ayent des fins éloignées qui soient différentes : au contraire, pour être bonnes et parfaites, elles doivent se rapporter à la même fin derniere. Il suffit que l' objet formel de l' esperance ne soit pas l' objet formel de la charité. Or est-il, que dans l' état habituel de l' amour le plus désinteressé, les deux objets formels de ces deux vertus demeurent tres differents ; donc ces deux vertus conservent en cet état une distinction et une specification veritable dans toute la rigueur scolastique. L' objet formel de la charité est la bonté ou beauté de Dieu prise simplement et absolument en elle-même, sans aucune idée qui soit relative à nous. L' objet formel de l' esperance est la bonté de Dieu, en tant que bonne pour nous et difficile à acquerir ; or est-il que ces deux objets, pris dans toute la précision la plus rigoureuse et suivant leur concept formel, sont tres differents. Donc en cet estat la difference des objets conserve la distinction ou specification de ces deux vertus. Il est constant que Dieu en tant que parfait en luy même et sans rapport à mon intérest ; et Dieu, en tant qu' il est mon bien que je veux tâcher d' acquerir, sont deux objets formels tres differents. Il n' y a aucune confusion du côté de l' objet qui specifie les vertus ; il n' y en a que du côté de la fin eloignée et derniere, et

 

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cette confusion y doit être : elle n' altere en rien la specification des vertus. L' unique difficulté qui reste, est d' expliquer comment une ame pleinement desinteressée peut vouloir Dieu, en tant qu' il est son bien. N' est-ce pas, dira-t-on, décheoir de la perfection de son desinteressement, reculer dans la voye de Dieu, et revenir à un motif d' interest propre, malgré cette tradition des saints de tous les siecles qui excluent du troisieme état des justes tout motif interessé ? Il est aisé de répondre, que le plus pur amour ne nous empêche jamais de vouloir, et nous fait même vouloir positivement tout ce que Dieu veut que nous voulions. Dieu veut que je veuille Dieu, en tant qu' il est mon bien, mon bonheur, et ma recompense. Je le veux formellement sous cette précision : c' est-à-dire que je le veux par cette raison précise car c' est ainsi que Dieu le veut, et le principe de conformité à la volonté de Dieu renferme autant cette raison precise de vouloir la chose que la chose même. Je veux l' objet a cause qu' il est bon en lui même convenable a mon unique fin, et choisi de Dieu par cette raison : mais en un autre sens je ne le veux point parce qu' il est mon bien propre, c' est a dire un bien qui excite ma cupidité soumise. L' objet et le motif interessé pour vouloir l' objet sont differents ; l' objet est mon interest, si on veut absolument se servir de ce terme indecent, mais le motif n' est point interessé, puisqu' il ne regarde mon interest que par le commandement exprez de la

 

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pure charité, et pour le bon plaisir de Dieu. Je veux cet objet formel, et dans cette reduplication, comme parle l' ecole : mais je le veux par pure conformité à la volonté de Dieu qui me le fait vouloir. L' objet formel ou motif specifique est celui de l' esperance commune de tous les justes, et c' est l' objet formel qui spécîfie les vertus. La fin eloignée ou derniere est la même que celle de la charité ; mais nous avons vû que l' unité de fin derniere ne confond jamais les vertus. Je puis sans doute vouloir mon souverain bien en tant qu' il est mon avantage personnel, en tant qu' il est mon souverain bien, en tant qu' il est ma recompense et non celle d' un autre, et le vouloir pour me conformer à Dieu qui veut que je le veuille. Alors je veux ce qui est réellement s' il est permis de parler si peu noblement de la beatitude et ce que je reconnois en ce sens comme le plus grand de tous mes interests, sans qu' aucun motif interessé m' y détermine. En cet état l' esperance demeure distinguée de la charité, sans alterer la pureté ou le desinteressement de son état. Que si on veut encore aller plus loin et demender qu' on veuille la beatitude par un motif

 

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d' amour de cupidité soumise qui est par consequent intéressé, je reponds qu' il y a dans l' esperance la plus parfaitte un motif d' amour de soi-même. Mais je nie qu' il soit necessairement de cupidité, et par consequent je nie aussy qu' il soit interressé suivant l' idée basse et mercenaire du terme d' interessé qui est naturelle à tous les hommes, que les peres aussi bien que les saints mystiques ont suivies dans leur langage et qu' on ne peut jamais effacer des esprits. S' aimer par charité comme son prochain ce n' est point être interessé. Se vouloir du bien par cet amour de charité c' est s' en vouloir avec autant de desinteressement qu' on en voudroit a son prochain. Cet amour de nous mesme est la charité, et le desir de nostre beatitude est aussi pur que la charité qui le commande et qui le rapporte en même temps a sa fin. Cet amour est celui dont les anges et les saints s' aimeront eux-mêmes eternellement dans le ciel. L' homme qui est sur la terre peut donc et doit toujours desirer attendre en un mot esperer la recompense par le motif qui vient de cet amour de soi même et qui a toute la perfection tout le merite et tout le desinteressement de la charité. Ce motif est sans doute specifique et essentiel a l' esperance. Mais il n' a rien de commun avec cet autre motif qu' on nomme interessé et qui vient de la cupidité soumise. Le motif specifique de l' esperance n' en est pas moins un vrai motif propre a cette vertu quoiqu' il vienne d' un amour de charité pour nous mêmes. La charité ne commande point d' autre desir pour nous que celui qu' elle nous inspire. Alors on desire son propre bien et par amour pour soi voudroit-on

 

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dire qu' il faut encore necessairement le vouloir par un amour de cupidité ? L' esperance se conserve donc dans toute sa specification, quoique ses actes soient expressement commandez et animez par la charité pour les rapporter en même tems a sa fin toute pure et toute desinteressée. Parler ainsi, c' est conserver la distinction des vertus theologales dans les états les plus parfaits de la vie interieure, et par consequent ne se départir en rien de la doctrine du saint concile de trente. En même tems, c' est expliquer la tradition des peres, des docteurs de l' école et des saints mystiques, qui ont supposé un troisiéme dégré de justes, qui sont dans un état habituel de pur amour sans aucun motif d' interest. Faux. Dans ce troisiéme dégré de perfection, une ame ne veut plus son salut comme son salut, ni Dieu comme son souverain bien, ni la recompense comme recompense, quoique Dieu veuille qu' on ait cette volonté. D' où il s' ensuit, qu' en cet état on ne peut plus faire aucun acte de vraye esperance distingué de la charité ; c' est a dire, qu' on ne peut plus desirer ni attendre l' effet des promesses en soi et pour soi, même pour la gloire de Dieu. Parler ainsi, c' est mettre la perfection dans la résistance

 

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formelle à la volonté de Dieu, qui veut nôtre salut, et qui veut que nous le voulions pour sa gloire comme nôtre propre recompense. En même tems c' est confondre l' exercice des vertus theologales, contre la decision du saint concile de trente. ARTICLE 5 Vrai. Il y a deux etats differents parmi les ames justes. Le premier est celui où l' on pratique la sainte resignation dont parle saint François De Sales. L' ame resignée veut, ou du moins voudroit plusieurs choses pour soi, par le motif de son interest propre. Saint François De Sales represente la resignation comme ayant encore des desirs propres, mais soûmis,... etc.

 

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Bellarmin a dit aussi que les imparfaits aiment d' autres choses avec Dieu, mais aucune autant que lui, et que les parfaits ont levé tout empeschement et sont uniquement devouez a Dieu. Cette resignation soûmet et subordonne ses desirs interessez à la volonté de Dieu, qu' elle prefere à son interest. Par là, cette resignation est bonne, et meritoire. Le second état est celui que le mesme saint nomme la tres sainte indifference . L' ame indifferente ne veut plus rien pour soi par le motif de son propre interest : elle n' a plus de desirs

 

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interessez à soumettre, parce qu' elle n' a plus d' ordinaire aucun desir interessé. Il est vray qu' il luy reste encore des inclinations et des repugnances involontaires, qu' elle soûmet ; mais elle n' a plus d' ordinaire de desirs volontaires et déliberés pour son interest propre. Il y a neanmoins divers cas ou une ame parfaite fait encore des actes moins desinteressez. Voici ces cas : 1 e la grace de cet état est variable aussi bien que l' état de l' ame. Aprez un péché veniel la grace peut un peu varier et laisser une ame dans un besoin passager de mesler dans quelque acte un motif interessé ; 2 e l' ame peut être touchée par exemple de la beatitude en elle-même dans un moment, sans avoir la vuë de remonter alors a la fin superieure qui est la pure gloire de Dieu ; 3 e elle peut recourir au motif interessé de la beatitude dans certaines tentations violentes ou elle courroit risque de succomber sans cette ressource extraordinaire ; 4 e Dieu peut soustraire pour certains moments l' attrait des exercices les plus parfaits pour denuer davantage cette ame et pour luy oster l' appuy de son abandon et de son desinteressement même afin de la tenir plus souple et plus dépendante dans sa main. Dans tous ces cas elle fera des actes moins desinteressez sans manquer a sa grace. Mais il y a un autre cas, qui est le plus ordinaire et ou elle ne coopereroit pas fidellement a toute sa grace si elle faisoit de tels actes. C' est dans les occasions ordinaires de son état ou la grace la porte expressement au parfait desinteressement

 

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de l' amour et ou elle ne pourroit revenir aux actes moins desinteressez que par hesitation et par une resistance volontaire à Dieu pour se rechercher par amour-propre. Alors ce seroit une espece d' infidélité. L' ame indifferente, quand elle remplit sa grace, ne veut donc plus rien d' ordinaire que pour Dieu seul, et que comme Dieu le lui fait vouloir par son attrait. Elle aime, il est vrai, plusieurs choses hors de Dieu, mais elle ne les aime que pour le seul amour de Dieu, et de l' amour de Dieu même qui est l' amour de charité dont elle doit toujours aimer et soi et son prochain ; c' est Dieu qu' elle aime dans tout ce qu' il lui fait aimer. car elle ne met point son amour es choses que Dieu veut ains en la volonté de Dieu qui les veut. la sainte indifférence n' est que le desinteressement de l' amour, comme la sainte resignation n' est que l' amour melangé de cupidité ou d' interest dans lequel on soûmet l' interest propre à la gloire de Dieu. L' indifference s' étend toûjours tout aussi loin, et jamais plus loin que le parfait desinteressement de l' amour. Or est-il que le plus grand desinteressement de l' amour ne peut jamais exclure que les desirs interessez sur le salut et non pas les desirs desinteressez du salut qui consiste essentiellement dans le parfait amour. Donc l' indifference ne peut jamais exclure absolument le desir du salut. Le desinteressement de l' amour qui est le principe

 

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de la sainte indifference ne peut donc jamais empescher que nous ne desirions le salut pour nous par charité comme pour le prochain, mais d' une volonté d' autant plus forte que l' amour est plus pur, et nôtre bien est toujours la raison précise pour laquelle nous le voulons. Comme ceste indifférence est l' amour même, c' est un principe tres réel et tres positif. C' est une volonté positive et formelle, qui nous fait vouloir ou desirer réellement toute volonté de Dieu qui nous est connuë. Ce n' est point une indolence stupide, une inaction interieure, une non volonté, une suspension generale, un équilibre perpetuel de l' ame. Au contraire, c' est une détermination positive et constante de vouloir tout et de ne vouloir rien, comme parle le cardinal Bona. Aussi voyons-nous que saint François De Sales represente l' indifférence comme un principe actif et fecond en volontez distinctes quoique desinteressées. l' indifference, dit-il, est au dessus de la resignation, car elle n' aime rien sinon pour l' amour de la volonté de Dieu . Vous voyez donc que cette indifférence aime et qu' elle a un amour réel avec des motifs precis. En cet etat on ne veut rien pour soi c' est a dire par un amour de soi qui ne soit point de pure charité ; mais on veut tout pour Dieu : et comme on s' aime en Dieu on se desire tous les biens qui nous conviennent dans l' ordre de Dieu et dans la subordination des fins qu' il s' est proposées : on ne veut rien par le

 

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desir d' etre parfait ou bienheureux, pour son propre interest ; car le propre interest est un amour de soi que la charité ou amour de la justice eternelle ne met point dans le coeur. Mais il y a un autre amour plus pur et tres desinteressé par lequel on exerce les vertus pour être parfait et heureux selon le bon plaisir de Dieu. Ainsi on veut toute perfection et toute beatitude, autant qu' il plaît à Dieu de nous faire vouloir ces choses, par l' impression de sa grace, suivant sa volonté écrite, qui est toûjours nôtre regle inviolable. En cet état on ne veut plus le salut par le motif interessé de ce qu' il est le salut propre, la délivrance éternelle, la recompense de nos merites, et qu' on pourroit mesme nommer improprement le plus grand de tous nos intérets : mais on le veut d' une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu' il veut, qu' il veut que nous voulions pour lui, et que nous voulions aussi pour nous par un amour de nous-mêmes qui etant de charité porte avec soi le desinteressement le plus parfait. Il y auroit une extravagance manifeste à refuser par pur amour de s' aimer ainsi, et de vouloir le bien que Dieu veut nous faire, puisqu' il nous commande de le

 

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vouloir avec lui. L' amour le plus desinteressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu' il veut pour autruy. La determination absoluë à ne rien vouloir, ne seroit plus le desinteressement mais l' extinction de l' amour, qui renferme un désir et une volonté veritable : elle ne seroit plus la sainte indifference ; car l' indifference est l' état d' une ame également preste à vouloir ou à ne vouloir pas, à vouloir pour Dieu tout ce qu' il veut, et à ne vouloir jamais pour soi ce que Dieu ne témoigne point vouloir : au lieu que cette détermination insensée à ne vouloir rien, est une resistance impie à toutes les volontés de Dieu connuës et à toutes les impressions de sa grace. C' est donc une equivoque facile et importante a lever, que de dire qu' on ne désire point son salut comme saint François De Sales l' a dit en ces termes. il est bon de desirer son salut mais il est encore meilleur de ne rien desirer. on le desire pleinement comme volonté de Dieu comme le principal moyen de sa glorification dans les ames, comme nôtre bien souverain que nous sommes obligez de vouloir et de nous procurer pour la gloire de Dieu par un amour de charité pour nous-mêmes. Il y auroit un blasphême horrible à le rejetter en ce sens, et il faut parler toûjours là-dessus avec beaucoup de precaution. Il est vrai seulement qu' on ne le veut pas par le motif interessé de ce qu' il est nôtre recompense,

 

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nôtre bien, et nôtre félicité c' est a dire en un mot que nous pouvons dans la plus haute perfection cesser d' ordinaire de le vouloir avec cet amour de nous-mêmes que saint Bernard nomme une cupidité reglée par la charité parce qu' alors c' est d' ordinaire par le seul amour de charité que nous nous aimons et que nous nous desirons le plus grand des biens. C' est donc en ce sens et jamais en aucun autre que saint François De Sales a dit, s' il y avoit un peu plus du bon plaisir de Dieu en enfer, les saints quitteroient le paradis pour y aller... etc. . En somme

 

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le bon plaisir de Dieu est le souverain objet de l' ame indifferente. Partout où elle le voit elle court à l' odeur de ses parfuns, et cherche toûjours l' endroit ou il y en a plus sans consideration d' aucune autre chose. Il est conduit par sa divine volonté comme par un lien très aimable, et partout ou elle va il la suit. Il aimeroit mieux l' enfer avec la volonté de Dieu que le paradis sans la volonté de Dieu. Ouy même il prefereroit l' enfer au paradis s' il savoit qu' en celui la il y eut un peu plus du bon plaisir divin qu' en celui ci en sorte que si par imagination de chose impossible il savoit que sa damnation fut un peu plus agreable a Dieu que sa salvation, il quitteroit sa salvation et courreroit a sa damnation. Telle est selon saint François De Sales l' ame indifferente quand elle regarde son salut. Il ne faut pourtant pas s' imaginer qu' elle puisse jamais etre dans une réelle indifference ou suspension de volonté sur son salut. Elle peut bien avoir une réelle suspension de volonté a l' egard des evenements de la vie, avant qu' ils arrivent ; parce qu' elle ignore alors la volonté de Dieu qu' on nomme de bon plaisir dans l' ecole, et dont elle attend la decision. Mais elle ne peut point pratiquer la même suspension de volonté à l' egard des choses telle que le salut ou elle

 

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a toujours devant les yeux une volonté signifiée par les saintes ecritures, et qui est invariable. Encore meme la sainte indifference n' est-elle jamais en rigueur une entiere non volonté pour les evenements de la vie qui appartiennent a la volonté de bon plaisir. Avant que Dieu les décide l' ame se conforme par avance dans son abandon a l' evenement futur quoiqu' inconnû. Dez qu' il arrive il n' est plus une volonté de bon plaisir, il devient une volonté de signe, car les volontez de Dieu ne nous sont pas moins signifiées par la decision de sa providence, que par sa loi. Ainsi les 2 volontez de bon plaisir et de signe qui meritent d' être soigneusement distinguées ne laissent pas de se réunir dans le cas précis ou les evenements sont arrivez par la decision de la providence. Et ce cas precis est celui ou il s' agit de vouloir. L' evenement même en est la signification. C' est a l' egard de ces choses si certainement signifiées que saint François De Sales veut que l' ame indifferente ne mette point son amour es chose que Dieu veut, ains en la volonté de Dieu qui les veut . Dira-t-on qu' on doit vouloir moins parfaittement et d' une maniere moins desinteressée les choses qui sont de la volonté signifiée que celles de la volonté de bon plaisir. Ce seroit une opinion bien indecente. Quoi les parfaits voudront les evenements non ecrits sans interest propre, et ils seront obligez de vouloir avec interest propre les choses ou la volonté de Dieu est declarée dans l' ecriture ! Les livres divins sont-ils écrits pour nous faire vouloir moins purement les choses qui y sont ecrittes que celles qui ne le sont pas ? Il est donc manifeste qu' il faut pour la perfection vouloir avec une

 

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égale pureté et un égal desinteressement les volontez de Dieu ecrittes et les volontez non escrittes. Plus les choses que Dieu veut pour nous sont parfaittes et convenables a sa gloire, plus nous devons les vouloir avec un desinteressement parfait pour sa gloire. Les parfaits doivent donc desirer avec un desinteressement encore plus parfait leur souverain bien, que les biens inferieurs qui sont renfermez dans les evenements de la vie. La beatitude celeste merite sans doubte un amour plus parfait que le gain d' un procez, ou quelque consolation mesme spirituelle. De plus nous avons déja remarqué ce qui est decisif qui est que nous ne pouvons vouloir distinctement les evenements de la vie que quand ils sont arrivez. Alors la volonté de bon plaisir devient comme nous l' avons vû une volonté signifiée. C' est dans ce cas ou sommes obligez precisément de vouloir la chose que la distinction des deux volontez de Dieu est déja cessée. L' unique difference réelle entre le salut et un evenement de la vie, c' est que pour l' evenement j' attends jusqu' a son arrivée la signification de la volonté de Dieu, jusques la je ne veux cet evenement que d' une volonté générale. Cette volonté générale est pourtant réelle. La suspension ou indifference n' est jamais non pas meme alors une non volonté absoluë, car je veux par avance reellement ce qui arrivera, sans savoir precisement ce qui doit arriver. Pour le salut la signification en est toûjours toute faitte et invariable dans les écritures. à cet égard ma volonté n' est jamais et ne peut jamais être en aucune suspension. Elle reçoit a tout moment pour parler le langage de saint François De Sales le contrepoids qui lui vient de

 

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la volonté divine signifiée dans les ecritures, mais toutes les fois que l' ame indifferente veut distinctement un evenement déja arrivé, elle le veut d' une volonté aussi pleine que le salut, parce qu' alors ces 2 choses sont également de volonté signifiée, et toutes les fois qu' elle veut le salut, elle le veut d' une volonté aussi desinteressée pour la gloire de Dieu que le moindre evenement de la vie. C' est pourquoi saint François De Sales parle ainsi... etc. C' est a dire qu' il ne vouloit point chercher Dieu avec empressement par des desirs interessez pour sa perfection et pour son bonheur, sans cesser neantmoints de demeurer uni a luy par un amour fidele, et de se desirer a soy mesme par principe de charité tous les biens promis. Je ne rapporte ici tous ces passages que pour montrer aux mystiques a quoi se doivent toûjours reduire les expressions les plus fortes dont ils pourroient abuser en retranchant les desirs essentiels a la vie interieure. Les autres saints des

 

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derniers siecles, qui sont autorisez dans toute l' eglise, ont beaucoup d' expressions semblables. Elles se reduisent toutes à dire qu' on n' a plus d' ordinaire aucun desir propre et interessé ni sur le merite, ni sur la perfection, ni sur la beatitude eternelle. Parler ainsi, c' est ne laisser aucune équivoque dans une matiere si delicate où l' on n' en doit jamais souffrir ; c' est prévenir tous les abus qu' on pourroit faire de la chose la plus précieuse et la plus sainte qui soit sur la terre, je veux dire le pur amour ; c' est parler comme les peres, comme les principaux docteurs de l' ecole, et comme les saints mystiques. Enfin c' est parler conformement a notre 5 e proposition dont voici les termes. tout chretien en tout état quoique non a tout moment, est obligé de vouloir desirer et demander explicitement son salut eternel comme une chose que Dieu veut, et qu' il veut que nous voulions pour sa gloire. voila l' endroit ou nous avons voulu prevenir toutes les illusions d' un desinteressement excessif ; et ou nous avons pris soin de marquer avec la plus rigoureuse précaution en quoi consiste le desir du salut qui est essentiel dans tout état ou degré de vie interieure. Si le desir du salut par le motif interessé c' est a dire par le principe de cupidité soumise eut été necessaire en tout état de perfection, et si l' état habituel d' amour desinteressé eut

 

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été une nouveauté dangereuse, il eut été capital de le decider en cet endroit : c' étoit précisément de quoi il s' agissoit pour réprimer l' illusion. Nous aurions été inexcusables de n' etablir pas clairement cette necessité de desirer notre salut par le motif intéressé de cupidité soumise comme un devoir essentiel du christianisme. Nous aurions du dire. Tout chretien en tout etat quoique non a tout moment est obligé d' aimer Dieu par le motif de son propre interest, et par un amour de soi même different de la charité. Il faut pour le salut même desirer le salut pour son propre interest. Si dans certains moments on aime Dieu par transport passager sans ce motif d' interest, et par simple abstraction momentanée, on est obligé néanmoins d' y revenir aussitost aprez, parce qu' il n' y a jamais dans la condition de voyageur aucun état habituel d' amour desinteressé. Loin de faire cette decision qui eut été essentielle et si elle eut été vraye, nous avons tout au contraire pris grand soin de l' eviter dans nos expressions. Nous nous sommes contentez d' exiger le désir du salut comme d' une chose que Dieu veut et qu' il veut que nous voulions pour sa gloire . Ce qui suppose qu' on peut en un certain etat ne le vouloir d' ordinaire qu' en cette maniere pleinement desinteressée et de pure conformité a l' ordre de Dieu tant sur le salut que sur la raison de le vouloir. Aprez avoir donné dans la 5 e proposition cette idée du desir desinteressé du salut nous avons ajouté dans la 9 e que la sainte indifference ne s' etend point sur le salut et sur les choses qui y ont rapport. En effet le desinteressement de l' amour ne peut jamais nous rendre indifferents c' est a

 

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dire sans aucune volonté pour le salut considéré suivant cette idée, comme d' une chose que Dieu veut que nous voulions pour sa gloire. Ce qui est essentiel, c' est de ne dispenser jamais aucune ame sous pretexte de perfection de ce desir explicite du salut et de toutes les choses qui y ont rapport, quoique le motif interessé ou de cupidité soumise à l' égard de la beatitude ne soit de precepte pour aucun état, mais seulement proposé comme utile dans l' etat moins parfait. Faux. La sainte indifference est une suspension absoluë de volonté, une non volonté entiere, une exclusion de tout desir même desinteressé. Elle s' étend plus loin que le parfait désinteressement de l' amour. Elle ne veut point pour nous les biens éternels que la sainte ecriture nous enseigne que Dieu nous veut donner, et qu' il veut que nous desirions recevoir en nous et pour nous par le motif de sa gloire. Tout desir même le plus désinteressé du salut est imparfait. La perfection consiste à ne vouloir plus rien, à ne desirer plus non seulement les dons de Dieu, mais encore Dieu même, et à le laisser faire en nous ce qu' il luy plaist, sans que nous y meslions de nostre part aucune volonté réelle et positive. Parler ainsi, c' est confondre toutes les idées de la raison humaine ; c' est mettre une perfection chimerique

 

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dans une extinction absoluë du christianisme, et même de l' humanité. On ne peut trouver de termes assez odieux pour qualifier une extravagance si monstrueuse. ARTICLE 6 Vrai. La sainte indifference, qui n' est que le désinteressement de l' amour loin d' exclure les désirs desinteressez est le principe réel et positif de tous les désirs désinteressez que la volonté de Dieu écrite nous commande, et de tous ceux que la grace nous inspire. C' est ainsi que Daniel fut nommé l' homme des desirs. C' est ainsi que Psalmiste disoit à Dieu : tous mes désirs sont devant vos yeux . Non seulement l' ame indifferente desire pleinement son salut, entant qu' il est le bon plaisir de Dieu et son propre bien ; mais encore la perseverance, la correction de ses défauts, l' accroissement de l' amour par celuy des graces, et generalement sans aucune exception tous les biens spirituels, et même temporels qui sont, dans l' ordre de la providence, une préparation de moyens pour nostre salut, et pour celui de nôtre prochain. La sainte indifférence admet, non seulement des desirs distincts et des demandes expresses, pour l' accomplissement de toutes les volontés de Dieu qui nous sont connuës ; mais encore

 

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des desirs generaux pour toutes les volontez de Dieu que nous ne connoissons pas et qui regardent les evenements de la vie. Parler ainsi, c' est parler suivant les vrais principes de la sainte indifference, et conformément aux sentiments des saints dont toutes les expressions, quand on les examine de prés par ce qui précede et par ce qui suit, se réduisent sans peine à cette explication pure et saine dans la foi. Faux. La sainte indifference n' admet aucun desir distinct, ni aucune demande formelle pour aucun bien ni spirituel ni temporel, quelque rapport qu' il ait ou à nôtre salut ou à celui de nôtre prochain. Il ne faut jamais admettre aucun des desirs pieux et édifiants ausquels nous nous pouvons trouver portez intérieurement. Tous les desirs et toutes les demandes faites par charité pour nous mêmes et qui tendent a nous faire recevoir le plus grand des biens sont des actes interessez qui diminuent la perfection de l' etat de pur amour. Parler ainsi, c' est s' opposer à la volonté de Dieu,

 

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sous prétexte de s' y conformer plus purement ; c' est violer la loi de Dieu, qui nous commande des desirs, quoiqu' elle ne nous commande pas de les former d' une maniere interessée, inquiette ou toûjours distincte. C' est éteindre le veritable amour par un rafinement insensé : c' est condamner avec blasphême les paroles de l' ecriture, et les prieres de l' eglise, qui sont pleines de demandes et de desirs. C' est s' excommunier soi-même et se mettre hors d' état de pouvoir jamais prier ni de coeur ni de bouche dans l' assemblée des fidelles. C' est se refuser a soi-même l' amour de charité que nous ne nous devons pas moins qu' a nos freres. C' est par un vain et pernicieux raffinement d' amour violer le grand precepte de l' amour même. ARTICLE 7 Vray. Il n' y a aucun état ni d' indifference, ni d' aucune autre perfection connuë dans l' eglise, qui donne aux ames une inspiration miraculeuse ou extraordinaire. La perfection des voyes interieures ne consiste que dans une voye de pur amour qui aime Dieu sans aucun interest, et de pure foi, où l' on ne marche que dans les tenebres, et sans autre lumiere que celle de la foi même qui est commune à tous les chretiens. Cette obscurité de la pure

 

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foi ne donne par elle-même aucune lumière extraordinaire. Ce n' est pas que Dieu, qui est le maître de ses dons, ne puisse y donner des extases, des visions, des revelations, des communications interieures. Mais elles ne sont point attachées à cette voye de pure foy, et les saints nous apprennent, qu' il ne faut point alors s' arrester volontairement à ces lumieres extraordinaires, pour s' en faire un appuy secret, mais les outre passer, comme dit le bien-heureux Jean De La Croix, et demeurer dans la foi la plus nue et la plus obscure. à plus forte raison faut-il se garder de supposer dans les voyes dont nous parlons, aucune inspiration miraculeuse ou extraordinaire par laquelle les ames indifferentes se conduisent elles mêmes. Elles n' ont pour regle que la loi de Dieu commune a tous les chretiens, et que la grace actuelle qui est toûjours conforme à cette loi. à l' égard des préceptes, elles doivent toûjours présupposer sans hesiter ni raisonner, que Dieu n' abandonne personne s' il n' en a pas été abandonné auparavant ; et par conséquent, que la grace toûjours prévenante les inspire toûjours pour l' accomplissement du précepte, dans le cas où il doit être accompli. Ainsi c' est à elles à cooperer de toutes les forces de leur volonté, pour ne manquer pas à la grace

 

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par une transgression du precepte. Pour les cas où les conseils ne se tournent point en préceptes, elles doivent sans se gêner faire les actes ou de l' amour en general, ou de certaines vertus distinctes en particulier, suivant que l' attrait interieur de la grace les incline plûtost aux uns qu' aux autres en chaque occasion. Ce qui est certain, c' est que la grace les prévient pour chaque bonne action, que cette grace, qui est le souffle intérieur de l' esprit de Dieu, les inspire ainsi en chaque occasion ; que cette inspiration n' est que celle qui est commune à tous les justes, et qui ne les exempte jamais en rien de toute l' étenduë de la loi de Dieu ; que cette inspiration est seulement plus forte et plus spéciale dans les ames élevées au pur amour, que dans celles qui n' ont en partage que l' amour moins desinteressé : parce que Dieu se communique plus aux parfaits qu' aux imparfaits. Ainsi quand quelques saints mystiques ont admis dans la sainte indifference les desirs inspirez, et ont rejetté tous les autres ; il faut bien se garder de croire qu' ils ayent voulu exclure les desirs et les autres actes commandez par la loi de Dieu, et n' admettre que ceux qui sont extraordinairement inspirez. Le cardinal Pierre D' Ailly qui etoit tout ensemble un grand theologien et un fervent contemplatif a dit il est vrai que l' inspiration consiste dans la parole interieure : ... etc. .

 

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Mais cet auteur qui parle ainsi de l' inspiration interieure des ames elevées a la contemplation veut toûjours 3 choses : 1 que cette inspiration ne soit que celle de la grace dans la voye de la foi ; 2 qu' elle soit toujours réglée par l' obeissance ; 3 qu' elle ne dispense jamais des desirs essentiels a l' esperance et aux autres vertus evangeliques. Blosius a dit aussi que l' ame voit et comprend clairement... etc. . Voila les experiences des mystiques reduittes a la doctrine dont les pasteurs sont les depositaires. Mais comme Blosius craignoit avec raison que des ames indiscrettes n' abusassent de cette liberté de l' esprit pour s' attacher a un attrait interieur souvent imaginaire il déclare que dans les choses importantes il faut consulter les personnes experimentées a cause des

 

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artifices du demon qui se transforme en ange de lumiere . Le pere Surin dont les escrits ont esté approuvez par M. De De Meaux parle a peu prez de même, l' ame, dit-il retranche même les bons desirs, excepté les desirs particuliers que Dieu lui donne des choses qui sont de sa volonté... quand il plaît a Dieu que l' ame fasse quelque chose, il lui donne un desir paisible qui ne prejudicie point a cette indifference... c' est une connoissance experimentale que l' ame a que N. S. S' unit a elle qui reveille toutes ses pensées au besoin et lui suggere les images et formes, quand il faut operer discourir ou agir pour sa gloire. Mais toutes ces choses ne supposent point une inspiration miraculeuse, ni differente de celle que tous les chretiens reconnoissent dans la grace prevenante, l' etat de pure foi ne peut jamais donner par lui-même que cette inspiration de la grace qui ne nous rend ni infaillibles, ni impeccables, ni assurez dans nôtre voye, ni independants de la conduitte de nos superieurs. Reconnoitre dans un certain degré d' oraison ou de perfection une inspiration evidente ce seroit detruire l' etat de pure foi. Reconnoitre cette inspiration comme superieure aux regles communes et a l' obeissance ce seroit blasphemer contre la loi, et en même temps élever au dessus d' elle une inspiration fanatique. Les desirs et les autres actes inspirez dont ces saints mystiques ont voulu parler sont ceux que la loi commande, ou ceux que les conseils approuvent, et qui sont formez dans une ame indifferente ou desinteressée, par l' inspiration de la grace toûjours prevenante,

 

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sans qu' il s' y mêle d' ordinaire aucun empressement interessé de l' ame pour prévenir la grace. Ainsi tout se réduit à la lettre de la loi, et à la grace provenante du pur amour, à laquelle l' ame coopere sans le prevenir. Parler ainsi, c' est expliquer le vrai sens des bons mystiques ; c' est lever toutes les équivoques qui peuvent seduire les uns et scandaliser les autres ; c' est precautionner les ames contre tout ce qui est suspect d' illusion ; c' est conserver la forme des paroles saines , comme saint Paul le recommande. Faux. Les ames établies dans la sainte indifference, ne connoissent plus aucun desir même desinteressé que la loi de Dieu les oblige à former. Elles rejettent comme interessez tous les desirs qui tendent a obtenir de Dieu nôtre perfection ou notre beatitude. Elles ne doivent plus desirer que les choses qu' une inspiration miraculeuse ou extraordinaire les porte a desirer sans dependance de la loi ; elles sont s' il est permis de parler ainsy agies ou muës de Dieu et instruites par lui sur chaque chose, de maniere que Dieu seul desire en elles et pour elles, sans qu' elles ayent aucun besoin d' y cooperer par leur libre arbitre. Leur sainte indifference qui contient éminemment

 

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tous les desirs, les dispense d' en former jamais aucun. Leur inspiration est leur seule regle. Parler ainsi, c' est eluder tous les preceptes et tous les conseils sous pretexte de les accomplir d' une façon plus éminente ; c' est établir dans l' eglise un acte de fanatiques impies ; c' est oublier que Jesus Christ est venu sur la terre, non pour dispenser de la loi ni pour en diminuer l' autorité, mais au contraire pour l' accomplir et pour la perfectionner : en sorte que le ciel et la terre passeront avant que les paroles du sauveur prononcées pour confirmer la loi puissent passer. Enfin c' est contredire grossierement tous les bons mystiques, et renverser de fond en comble tout leur systême de pure foi, qui est manifestement incompatible avec toute inspiration miraculeuse ou extraordinaire qu' une ame suivroit volontairement comme sa regle et son appuy pour se dispenser d' accomplir la loi. ARTICLE 8 Vray. La sainte indifference qui n' est jamais que le desinteressement de l' amour, devient dans les plus extrêmes épreuves ce que les saints mystiques ont nommé abandon ; c' est a dire que l' ame desinteressée s' abandonne totalement et sans réserve à Dieu pour tout ce qui regarde son interest propre ; mais elle ne renonce

 

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jamais ni à l' amour, ni à aucune des choses qui interessent la gloire et le bon plaisir du bien aimé. Cet abandon n' est que l' abnegation la plus parfaite ou le renoncement le plus entier de soi même que Jésus Christ propose dans l' evangile a ses disciples, comme ce qui reste a faire aprez qu' on aura tout quitté au dehors. Cette abnegation de nous-même n' est que pour l' interest propre ou cupidité soumise, et ne doit jamais empêcher l' amour desinteressé que nous nous devons à nous mêmes comme au prochain pour l' amour de Dieu. Les épreuves extrêmes où cet abandon doit être exercé, sont les tentations par lesquelles Dieu jaloux veut purifier l' amour, en ne lui faisant voir d' une maniere sensible, et refleschie pour sa consolation aucune ressource ni aucune esperance pour son interest propre, même éternel. Ces épreuves sont representées par un tres grand nombre de saints comme un purgatoire terrible, qui peut exempter du purgatoire de l' autre vie les ames qui le souffrent avec une entiere fidelité. On peut voir ce qu' en ont dit saint François D' Assise dans son grand cantique d' amour de charité, la bienheureuse Angele De Foligny, sainte Catherine De Genes, le bienheureux Jean De La Croix, saint François De Sales et un grand nombre d' autres saints. Il n' appartient, comme le cardinal Bona l' assure, qu' à des insensez et à des impies

 

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de refuser de croire ces choses... etc. . Ces épreuves ne sont que pour un tems. Plus les ames y sont fidelles à la grace pour se laisser purifier de tout interest propre par l' amour jaloux, plus ces épreuves sont courtes. C' est d' ordinaire la resistance secrette des ames à la grace sous de beaux pretextes, c' est leur effort interessé et empressé pour retenir les appuis sensibles dont Dieu veut les priver, qui rend leurs épreuves si longues et si douloureuses : car Dieu ne fait point souffrir sa creature pour la faire souffrir. Ce n' est que pour la purifier et pour vaincre ses resistances, ou pour augmenter sa perfection. Les tentations qui purifient l' amour de tout interest propre, ne ressemblent point aux autres tentations communes. Les directeurs experimentez peuvent les discerner à des marques certaines. Mais rien n' est si dangereux que de prendre les tentations communes des commençants pour les épreuves qui vont a l' entiere purification de l' amour dans les ames les plus éminentes. C' est la source de toute illusion : c' est ce qui fait tomber dans des vices affreux des ames trompées. Il ne faut supposer ces épreuves extrêmes que dans un tres petit nombre d' ames tres pures et tres mortifiées, en qui la chair est depuis long

 

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tems très soûmise à l' esprit, et qui ont pratiqué solidement toutes les vertus évangeliques. Il faut que ce soit des ames humbles et ingenuës, jusques à être toutes prestes à faire une confession publique de leurs miseres. Il faut qu' elles soient dociles, jusqu' à n' hesiter jamais volontairement sur aucune des choses dures et humiliantes qu' on peut leur commander. Il faut qu' elles ne soient attachées à aucune consolation ni à aucune liberté ; qu' elles soient détachées de tout, et même de la voye qui leur apprend ce detachement ; c' est a dire qu' elles soient disposées à toutes les pratiques qu' on voudra leur imposer ; qu' elles ne tiennent ni à leur genre d' oraison, ni à leurs experiences, ni à leurs lectures, ni aux personnes qu' elles ont consulté autrefois avec confiance. Il faut avoir éprouvé que leurs tentations sont d' une nature differente des tentations communes en ce que le vray moyen de les appaiser est de n' y vouloir point trouver un appuy apperçû pour le propre interest. Parler ainsi, c' est repeter mot à mot les experiences des saints qu' ils ont raconté eux mêmes. C' est en même tems prevenir les inconveniens tres dangereux, où l' on pourroit tomber par credulité, si l' on admettoit trop facilement dans la pratique ces epreuves qui sont tres rares ; parce qu' il y a très peu d' ames qui soient arrivées à cette perfection, où il n' y ait plus d' ordinaire à

 

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purifier, que les restes de cet interest propre ou de cette cupidité soumise et mêlée avec l' amour divin. En parlant de cette derniere purification je ne pretends pas exclure celle des fautes venielles dont nous parlerons expressément dans la suitte et qui est toujours necessaire dans les états les plus parfaits du pelerinage de cette vie. Faux. Les épreuves interieures ôtent pour toûjours les graces sensibles et les graces apperçûës. Elles suppriment pour toûjours les actes distincts de l' amour et des vertus. Elles mettent une ame dans une impuissance réelle et absoluë de s' ouvrir à ses superieurs, ou de leur obéïr par la pratique essentielle de l' evangile. Elles ne peuvent être discernées d' avec les tentations communes. On peut, dans cet état, se cacher à ses superieurs, se soustraire au joug de l' obeïssance, et chercher dans des livres ou dans des personnes sans autorité le soulagement et la lumiere dont on a besoin, quoique les superieurs le deffendent. Le directeur peut supposer qu' on est dans ces épreuves, sans avoir auparavant éprouvé à fonds l' état d' une ame sur la sincerité, sur la docilité, sur la mortification, sur l' humilité. Il peut d' abord appliquer cette ame à purifier son amour de tout interest propre dans la tentation, sans lui faire faire aucun acte interessé

 

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pour resister à la tentation qui la presse. Parler ainsi, c' est empoisonner les ames ; c' est leur ôter les armes de la foi necessaires pour resister à l' ennemi de nôtre salut ; c' est confondre toutes les voyes de Dieu ; c' est enseigner la rebellion et l' hypocrisie aux enfans de l' eglise. ARTICLE 9 Vray. Une ame qui dans ces épreuves extrêmes s' abandonne à Dieu, n' est jamais abandonnée par lui. Si elle demande dans le transport de sa douleur à être delivrée, Dieu ne refuse de l' exaucer qu' à cause qu' il veut perfectionner sa forme dans l' infirmité, et que sa grace lui suffit. Elle ne perd en cet état ni le pouvoir veritable et complet dans le genre de pouvoir pour accomplir réellement les preceptes, ni celui de suivre les plus parfaits conseils suivant sa vocation et son degré present de perfection, ni les actes réels et interieurs de son libre arbitre pour cet accomplissement. Elle ne perd ni la grace prevenante, ni la foi explicite, ni l' esperance en tant qu' elle est un desir et une attente desinteressée des promesses, ni l' amour de Dieu, ni la haine extreme du peché même veniel, ni la certitude intime et momentanée qui est necessaire pour la droiture de la conscience. Elle ne perd que le goût sensible du bien, que

 

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la ferveur consolante et affectueuse, que les actes empressez et interessez des vertus, que la certitude qui vient aprés coup et par reflexion interessée pour se rendre à soi même un témoignage consolant de sa fidelité. Ces actes directs, et qui échappent aux reflexions de l' ame, mais qui sont tres réels et qui conservent en elle toutes les vertus sans tache, sont comme j' ay déjà dit, l' operation que saint François De Sales met dans la pointe de l' esprit, ou dans la cime de l' ame. Alors les vertus concentrées dans les actes les plus intimes de l' ame sont comme les plantes pendant l' hiver. Elles ne fleurissent pas au dehors. Mais elles conservent sous la glace et dans la neige une racine profonde et une nourriture secrette qui prepare pour la belle saison des fruits abondants. Cet état de trouble et d' obscurcissement qui n' est que pour un temps, n' est pas même dans toute sa durée sans intervales paisibles, où certaines lueurs de graces tres sensibles sont comme des éclairs dans une profonde nuit d' orage, qui ne laissent aucune trace aprés eux. Parler ainsi, c' est parler également suivant le dogme catholique, et suivant les experiences des saints mystiques. Faux. Dans ces épreuves extrêmes, une ame, sans avoir été auparavant infidelle à la grace, perd le vrai et plein

 

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pouvoir de perseverer dans son état : elle tombe dans une impuissance réelle d' accomplir les preceptes dans les cas où les preceptes pressent. Elle cesse d' avoir la foi explicite dans les cas où la foi doit agir explicitement ; elle cesse d' esperer, c' est a dire d' attendre et de desirer, même d' une maniere desinteressée, l' effet des promesses en elle ; elle n' a plus l' amour de Dieu ni perceptible ni imperceptible ; elle n' a plus la haine du peché ; elle en perd non seulement l' horreur sensible et reflêchie, mais encore la haine la plus directe et la plus intime. Elle n' a plus aucune certitude intime et momentanée qui puisse conserver la droiture de sa conscience au moment où elle agit. Tous les actes des vertus essentiels à la vie interieure cessent même dans leur operation la plus directe et la moins reflechie, qui est selon le langage des saints mystiques, dans la pointe de l' esprit et la cime de l' ame. Le directeur experimenté ne peut plus juger de l' arbre par les fruits. Il ne peut plus discerner dans cette ame les vertus convenables a son etat et a son degré de perfection. Parler ainsi, c' est aneantir la pieté chrêtienne sous pretexte de la perfectionner. C' est faire des épreuves destinées à purifier l' amour, un naufrage universel de la foi et de toutes les vertus chrêtiennes : c' est dire ce que les fidelles nourris des paroles de la foi ne doivent jamais entendre sans boucher leurs oreilles. ARTICLE 10

 

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Vrai. Il y a deux cas très differents ou une ame peut produire des actes d' un desinteressement formel et explicite sur l' eternité. Le premier est un cas ordinaire ou l' ame parfaitte ne ressent ni peine ni trouble. Le second ne regarde que les extremes epreuves. Dans le premier, l' ame desinteressée aime tellement Dieu qu' elle n' a pas besoin d' y être excitée par le motif de la recompense. C' est cet etat que saint Clement D' Alexandrie dépeint lorsqu' il dit : celui qui est parfait pratique le bien mais ce n' est point a cause de son utilité... étant etabli dans l' habitude constante de faire le bien non a cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée, ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu... celui qui est veritablement bon et etabli dans cette habitude imite la nature du bien, c' est a dire qu' il se communique et qu' il agit selon sa nature sans autre pente que celle de bien faire. L' ouvrage du gnostique (ou contemplatif) dit encore que ce pere ne consiste pas a s' abstenir du mal, car ce n' est la que le fondement d' un plus grand progrez ni a agir par l' esperance de la recompense promise suivant qu' il est ecrit. Voici le seigneur et la recompense est devant sa face pour rendre a chacun selon ses oeuvres.

 

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Faire le bien uniquement par amour, c' est le partage du gnostique, il ne lui faut point d' autre motif de sa contemplation que sa contemplation même. Celui qui est gnostique par cette science ne la choisit point pour vouloir être sauvé. En cet état on espere. Mais ce n' est plus l' esperance qui anime et qui soutienne la charité. C' est la charité qui previent, qui commande et qui anime l' esperance, et on aimeroit autant quand même on n' espereroit plus. De la viennent les suppositions impossibles d' un état de fidelité a Dieu sans recompense dans l' autre vie qui sont si frequentes dans saint Clement et dans les autres peres. De la vient que saint Gregoire De Naz., et saint Chrysostome avec toute son école suivie de saint Thomas et des plus celebres theologiens des derniers siecles, ont assuré que saint Paul avoit voulu preferer le salut eternel de ses freres selon la chair au sien propre. Saint Gregoire De Nysse va jusqu' a dire que le juste parfait meprise la recompense même de peur de paroitre l' aimer plus que celui de qui elle vient. Saint Chrysostome dit : les ames bonnes et genereuses regardent la beauté divine sans aucun autre motif d' être recompensées, que si quelqu' un est trop foible qu' il jette aussi les yeux sur la recompense. Saint Ambroise dit : celui qui suit Jésus-Christ n' est point mené par la recompense a la perfection, mais au contraire, c' est par la perfection qu' il est consommé pour la récompense. Les imitateurs de Jésus-Christ sont bons non par esperance mais par amour de la vertu. Il dit ailleurs que les coeurs retressis soient invitez par les promesses et elevez par la recompense

 

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qu' ils esperent, l' ame veritablement bonne sans songer a la recompense celeste remporte le fruit d' une double gloire. Saint Augustin qui veut que nous aimions Dieu pour lui seul et nous uniquement pour lui, de même que le prochain dit que la regle de l' amitié est d' aimer gratuitement. à combien plus forte raison, continue t' il, doit on aimer Dieu sans interest puisque c' est lui qui nous fait aimer ainsi les hommes. Ce pere suivant ce principe de pur amour parle ailleurs de l' eternelle paix que nous desirons comme nôtre delivrance, et il assure que si nous n' avions plus aucune esperance, nous devrions demeurer dans la souffrance du combat, plutost que de nous laisser dominer par les vices en ne leur resistant pas. Environ le temps de la mort de ce pere, un homme d' Adrumete, nommé Victorien, repondit aux vandales qui le persecutoient pour la foi : quand même il n' y auroit point d' autre vie que la vie presente et que nous n' espererions pas l' eternelle qui est veritable, je ne voudrois point pour une gloire temporelle et courte me rendre ingrat a mon createur qui m' a donné la foi. Saint Anselme, aprez avoir fait la supposition impossible comme les autres afin d' exprimer le desinteressement du parfait amour, dit a Dieu : pour celui a qui cette parole ne plait pas, seigneur donnez lui de se renoncer, afin qu' il puisse comprendre cette parole. Saint Bernard assure que le seul enfant n' est ni ebranlé par

 

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la crainte ni attiré par le desir, mais soutenu par l' esprit d' amour. Le pur amour, dit-il ailleurs, n' est point mercenaire, il ne tire point de force de l' esperance et le decouragement ne lui fait aucun tort. Telle est l' epouse, car en quelque endroit qu' elle soit, c' est ainsi qu' elle est. Il fait dire a l' enfant de Dieu : je ne cherche point le salut pour eviter la peine ou pour regner dans le ciel, mais pour vous louer eternellement. Tous les contemplatifs des derniers siecles ont fait ces mêmes suppositions impossibles pour exprimer un desinteressement, non seulement possible, mais actuel et ordinaire en eux ; les ames de la 6 e demeure, dit sainte Therese, voudroit que le seigneur vit qu' elles ne le servent point par le motif de la recompense. Ainsi, elles ne pensent jamais a la gloire qu' elles doivent recevoir comme a un motif qui doive les fortifier et les encourager dans le service de Dieu. C' est encore dans le meme esprit de desinteressement que saint François De Sales dit que l' ame indifferente aimeroit mieux l' enfer avec la volonté de Dieu que le paradis sans sa volonté. Il marque ailleurs en ces termes le principe qui produit cette disposition : la tres profonde obeissance d' amour... n' a pas besoin d' être excitée par menace ou recompense ni par aucune loi, ou par quelque commandement, car elle previent tout cela. Pour mieux entendre ces suppositions que tant de saints ont faittes pour montrer que leur amour etoit indépendant du motif de la récompense eternelle, il faut faire attention aux choses que je vais tascher d' expliquer.

 

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Les promesses sur la vie éternelle sont purement gratuites. La grace ne nous est jamais duë ; autrement elle ne seroit plus grace. Dieu ne nous doit jamais en rigueur ni la perseverance à la mort, ni la vie éternelle aprés la mort corporelle. Il ne doit pas même absolument et de droit rigoureux a nôtre ame de la faire exister aprez cette vie, quoiqu' il n' y ait aucune creature qui puisse detruire l' ame et qu' elle n' ait en soi aucun principe de destruction, Dieu pourroit néanmoins la laisser retomber dans le neant : autrement il ne seroit pas libre sur la durée de sa creature, et elle deviendroit un être necessaire. Mais quoique Dieu ne nous doive jamais rien en rigueur, il a voulu nous donner des droits fondez sur des promesses purement gratuites et sur l' ordre qu' il lui a plû d' établir. Par ses promesses il s' est donné comme suprême beatitude à l' ame qui lui est fidelle avec perseverance. Il est donc vrai en ce sens que toute supposition qui va à se croire exclus de la vie éternelle en aimant Dieu est impossible, parce que Dieu est fidelle dans ses promesses : il ne veut point la mort du pecheur, mais qu' il vive et se convertisse. Par là il est constant que tous les sacrifices que les ames les plus desinteressées font d' ordinaire sur leur beatitude éternelle sont purement conditionnels. On dit : mon Dieu, si par impossible vous me vouliez condamner aux peines

 

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éternelles de l' enfer sans perdre vôtre amour, je ne vous en aimerois pas moins. Voilà le premier cas qui est impossible a cause des promesses et dont la supposition se peut faire tous les jours hors des tems d' esperance. Mais voici le second cas qui ne regarde que les epreuves les plus extremes, et ou l' ame ne regarde point comme impossible la supposition qu' elle fait. Elle s' imagine qu' elle a comblé la mesure de ses péchez et qu' elle est inevitablement réprouvée. Le sacrifice qu' elle fait alors n' est plus dans une forme conditionnelle comme celui du premier cas. Mais il ne peut jamais néanmoins être tout a fait absolu : 1 parce qu' il ne regarde pas le salut,

 

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mais le seul interest propre dans le salut ou le contentement de la cupidité subordonnée ; 2 parce que ce sacrifice est joint avec la foi, avec l' esperance actuelle du salut, avec le desir actuel et formel du salut, comme d' une chose que Dieu veut qu' on veüille pour sa gloire ; 3 parce que ce sacrifice n' est fondé que sur une persuasion purement apparente de l' imagination seulle et d' une

 

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supposition que l' ame sait dans le fonds de sa conscience être impossible. Elle desire, elle attend alors plus que jamais l' effet des promesses. Elle en fait des actes réels mais directs et non appercûs. La persuasion de sa perte n' est point réelle parce qu' elle n' est pas le fonds intime de sa conscience c' est une espece d' illusion passagere que Dieu permet pour tirer d' elle un consentement ou acquiescement simple a sa volonté, cet acquiescement ne renferme qu' un amour pur et sans aucun reste du motif interessé ou de cupidité subordonnée pour la beatitude. Alors une ame peut être tellement persuadée de la reprobation par cette persuasion apparente et imaginaire qu' elle ne peut la vaincre par aucun effort direct. C' est ainsi que saint François De Sales se trouva dans l' eglise de Saint-Etienne des grez. Une ame dans ce trouble s' imagine voir qu' elle est contraire à Dieu par ses infidelités passées et par son endurcissement present, qui lui paroissent combler la mesure pour sa reprobation. Elle prend ses mauvaises inclinations pour des volontez deliberées, et elle ne voit point les actes réels de son amour ni de ses vertus, qui par leur extrême simplicité échappent à ses reflexions et qui sont même obscurcis par le trouble d' une imagination émuë. Elle devient à ses propres yeux couverte de la lepre du peché, quoiqu' aparent et non réel. Elle ne peut se supporter. Elle est scandalisée de ceux qui veulent l' appaiser et lui ôter cette espece de persuasion. Si on lui représente le dogme

 

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précis de la foi sur la volonté de Dieu de sauver tous les hommes, et sur la croyance où nous devons être qu' il veut sauver chacun de nous en particulier, cette verité ne peut lui rendre le calme. Cette ame ne doute point de la bonne volonté de Dieu, mais elle croit la sienne mauvaise, parce qu' elle ne voit en soi par reflexion que le mal apparent qui est exterieur et sensible, et que le bien qui est toûjours réel et intime est derobé à ses yeux par la jalousie de Dieu. Dans ce trouble involontaire et que l' on doit toûjours tascher de vaincre jusqu' a ce qu' on éprouve que l' ame ne peut s' en delivrer par aucun effort, rien ne peut la rassurer, ni lui découvrir au fonds d' elle même ce que Dieu prend plaisir à lui cacher. Elle voit la colere de Dieu enflée et suspenduë sur sa teste comme les vagues de la mer, toute preste à la submerger ; c' est alors que l' ame est divisée d' avec elle même, elle expire sur la croix avec Jésus-Christ, en disant : o Dieu, mon Dieu, pourquoi m' avez vous abandonné ? dans cette impression involontaire de desespoir, elle fait le sacrifice en quelque manière absolu de son interest propre pour l' éternité, comme je viens de l' expliquer, parce que le cas impossible lui paroît possible et actuellement réel, dans le trouble et l' obscurcissement où elle se trouve. Encore une fois il n' est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. Il ne s' agit que d' une

 

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persuasion qui n' est ni intime ni réelle, mais seulement apparente. Elle tient de la nature de celle de toutes les ames scrupuleuses dans les epreuves de la vie, suivant qu' elles sont plus ou moins dans le scrupule elles sont aussi plus ou moins dans le trouble et dans la persuasion apparente dont je parle. Si une ame scrupuleuse ne voyoit en aucune façon sa droitture, elle ne seroit plus droitte et elle opereroit interieurement sans aucune droitture de conscience. D' un autre costé si elle pouvoit trouver par reflexion la droitture, elle ne seroit plus dans le scrupule. Il faut donc qu' elle soit actuellement tout ensemble d' un costé dans une conscience intime de sa droitture, de l' autre dans une impuissance de refleschir sur sa droitture pour s' en rendre temoignage. Voila ce qu' on ne peut s' empescher de dire de tous les scrupuleux, et c' est précisément à quoi je borne ce que je dis des ames qui sont dans les plus extrêmes épreuves. Le trouble de leur imagination ne leur represente qu' un mal faux et apparent pendant qu' elle obscurcit le bien veritable. Mais la persuasion du mal n' est jamais réellement dans l' entendement. Autrement il faudroit dire que toutes les ames les plus innocentes qui sont dans le scrupule perdent la foi l' amour de Dieu et leur droitture pendant leur trouble, car ces choses sont incompatibles avec une réelle persuasion du contraire. Cette persuasion est donc seulement apparente, c' est a dire de pure imagination pendant que l' entendement dans ses actes

 

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directs ne cesse point de croire et d' esperer. En cet etat l' ame ne perd donc qu' une certaine esperance sensible pour son propre interest, mais elle ne perd jamais dans la partie superieure, c' est a dire, dans ses actes directs et intimes, l' esperance parfaite qui est le desir et l' attente desinteressée des promesses. Elle aime Dieu plus purement que jamais. Loin de consentir positivement à le haïr, elle ne consent pas même indirectement à cesser un seul instant de l' aimer, ni à diminüer en rien son amour, ni à mettre jamais à l' accroissement de cet amour aucune borne volontaire, ni à commettre aucune faute même venielle. Un directeur peut alors laisser faire à cette ame un acquiescement simple à la perte de son interest propre, et à la condamnation juste où elle croit être de la part de Dieu pour la peine eternelle, ce qui d' ordinaire sert à la mettre en paix et à calmer la tentation, que Dieu n' a permise que pour cet effet, je

 

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veux dire, pour la purification de l' amour. Mais il ne doit jamais ni lui conseiller ni lui permettre de croire positivement par une persuasion libre et volontaire, qu' elle est reprouvée et qu' elle ne doit plus desirer les promesses par un desir desinteressé. Il doit encore moins la laisser consentir à haïr Dieu, ou à cesser de l' aimer, ou à violer sa loi, même par les fautes les plus venielles. Tout ceci est conforme a la 33 e de nos propositions dont voici les termes : on peut aussi inspirer aux ames peinées et vraiment humbles une soumission et consentement a la volonté de Dieu quand même par une tres fausse supposition au lieu des biens éternels qu' il a promis aux ames justes, il les tiendroit par son bon plaisir dans des tourments eternels sans néanmoins qu' elles soient privées de sa grace et de son amour qui est un acte d' abandon parfait et d' amour pur pratiqué par des saints et qui le peut être utilement avec une grace particuliere de Dieu par les ames vraiment parfaittes sans déroger a l' obligation des autres actes ci-dessus marquez qui sont essentiels au christianisme. Inspirer ce consentement aux peinées , c' est sans doute les porter a ce consentement pour calmer leur peine. Pour moi je me contente qu' on le leur laisse faire. Il faut bien qu' on suppose que cet acte servira a calmer leur peine puisqu' il peut être pratiqué utilement dans ce cas de peine et de trouble. Un tel consentement ne peut être inspiré qu' aux ames vraiment parfaittes. On feroit tres mal de l' inspirer sans cette nécessité. C' est

 

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pourquoi je crois qu' il ne faut recourir a ce remede que quand tous les autres sont inutiles et que le trouble paroit invincible par tout autre moyen. On ne doit donc inspirer ce consentement qu' aux ames qu' on a eprouvées longtems et qu' on reconnoit dans une veritable perfection bien differente de la perfection commune des chretiens. Puisque c' est un amour pur et un abandon parfait ce consentement ou acquiescement ne peut être qu' excellent et très meritoire quand il est fait dans l' occasion convenable. Il est manifeste que ce sacrifice ne peut servir qu' a purifier l' amour, et par consequent qu' a en retrancher le melange de la cupidité soumise. Car pourquoi seroit-il utile a l' ame de consentir a souffrir les tourments eternels en la place des biens eternels qui lui sont promis, si ce n' etoit pour achever de la detacher de tout interest propre et de toutes les restes de la cupidité soumise sur la félicité éternelle ? Dieu qui permet que ce trouble arrive ou par les illusions du tentateur ou par l' infirmité de l' homme en veut tirer sans doute un grand fruit pour cet homme même. Le fruit que Dieu en veut tirer est un amour pur c' est-a-dire sans melange, et un abandon parfait c' est a dire sans reserve sur l' interest propre, quoique l' ame ne doive jamais alors cesser de desirer par un amour de charité pour soi la perseverance dans l' amour avec la consommation de l' amour même qui est la vraye beatitude. Parler ainsi c' est parler suivant l' experience des saints avec toute la precaution necessaire pour conserver le dogme de la foi et pour n' exposer jamais les ames a aucune illusion.

 

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Faux. L' ame qui est dans les épreuves, peut croire d' une persuasion intime, libre et volontaire, contre le dogme de la foi, que Dieu l' a abandonné sans être abandonné par elle ; ou qu' il n' y a plus de misericorde pour elle, quoi qu' elle la desire sincerement ; ou qu' elle peut consentir à haïr Dieu, parce que Dieu veut qu' elle le haïsse ; ou qu' elle peut consentir à n' aimer plus Dieu, parce qu' il ne veut plus être aimé par elle ; ou qu' elle peut borner volontairement son amour, parce que Dieu veut qu' elle le borne ; ou qu' elle peut violer sa loi, parce que Dieu veut qu' elle la viole. En cet état une ame n' a plus aucune foi, ni aucune esperance ou desir desinteressé des promesses, ni aucun amour réel et intime de Dieu, ni aucune haine même implicite du mal qui est le peché, ni aucune cooperation réelle à la grace, ni aucune marque exterieure par ou l' on puisse reconnoitre sa droitture et sa perfection comme l' arbre par les fruits. Mais elle est sans action, sans volonté, sans interest non plus pour Dieu que pour soi, sans actes des vertus ni reflechis ni directs. Parler ainsi, c' est blasphemer ce qu' on ignore et se corrompre dans ce qu' on sçait ; c' est faire succomber les ames à la tentation sous pretexte de les y purifier : c' est reduire tout le christianisme à un desespoir impie et

 

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stupide : c' est même contredire grossierement tous les bons mystiques, qui assurent que les ames de cet état montrent un amour très vif pour Dieu par le regret de l' avoir perdu, et une horreur infinie du mal par l' impatience avec laquelle elles supportent souvent ceux qui veulent les consoler et les rassurer. ARTICLE 11 Vray. Dieu n' abandonne jamais le juste sans en avoir été abandonné. Il est le bien infini qui ne cherche qu' à se communiquer. Plus on le reçoit, plus il se donne. C' est d' ordinaire nôtre resistance qui resserre ou qui retarde ses dons. La différence essentielle de la loi nouvelle et de l' ancienne, c' est que l' ancienne par elle-même ne menoit l' homme à rien de parfait ; qu' elle montroit le bien sans donner de quoi le faire, et le mal sans donner de quoi l' eviter ; au lieu que la nouvelle est la loi de grace qui donne le vouloir et le faire, et qui ne commande que ce qu' elle donne le veritable pouvoir d' accomplir. Comme ceux qui observoient fidellement la loi ancienne avoient la promesse de ne voir point la diminution de leurs biens temporels : ... etc.

 

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Dans la loi nouvelle, les ames fidelles a leur grace ne souffriront jamais aussi aucune diminution dans leur grace toûjours prevenante, qui est le veritable bien de la loi chrêtienne. Ainsi chaque ame, pour être pleinement fidelle à Dieu, ne peut rien faire de solide ni de meritoire que de suivre sans cesse la grace, sans avoir besoin de la prevenir par empressement. Vouloir la prevenir, c' est vouloir se donner par avance dans un moment les dispositions qu' elle ne donne pas encore, ou qu' elle ne rend pas tout a fait sensibles dans ce moment-là. Pour bien entendre cette verité et pour prevenir toute equivoque il faut distinguer deux choses par rapport a la grace, d' un costé je suppose avec le concile de trente que la grace ne manque jamais au juste qui n' a pas manqué le premier à Dieu. D' un autre costé je suppose avec toute l' eglise que la grace ne nous donne point a la fois en chaque moment toutes les differentes dispositions de la vie interieure, mais qu' elle nous les distribuë, pour ainsi dire, successivement, tantost l' une, tantost l' autre, suivant que ces dispositions conviennent aux devoirs

 

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de nôtre état, et aux desseins de Dieu pour nôtre avancement. Si on regarde la grace en général et comme ne manquant jamais au juste qui n' a point manqué à Dieu, il faut conclurre qu' on ne doit et qu' on ne peut jamais prevenir la grace pour aucun bien réel. On ne peut rien faire de bon sans elle, et on n' a jamais besoin de l' attendre puisqu' il la faut toûjours supposer prévenante pour toutes nos bonnes actions ; dans le cas du precepte, il la faut toûjours supposer presente et prévenante pour son accomplissement. Hors du cas du precepte, il la faut encore supposer prévenante tantot pour l' exercice de l' amour en général, tantost pour celui des vertus distinctes selon nôtre vocation. En un mot, comme la grace ne nous laisse jamais, pendant que nous lui sommes fidelles, sans un secours plus ou moins perceptible, mais toûjours réel pour nous preserver d' un vuide interieur et d' une oisiveté a craindre, nous n' avons jamais besoin d' attendre la prevention de la grace. Mais, d' un autre costé, si on regarde la grace comme nous donnant successivement les differentes dispositions convenables a nôtre vocation et a nôtre avancement, il faut prendre garde de n' anticiper point par une impatience et un empressement indiscret sur les operations que la grace ne fait point en nous et n' y doit pas faire en certains moments, et qu' elle reserve pour d' autres moments plus convenables. Dieu a ses moments pour chaque chose, et au lieu de nous assujettir patiemment aux arrangements de sa grace, nous voudrions le faire entrer dans les nôtres. La nature inquiette et empressée voudroit

 

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se donner a la fois tous les plus saints desirs et tous les actes les plus distincts pour se consoler par la vuë et par le sentiment de ces pratiques. On voudroit contempler comme les cherubins, quand il ne s' agit que de souffrir un délaissement sensible. On voudroit être toûjours fervent, toûjours occupé d' un amour vif, d' une foi explicite, d' une abondance de vertus distinctes, quoique la grace ne demande de nous en certains moments qu' un amour presque insensible et obscurci par les nuages des tentations. On voudroit a toute heure s' exciter pour faire certains sacrifices et pour vaincre certaines tentations dont les cas sont eloignez et n' arriveront peut-être jamais. On veut trouver en soi a point nommé la volonté pleine et formelle de tous ces sacrifices dont il ne s' agit pas, et que la grace ne doit pas donner hors de l' occasion. On s' inquiette, on se trouble, on se tourmente pour sentir ce qu' on ne sent pas. En voulant se donner ce que la grace ne donne ni ne demande, alors on se distrait pour les choses qu' elle inspire actuellement, et on manque l' occasion d' y cooperer. Plus on veut tirer de son coeur ce que la grace n' y met pas et n' y doit pas mettre alors, plus on se desseiche, on se distrait, et on se dissipe par ces efforts superflus. Ainsi ce contretems a l' egard de l' attrait de la grace nuit a nostre progrez au lieu de le faciliter. Ce n' est pas un péché, car ce n' est qu' un empressement naturel que beaucoup d' auteurs ont nommé vertueux parce qu' il se mesle avec le principe de vertu surnaturelle et qu' il a pour objet des choses vertueuses. C' est l' inquietude de Marthe qui est louable puisqu' elle ne s' agite que pour le service du

 

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fils de Dieu, mais qui est moins parfaitte que l' amour paisible et efficace de Marie. Il est vrai qu' on doit faire deux choses pour empescher l' illusion. La premiere est de supposer toûjours qu' en aucun état on n' est impeccable et, par conséquent, que la grace pourroit se retirer de nous, si nous lui manquions. Nous ne savons même jamais si ce cas n' est point effectivement arrivé. Mais, dans ce doute, l' unique ressource qui nous reste est de cooperer de toutes nos forces et sans trouble a la grace du moment present quelle qu' elle puisse être. Car c' est la tout ce que nous pouvons et que Dieu demande de nous. Tout ce que nous y ajouterions d' inquietude et de trouble ne seroit point une veritable fidelité a la grace, ni par consequent un acte utile pour attirer le secours de Dieu. La seconde chose a observer, c' est qu' il faut toûjours se preparer à recevoir la grace et l' attirer en soi, mais on ne doit le faire que par la cooperation à la grace même. La fidelle cooperation a la grace du moment present, est la plus efficace preparation pour recevoir et pour attirer la grace du moment qui doit suivre. Si on examine la chose de près, il est donc évident que tout se reduit à une cooperation fidelle de pleine volonté et de toutes les forces de l' ame a la grace de chaque moment. Tout ce qu' on pourroit ajoûter à cette cooperation bien prise dans toute son etenduë, ne seroit qu' un zele indiscret et precipité, qu' un effort empressé et inquiet d' une ame interessée pour elle-même ; qu' une excitation à contretems qui troubleroit, qui affoibliroit, qui retarderoit l' operation de la grace, au lieu de la faciliter et de la

 

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rendre plus parfaite. C' est comme si un homme mené par un autre dont il devroit suivre toutes les impulsions, vouloit sans cesse prevenir ses impulsions et se retourner à tout moment pour mesurer l' espace qu' il auroit parcouru : ce mouvement inquiet et mal concerté avec le principal moteur, ne feroit qu' embarrasser et retarder la course de ces deux hommes. Il en est de même du juste dans la main de Dieu qui le meut sans cesse par sa grace. Toute excitation empressée et inquiete qui previent quelque grace particuliere de peur de n' agir pas assez ; toute excitation empressée hors du cas du precepte pour se donner par un excez de precaution interessée les dispositions que la grace n' inspire point dans ces moments là, parce qu' elle en inspire d' autres moins consolantes et moins perceptibles ; toute excitation empressée et inquiete pour se donner comme par secousses marquées un mouvement plus apperçû et dont on puisse se rendre aussitost un témoignage interessé, sont des excitations defectueuses pour les ames appellées au desinteressement paisible du parfait amour. Cette action inquiete et empressée est ce que les bons mystiques ont nommé activité, qui n' a rien de commun avec l' action, ou avec les actes réels mais paisibles qui sont essentiels pour cooperer à la grace. Quand ils disent qu' il ne faut plus s' exciter ni faire d' efforts, ils ne veulent retrancher que cette excitation inquiete et empressée, par laquelle on voudroit prevenir

 

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certaines graces, ou en rappeller a contretems les impressions sensibles après qu' elles sont passées, ou y cooperer d' une maniere plus sensible et plus marquée qu' elles ne le demandent de nous. En ce sens l' excitation ou activité doit effectivement être retranchée. Mais si on entend par l' excitation une cooperation de la pleine volonté et de toutes les forces de l' ame à la grace de chaque moment ; il faut conclure qu' il est de foi qu' on doit s' exciter en chaque moment pour remplir toute sa grace. Cette cooperation pour être desinteressée n' en est pas moins sincere : pour être paisible, elle n' en est pas moins efficace et de la pleine volonté : pour être sans empressement, elle n' en est pas moins douloureuse par rapport à la concupiscence qu' elle surmonte. Ce n' est point une activité, mais c' est une action qui consiste dans des actes tres réels et tres meritoires. C' est ainsi que les ames appellées au pur amour resistent aux tentations des dernieres épreuves. Elles combattent jusqu' au sang contre le péché ; mais ce combat est d' ordinaire paisible, parce que l' esprit du seigneur est dans la paix. Elles resistent en presence de Dieu qui est leur force. Elles resistent dans un état de foi et d' amour, qui est un état d' oraison. Celles qui ont encore besoin des motifs interessez de crainte et d' esperance, doivent y recourir même avec quelque empressement naturel, plutost que de s' exposer à succomber. Celles qui trouvent dans une experience constante et reconnuë par de bons

 

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directeurs, que leur force est dans le silence amoureux, et que leur paix est dans l' amertume la plus amere, peuvent continuer à vaincre ainsi la tentation ; et il ne faut pas les troubler, car elles souffrent assez d' ailleurs. Mais si par une infidelité secrette ces ames venoient à décheoir soudainement de leur état, ou bien si le silence paisible et amoureux leur étoit soustrait par quelque variation passagere, ou par quelque epreuve nouvelle de Dieu, elles seroient obligées de recourir aux motifs les plus interessez, plûtost que de s' exposer à violer la loi dans l' excez de la tentation. Parler ainsi, c' est parler suivant la regle evangelique, sans affoiblir en rien ni les experiences ni les maximes de tous les bons mystiques. C' est parler suivant la 12 e de nos propositions dont voici les termes. par les actes d' obligation ci-dessus marquez on ne doit pas entendre toûjours des actes methodiques et arrangez, encore moins des actes réduits en formules et sous certaines paroles, ou des actes inquiets et empressez, mais des actes sincerement formez dans le coeur avec toute la sainte douceur et tranquillité qu' inspire l' esprit de Dieu. faux. L' activité que les saints veulent qu' on retranche, est l' action même de la volonté. Elle ne doit plus faire

 

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d' actes distincts ; elle n' a plus besoin de cooperer à la grace de toutes ses forces, ni de resister positivement et pleinement à la concupiscence, ni de faire aucune action interieure ou exterieure qui lui soit pénible. Il lui suffit de laisser faire à Dieu en elle celles qui coulent comme de source, et pour lesquelles elle n' a aucune repugnance même naturelle. Elle n' a plus besoin de se préparer par le bon usage d' une grace à une autre plus grande qui la doit suivre et qui est liée avec cette premiere. Elle n' a qu' a attendre la grace et qu' a demeurer oisive dans cette attente jusqu' a ce qu' elle sente l' attrait distinct d' une grace nouvelle. Elle ne doit point supposer que la grace la previent toûjours dans le cas du precepte, et même dans celui du conseil. Elle ne doit se mettre en etat de correspondre a la grace que quand elle en a déja un attrait marqué. Hors de la elle n' a qu' a se laisser aller sans examen à toutes les pentes qu' elle trouve en soi sans se les donner. Il ne luy faut plus aucun travail, aucune violence, aucune contrainte de la nature. Elle n' a qu' à demeurer sans volonté et neutre entre le bien et le mal, même dans les plus extrêmes tentations. Parler ainsi, c' est parler le langage du tentateur : c' est enseigner aux ames à se tendre elles mêmes des piéges : c' est leur inspirer une indolence dans le mal qui est le comble de l' hypocrisie : c' est les engager à un consentement à tous les vices, qui n' en est pas moins réel pour être indirect et tacite. ARTICLE 12

 

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Vrai. Les ames attirées au pur amour peuvent être aussi desinteressées pour elles mêmes que pour leur prochain, parce qu' elles ne voyent et ne desirent en elles non plus que dans le prochain le plus inconnu, que la gloire de Dieu, son bon plaisir, et l' accomplissement de ses promesses. En ce sens, ces ames sont comme étrangeres à elles-mêmes : et elles ne s' aiment plus d' ordinaire que comme elles aiment le reste des creatures dans l' ordre de la pure charité. C' est ainsi qu' Adam innocent se seroit aimé lui même uniquement pour l' amour de Dieu. L' abnegation de soi-même et la haine de nôtre ame recommandées dans l' evangile, ne sont pas une haine absoluë de nôtre ame image de Dieu. Car l' ouvrage de Dieu est bon, et il faut l' aimer pour l' amour de lui. Mais nous corrompons cet ouvrage par le peché, et il faut nous haïr dans notre corruption. La perfection du pur amour consiste donc à ne nous aimer plus que pour lui seul. La vigilance des ames les plus desinteressées ne doit jamais être reglée sur leur desinteressement. Dieu qui les appelle à être détachées d' elles mêmes comme de leur prochain, veut en même tems qu' elles soient plus vigilantes sur elles mêmes dont elles sont chargées et responsables, que sur leur prochain dont Dieu ne les

 

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charge pas. Il faut même qu' elles veillent sur ce qu' elles font tous les jours par rapport au prochain dont la providence leur a confié la conduite. Un bon pasteur veille sur l' ame de son prochain sans aucun interest. Il n' aime que Dieu en lui. Il ne le perd jamais de vûe. Il le console, il le corrige, il le supporte. C' est ainsi qu' il faut se supporter soi même sans se flatter, et se reprendre sans se jetter dans le découragement. Il faut estre charitablement avec soi comme avec un autre ; ne s' oublier que pour retrancher les dépits et les délicatesses de l' amour propre ; ne s' oublier que pour ne vouloir plus se plaire à soi même ; ne s' oublier tout au plus que pour retrancher les reflexions inquietes et interessées quand on est entierement dans la grace du pur amour. Mais il n' est jamais permis de s' oublier, jusqu' a cesser de veiller sur soi comme on veilleroit sur son prochain si on en étoit le pasteur. Il faut même ajoûter qu' on n' est jamais si chargé de son prochain qu' on l' est de soi même, parce qu' on ne peut point regler toutes les volontez interieures d' autruy comme les siennes propres. D' où il s' ensuit qu' on doit toûjours veiller incomparablement plus sur soi que le meilleur pasteur ne peut veiller sur son troupeau. On ne doit jamais s' oublier pour retrancher les reflexions même les plus interessées, si on est encore dans la voye de l' amour interessé. Enfin, on ne doit jamais s' oublier jusqu' à rejetter toutes sortes de reflexions comme des choses imparfaites : car les reflexions n' ont rien d' imparfait en elles même, et elles ne deviennent si souvent nuisibles à tant d' ames, qu' à cause que les ames malades de l' amour propre ne se regardent guère elles

 

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mêmes que pour s' impatienter ou pour s' attendrir dans cette vûë. D' ailleurs, Dieu inspire souvent par sa grace aux ames les plus avancées des reflexions tres utiles ou sur ses desseins en elles, ou sur ses misericordes passées qu' il leur fait chanter, ou sur leurs dispositions dont elles doivent rendre compte à leurs directeurs. Mais enfin l' amour desinteressé veille, agit, et resiste à la tentation encore plus que l' amour interessé ne veille, n' agit, et ne resiste. L' unique difference est que la vigilance du pur amour est simple et paisible, au lieu que celle de l' amour interessé qui est moins parfait a toûjours quelque reste d' empressement et d' inquietude, parce qu' il n' y a que le parfait amour qui chasse la crainte avec toutes ses suites. Parler ainsi, c' est parler d' une maniere correcte qui ne doit être suspecte à personne et suivre le langage des saints. Faux. Une ame pleinement desinteressée sur elle-même, ne se desire plus le souverain bien, et ne s' aime plus même pour l' amour de Dieu. Elle se hait d' une haine absoluë comme supposant que l' ouvrage du createur n' est pas bon, et elle pousse jusques là l' abandon ou renoncement. Elle porte la haine de soi jusqu' à vouloir d' une

 

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volonté déliberée sa perte et sa reprobation éternelle. Elle rejette la grace et la misericorde. Elle ne veut que justice et vengeance. Elle devient tellement étrangere à elle même, qu' elle n' y prend plus aucune part ni pour le bien à faire ni pour le mal à fuir. Elle est indifferente d' une indifference absolue a legard delle meme et du souverain bien que Dieu luy prepare ce bien ne la touche plus parce qu' elle ne s' aime plus meme par charité comme le prochain. Elle ne veut que s' oublier en tout, et que se perdre sans cesse de vûë. Elle ne se contente pas de s' oublier par rapport à son propre interest : elle veut encore s' oublier par rapport à la correction de ses défauts, et à l' accomplissement de la loi de Dieu pour l' interest de sa pure gloire. Elle ne compte plus d' être chargée d' elle même, ni de veiller même d' une vigilance simple, paisible, et desinteressée sur ses propres volontés. Elle rejette toute reflexion comme imparfaite, parce qu' il n' y a que les vûës purement directes et non réflechies qui soient dignes de Dieu. Parler ainsi, c' est contredire les experiences des saints, dont toute la vie la plus interieure a été remplie de reflexions tres utiles faites par l' impression de la grace ; puisqu' ils ont connu aprés coup les graces passées, et les miseres dont Dieu les a délivré ; qu' enfin ils ont rendu compte d' un trés grand nombre de choses qui s' étoient passées en eux. C' est faire de l' abnegation de soi même une haine impie de nôtre ame qui la suppose mauvaise par sa nature suivant le principe des manichéens,

 

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ou qui renverse l' ordre, en haïssant ou en n' aimant pas ce qui est bon et ce que Dieu aime en tant qu' il est son ouvrage. C' est aneantir toute vigilance, toute fidelité à la grace, toute attention à faire regner Dieu en nous, tout bon usage de nôtre liberté. En un mot c' est le comble de l' impieté et de l' irreligion. ARTICLE 13 Vrai. Il y a une grande difference entre les actes simples et directs et les actes réflechis. Toutes les fois qu' on agit avec une conscience droite, il y a en nous une certitude intime que nous allons droit : autrement nous agirons dans le doute si nous ferions bien ou mal, et nous ne serions pas dans la bonne foy. Mais cette certitude intime consiste souvent dans des actes si simples, si directs, si rapides, si momentanez, si dénuez de toute réflexion, que l' ame qui sait bien qu' elle les fait dans le moment où elle les fait, n' en retrouve plus dans la suite aucune trace distincte et durable. De là vient que si elle veut revenir par reflexion sur ce qu' elle a fait, elle tombe dans le doute ; elle ne croit plus avoir fait ce qu' elle devoit, elle se trouble par scrupule, et elle se scandalise même de l' indulgence des superieurs quand ils veulent la rassurer sur ce qui s' est passé. Ainsi Dieu lui donne dans l' instant de l' action par des actes directs toute la certitude necessaire pour la droiture de la conscience ;

 

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et il lui dérobe aussitost par sa jalousie la facilité de retrouver par reflexion et aprés coup cette certitude et cette droiture : en sorte qu' elle ne peut ni en jouïr pour sa consolation, ni se justifier à ses propres yeux. Pour les actes réflechis, ils laissent aprés eux une trace durable et fixe qu' on retrouve toutes les fois qu' on veut : et c' est ce qui fait que les ames encore interessées pour elles mêmes veulent sans cesse faire des actes fortement marqués et réflechis pour s' assurer de leur operation et pour s' en rendre témoignage : au lieu que les ames desinteressées sont par elles mêmes indiferentes à faire des actes distincts ou indistincts, directs ou réflechis. Elles en font de réfléchis toutes les fois que le precepte le peut demander, ou que l' attrait de la grace les y porte ; mais elles ne recherchent point les actes réflechis par preference aux autres avec une inquietude interessée pour leur propre sureté. D' ordinaire dans l' extrémité des épreuves, Dieu ne leur laisse que les actes directs dont elles n' apperçoivent ensuite aucune trace : et c' est ce qui fait le martyre des ames, tandis qu' il leur reste encore quelque motif de leur interest propre. Ces actes directs et intimes, sans réflexion qui imprime aucune trace sensible, sont dans ce que Saint François De Sales a nommé la cime de l' ame ou la pointe de l' esprit. C' étoit dans de tels actes que Saint Antoine mettoit l' oraison la plus parfaite, quand il disoit : etc.

 

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Parler ainsi, c' est parler suivant l' experience des saints sans blesser la rigueur du dogme catholique. C' est même parler des operations de l' ame conformément aux idées des bons philosophes. Faux. Il n' y a point de veritables actes que ceux qui sont réflechis et qu' on sent ou qu' on apperçoit. Dés qu' on n' en fait plus de cette façon, il est vrai de dire qu' on n' en fait plus aucun de réel. Quiconque n' a point sur ses actes une certitude réflechie et durable, n' a eu aucune certitude dans l' action. D' où il s' ensuit que les ames qui sont pendant les épreuves dans un desespoir apparent, y sont dans un desespoir veritable ; et que le doute où elles sont aprés avoir agi, montre qu' elles ont perdu dans l' action le témoignage intime de la conscience. Parler ainsi, c' est renverser toutes les idées de la bonne philosophie ; c' est détruire le témoignage de l' esprit de Dieu en nous pour nôtre filiation ; c' est aneantir toute vie interieure et toute droiture dans les ames. ARTICLE 14 Il se fait selon les mystiques dans les dernieres épreuves pour la purification de l' amour, une separation

 

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de la partie superieure de l' ame d' avec l' inferieure : cette espece de separation consiste en ce que les sens et l' imagination, qui sont ce qu' on nomme la partie inferieure, n' ont aucune part à la paix et aux graces, que Dieu fait alors assez souvent à l' entendement et à la volonté d' une maniere simple et directe qui échappe à toute réflexion. D' un autre costé la partie superieure qui est l' entendement et la volonté n' ont aucune part au trouble et aux impressions de la partie inferieure. C' est ainsi que Jesus Christ nôtre parfait modelle a été bien heureux sur la croix, ensorte qu' il jouïssoit par la partie superieure de la gloire celeste, pendant qu' il étoit actuellement par l' inferieure l' homme des douleurs,

 

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avec une impression sensible de délaissement de son pere. La partie inferieure ne communiquoit à la superieure ni son trouble ni les défaillances sensibles. La superieure ne communiquoit à l' inferieure ni sa paix, ni sa beatitude. Pour entendre cette espece de separation il faut se souvenir de la différence qui est entre les actes réels mais simples et directs de l' entendement et de la volonté, qui ne laissent d' ordinaire aucune trace sensible, et des actes refleschis qui laissants d' ordinaire une trace plus sensible dans l' imagination reviennent souvent se presenter a l' esprit. En cet état une ame troublée qui cherche a se consoler et a se rassurer voudroit appercevoir ses actes vertueux et meritoires. Mais elle ne peut les voir par réflexion : 1 ces actes simples et directs qui ne laissent d' ordinaire aucune trace sensible echappent a ses réflexions ; 2 le trouble de la partie inferieure l' empesche de faire tranquillement ces reflexions

 

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pour appercevoir ses operations directes. De nouvelles images penibles viennent toûjours troubler cette ame, et se succedent les unes aux autres pour l' empescher de discerner ses propres actes ; 3 Dieu le permet afin que son amour se purifie dans une si rude epreuve ou elle n' a aucun soutien sensible et apperçû. D' un autre costé les sens émûs et l' imagination agitée sont dans un trouble auquel la partie superieure n' a aucune part, et qu' elle ne peut calmer. La volonté ne consent point a ce trouble, et elle n' est pas maitresse de le faire finir. Elle le souffre sans en être entrainée et sans pouvoir le dissiper. La partie inferieure ne consistant que dans l' imagination et dans les sens est par elle même aveugle incapable de reflexion, et ses impressions sont entierement involontaires. Tel est l' état de tant de bonnes ames qui sont dans des tentations violentes. La partie superieure qui est la seule capable de reflexions n' apperçoit en elle que la révolte de l' inferieure, et elle ne voit point ses actes directs qui pourroient la rassurer. De là viennent les scrupules, et les impressions involontaires de desespoir qui agitent ces ames. Elles prennent pour volontaires tous les mouvements indeliberez de la partie inferieure, et elles ne retrouvent point aprez coup leurs operations volontaires pour se rassurer. En cela elles sont entierement contraires aux ames egarées qui se seduisent elles mêmes, en prenant pour involontaires beaucoup de mouvements dereglez auquels leur volonté a part, et en regardant comme très volontaires certaines affections sensibles pour Dieu qui ne sont point réellement volontaires et qui ne viennent que

 

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d' une imagination excitée. Personne ne peut nier cette espece de separation de ces deux parties de l' ame. Les mystiques ne la doivent supposer que comme tous les theologiens la supposent et ils ne doivent jamais l' etendre plus loin que les autres l' ont etenduë. Saint François De Sales l' a depeint tres bien en peu de paroles dans une ame accablée d' epreuves. Le coeur, dit il, en ces ennuis spirituels tombe en une certaine impuissance de penser a leur fin et par consequent d' être allégé par l' esperance. Et en effet les hommes ont une peine extrême a croire réel tout ce qui n' a rien de sensible et de facile a retrouver toutes les fois qu' on veut le rappeler. Au contraire ils attribuent une entiere realité aux choses qui ebranlent les sens, et qui laissent d' elles des images

 

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grossieres et durables. Par cette raison les ames peinées regardent comme des songes ou comme de simples speculations le peu qu' elles apperçoivent de leurs actes vertueux, et elles sont vivement frappées de toute cette revolte sensible de la partie inferieure, qui leur paroit être le veritable fonds de leur volonté. La separation ne consiste donc que dans la grande opposition qui se trouve alors entre les mouvements indeliberez de la partie inferieure, et les actes libres de la superieure. L' une revoltée ne tend qu' au mal. L' autre unie a Dieu a horreur de tout mal, et ne veut que le bien. Mais la partie superieure qui ne veut que le bien ne voit point clairement le bien qu' elle veut, et ne se represente sans cesse que le mal qu' elle croit vouloir. Cette espece de separation a neanmoins des bornes. Elle ne peut jamais être entiere. L' union de l' ame avec le corps ne permet jamais que l' ame en cette vie n' ait plus aucun pouvoir sur le corps auquel elle est unie. Cette union est un rapport reciproque des pensées de l' un et des mouvements de l' autre. La volonté a toûjours en tout état un certain pouvoir sur les mouvements du corps et a plus forte raison sur les operations de l' imagination qui sont de l' ame et du corps tout ensemble. Tous les philosophes et tous les theologiens reconnoissent il est vrai, qu' il y a certains premiers mouvements du corps et même de l' imagination qui previennent la liberté de l' ame, et sa decision. Il faut même avouer que ces premiers mouvements indeliberez peuvent être plus forts et un peu plus longs dans les passions violentes. Mais enfin l' ame ne seroit plus dans son union naturelle avec le corps, si

 

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elle n' avoit plus le pouvoir de le ramener bientost. Si le premier mouvement peut être indelibéré, on ne doit pas le supposer du second. Autrement l' ame ne seroit plus dans un etat naturel, et la loi de son union avec le corps seroit alterée. Ce ne seroit plus un trouble naturel et une passion violente. Ce seroit un desordre surnaturel et une espece de miracle. De tels effets surnaturels ne sont point de la voye de pure foi, dont il s' agit ici. Il faut donc rejetter ces troubles surnaturels dont le discernement seroit si difficile et dont les consequences seroient si dangereuses. Que ceux qui admettent facilement les choses surnaturelles dans les voyes interieures prennent bien garde aux suittes funestes qu' elles peuvent avoir par une illusion subtile. Ce qui est certain c' est que la voye de pur amour et de pure foi est exempte de ces inconvenients. Tout y demeure dans les bornes d' un état naturel. Ainsi dans cette voye simple, excepté les premiers mouvements que tout le monde suppose indeliberez dans les grandes passions, tous les autres mouvements du corps, des sens et de l' imagination doivent être dans l' ordre naturel. On y peut voir du trouble, et quelques premieres saillies un peu irregulieres mais la volonté les doit reprimer aussitost. Elle doit être docile a tous les ordres des superieurs. Ces superieurs peuvent et doivent a cause de ce trouble excuser certains premiers mouvements pourvû qu' ils soient sans suitte. Mais a l' egard de certaines actions qui demandent un peu de suitte, et pour lesquelles les premiers mouvements ne peuvent suffire dans le cours naturel des choses humaines, elles doivent toûjours être censées volontaires,

 

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et la partie superieure est par consequent a cet egard toujours responsable de l' inferieure. Voila la regle constante et inviolable pour la voye de pure foi qui n' admet rien de surnaturel, et qui par la reduit toutes les plus extremes epreuves a une conduitte simple ou la pureté des moeurs evangeliques demeure hors d' atteinte. Quelqu' un pourra aller plus loin et me demander quelles bornes on peut donner a cette separation de la partie superieure et de l' inferieure dans les possessions, dans les obsessions et dans les autres saisissements de l' ame qui sont surnaturels. Mais c' est me demander ce qui n' entre point dans le sujet que je traitte. Cette difficulté regarde également toutes les voyes interieures, autant celle de l' amour mélangé d' interest propre que celle du plus pur amour et bien plus les voyes de lumieres et de sentiments extraordinaires que celle de pure foi. Pour la voye de pure foi elle est sans doute la moins exposée au danger d' illusion sur ces choses extraordinaires ; on peut dire même qu' elle donne quand elle est fidellement suivie une pleine sureté contre de tels pièges, car elle accoutume les ames a outrepasser comme dit le B. Jean De La Croix, tout ce qui n' est point la foi nüe et obscure. Par la elle purifie le coeur de l' homme de presque toutes les choses que Dieu peut punir par les possessions veritables, et en même tems elle le dégage de son imagination, source inepuisable de possessions fausses. Il est vrai qu' on ne peut rejetter absolument en général les possessions puisque l' ecriture et l' eglise les ont reconnuës ; il est vrai encore qu' on ne

 

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peut donner des bornes precises aux actions volontaires et involontaires des hommes qui seroient veritablement possedez. Mais tous les theologiens sont egalement dans l' impuissance de marquer ces bornes précises. En general, on doit user d' une precaution infinie pour ne supposer jamais ni possession ni obsession sans preuve evidemment reconnuë par un grand nombre d' hommes très eclairez et très pieux. De plus on doit craindre a tout moment a l' egard même des possessions reconnuës pour veritables de ne laisser point le demon passer de la possession du corps a celle de l' âme. La personne possédée n' est pas toûjours dans les transports involontaires de la possession, et lors même qu' elle est actuellement dans ces transports il peut lui rester de la liberté pour s' abstenir des choses deffenduës. C' est a elle a ne se point relascher sur toutes les choses ou elle est encore un peu libre, et a resister courageusement aux impressions malignes du tentateur. C' est aux superieurs ecclesiastiques a veiller sur cette ame pour la preserver d' une possession interieure bien plus funeste que celle qui frappe les sens. Mais encore une fois cette difficulté commune a toutes les voyes ne regarde point la voye de pur amour et de pure foi. Rien ne diminuë tant ces choses extraordinaires, que de ne s' y arrester point et de ne tenir qu' a Dieu seul. Parler ainsi, c' est parler suivant le dogme catholique, et donner les plus grands preservatifs contre l' illusion.

 

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Faux. Il se fait dans les epreuves une entière séparation de la partie superieure d' avec l' inferieure. La superieure est unie avec Dieu d' une union dont il ne paroît en aucun tems aucune trace sensible et distincte, ni pour l' esperance, ni pour l' amour, ni pour les autres vertus convenables a l' état de la personne. La partie inferieure devient toute animale dans cette séparation, et tout ce qui se passe en elle contre la régle des moeurs n' est censé ni volontaire, ni démeritoire, ni contraire à la pureté de la partie superieure. On peut supposer qu' il vient de possession ou d' obsession secrette en même tems la partie superieure est toute parfaitte. Parler ainsi, c' est aneantir la loi et les prophetes : c' est parler le langage des démons. ARTICLE 15 Vrai. Les personnes qui sont dans ces épreuves rigoureuses ne doivent jamais négliger cette sobrieté universelle dont les apôtres ont si souvent parlé, et qui consiste dans un usage sobre de toutes les choses qui nous environnent. Cette sobrieté s' étend sur toutes les operations

 

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des sens, sur celles de l' imagination et de l' esprit même. Elle va jusqu' à rendre nôtre sagesse sobre et temperée. Elle reduit tout au simple usage et a l' usage de necessité. Cette sobrieté emporte une privation continuelle de tout ce qu' on ne goûteroit que pour se contenter. Cette mortification, ou pour mieux dire cette mort, va jusqu' à retrancher non seulement tous les mouvements volontaires de la nature corrompuë et revoltée par la volupté de la chair et par l' orgueil de l' esprit ; mais toutes les consolations les plus innocentes que l' amour interessé recherche avec empressement et par des reflexions inquiettes. Cette mortification se pratique avec paix et simplicité, sans inquiétude et sans aspreté contre soi-même, souvent sans methode, car quoique les méthodes soient en elles mêmes bonnes et utiles soit pour l' oraison, soit pour la pratique des vertus, il vient néanmoins des tems ou les ames parfaittes ne faisant que des choses vertueuses les font avec plus de liberté suivant l' attrait journalier de leur grace. Ces ames se mortifient suivant les occasions et les besoins, mais d' une maniere réelle et sans relâche.

 

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Il est vrai que les personnes accablées par l' excez des épreuves, sont d' ordinaires obligées par l' obeïssance pour un directeur experimenté, de cesser, ou de diminuer certaines austeritez corporelles ausquelles elles ont été fort attachées. Cet adoucissement est nécessaire pour soulager leurs corps défaillants dans la rigueur des peines interieures, qui sont la plus terrible des penitences. Il arrive même souvent que ces ames ont été trop attachées à ces austeritez : et la peine qu' elles ont d' abord à obéïr pour s' en priver dans cet accablement, marque qu' elles y tenoient un peu trop. Mais c' est leur imperfection personnelle, et non celle des austeritez qu' il en faut accuser. Les austeritez suivant leur institution, sont utiles et souvent nécessaires : Jesus-Christ nous en a donné l' exemple, qui a été suivi par tous les saints. Elles abattent la chair revoltée, servent a reparer les fautes commises et a se preserver des tentations. Il est vrai seulement qu' elles ne servent à détruire le fonds de l' amour propre ou cupidité qui est la racine de tous les vices, ni à unir une ame à Dieu, qu' autant qu' elles sont animées par l' esprit de recueillement, d' amour et d' oraison : faute de quoi elles amortiroient les passions grossieres, et rempliroient contre leur institution l' homme de luy même. Ce ne seroit plus qu' une justice de la chair. Il faut encore observer que les personnes de cet état étant privées de toutes les graces sensibles et de l' exercice fervent de toutes les vertus apperçûës, n' ont plus ni goût, ni ferveur sensible, ni attrait marqué pour toutes ces austeritez qu' elles avoient pratiquées avec tant d' ardeur. Alors leur penitence

 

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se reduit à porter dans une paix tres amere la colere de Dieu qu' elles attendent sans cesse, et leur desespoir apparent. Il n' y a point d' austerité ni de tourment qu' elles ne souffrissent avec joye et soulagement en la place de cette peine intérieure. Tout leur attrait intime est de porter leur agonie, où elles disent sur la croix avec Jesus Christ. o Dieu, mon Dieu, pourquoy m' avez-vous délaissé ? parler ainsi, c' est reconnoître la necessité perpetuelle de la mortification. C' est autoriser les austeritez corporelles, qui sont par leur institution tres-salutaires. C' est vouloir que les ames les plus parfaites fassent une penitence proportionnée à leurs forces, à leurs graces et aux épreuves de leur état. Faux. Les austeritez corporelles ne font qu' irriter la concupiscence et qu' inspirer à l' homme qui les pratique une complaisance de pharisien. Elles ne sont point necessaires pour prevenir ni pour appaiser les tentations. L' oraison tranquille suffit toûjours pour soûmettre la chair à l' esprit. On peut quitter volontairement ces pratiques comme grossieres, imparfaites, et qui ne sont convenables qu' aux commençants. Parler ainsi, c' est parler en ennemi de la croix de Jesus Christ, c' est blasphemer contre ses exemples et contre toute la tradition : c' est contredire le fils de

 

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Dieu qui dit : depuis les jours de Jean, le royaume de Dieu souffre violence, et les violents le ravissent. ARTICLE 16 vray. Il y a deux sortes de proprietez. La premiere est un peché pour tous les chrêtiens. La seconde n' est point un peché même veniel, mais seulement une imperfection par comparaison à quelque chose qui est plus parfait, et ce n' est même une veritable imperfection, que pour les âmes actuellement attirées par la grace au parfait désinteressement de l' amour. La premiere proprieté est l' orgueil. C' est un amour de sa propre excellence en tant que propre, et sans aucune subordination à nôtre fin essentielle qui est la gloire de Dieu. Cette proprieté est celle qui fit le peché du premier ange, lequel s' arrêta en lui même, comme dit Saint Augustin, au lieu de se rapporter à Dieu, et par cette simple appropriation de lui même il ne demeura point dans la verité. Voila ce qu' on nomme Cupiditas Inordinata. Cette proprieté est en nous un peché plus ou moins grand, suivant qu' elle est plus ou moins volontaire. La seconde proprieté, qu' il ne faut jamais confondre avec la premiere, est un amour de nôtre propre excellence entant qu' elle est la nôtre, et par un amour de nous mêmes qui n' est point l' amour de pure charité, mais

 

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néanmoins avec subordination à nôtre fin essentielle qui est la gloire de Dieu. Nous voulons les vertus les plus parfaites ; nous les voulons principalement pour la gloire de Dieu, mais nous les voulons aussi pour en avoir le merite et la recompense. Nous les voulons encore pour la consolation de devenir parfaits. C' est ce que Saint Bernard appelle Cupiditas Ordinata. C' est la resignation qui, suivant Saint François De Sales, a encore des désirs propres, mais soûmis. ces vertus qui sont interessées pour nôtre perfection et pour nôtre beatitude sont bonnes, parce qu' elles sont rapportées à Dieu comme fin principale. Mais elles sont moins parfaites que les vertus exercées par le principe de la sainte indifference qui est la charité pour nous même jointe avec le desir de la gloire de Dieu en nous, sans aucun motif interessé, ni pour nôtre merite, ni pour nôtre perfection, ni pour nôtre recompense même éternelle. Ce motif d' interest spirituel qui reste toûjours dans les vertus, tandis que l' ame est encore dans l' amour interessé, est ce que les mystiques ont appelé proprieté. C' est ce que le bienheureux Jean De La Croix appelle avarice et ambition spirituelle. L' ame qu' ils nomment proprietaire rapporte à Dieu ses vertus par le principe

 

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melangé qui fait la sainte resignation, et en cela elle est moins parfaite que l' ame desinteressée, qui rapporte les siennes par le principe pur qui fait la sainte indifférence. Cette proprieté qui n' est point un peché, est neanmoins appellée par les mystiques une impureté ; non pour dire que ce soit une souillure de l' ame, mais seulement pour signifier que c' est un mélange de divers motifs qui empêche l' amour d' être pur ou sans mélange. Ils disent souvent qu' ils trouvent encore cette impureté ou mélange de motifs interessez dans leur oraison et dans leurs plus saints exercices. Mais il faut bien se garder de croire qu' ils veuillent alors parler d' aucune impureté vicieuse. Quand on entend clairement ce que les mystiques entendent par propriété, on ne peut plus avoir de peine à comprendre ce que veut dire desapropriation. C' est l' operation de la grace qui purifie l' amour et qui le rend desinteressé dans l' exercice de toutes les vertus. C' est par les épreuves que cette desappropriation se fait. Elle y perd, disent les mystiques, toutes les vertus : mais cette perte n' est qu' apparente et pour un tems borné. Le fonds des vertus, loin de se perdre réellement, ne fait que se perfectionner par le pur amour. L' ame y est dépouillée de toutes les graces sensibles, de tous les goûts, de toutes les facilitez, de toutes les ferveurs qui pourroient la consoler et la rassurer. C' est pourquoi Saint Fr. De Sales parle ainsi. Ouy Theotime le même

 

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seigneur qui nous fait desirer les vertus en nôtre commencement et qui nous les fait pratiquer en toutes occurences, c' est lui même qui nous oste l' affection des vertus et de tous les exercices spirituels, afin qu' avec plus de tranquillité, de pureté et de simplicité, nous n' affectionnions rien que le bon plaisir de la divine majesté. Il faut observer que ce grand saint ne dit pas que Dieu oste le fonds des vertus. Il en oste seulement l' affection sensible, la facilité, l' exercice apperçû qui nous tiendroit encore attachez a nôtre consolation en même tems qu' au bon plaisir de Dieu qu' il faut affectionner seul dans les vertus. Alors une ame perd de plus en plus les actes methodiques et excitez avec empressement pour se rendre à soi-même un témoignage intéressé sur sa perfection. Mais elle ne perd ni les actes directs de l' amour, ni l' exercice des vertus distinctes dans le cas du precepte, ni la haine intime du mal, ni la certitude momentanée necessaire pour la droiture de conscience, ni le desir desinteressé de l' effet des promesses en elle. La seule apparence de son demerite suffit pour faire sa plus rigoureuse épreuve, pour lui ôter tout soûtien apperçû, et pour ne laisser aucune ressource à l' interest propre. Pourquoi donc voudroit on y ajoûter encore quelque mal réel, comme si Dieu ne pouvoit perfectionner sa creature que par le peché réel ? Au contraire, l' ame pourvû qu' elle soit fidelle dans les épreuves qu' on nomme perte et desapropriation, ne souffre aucune diminution réelle de sa perfection, et ne fait que croître sans cesse dans la vie interieure. Enfin, l' ame qui se purifie dans l' experience de ses fautes quotidiennes,

 

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en haïssant son imperfection parce qu' elle est contraire à Dieu, aime neanmoins l' abjection qui lui en revient ; parce que cette abjection loin d' être le peché, est, au contraire, l' humiliation qui est la penitence et le remede du peché même. Ayant detesté l' offense, dit Saint Fr. De Sales, embrassez amoureusement l' abjection qui est en vous, etc. Cette ame hait sincerement toutes ses fautes autant qu' elle aime Dieu, souveraine perfection : mais elle se sert de ses fautes pour s' humilier paisiblement : et, par là, ses fautes deviennent les fenestres de l' ame par où la lumière de Dieu entre, suivant l' expression de Balthazar Alvarez. Parler ainsi, c' est développer le vrai sens des meilleurs mystiques. C' est suivre un systême simple, qui se reduit uniquement au desinteressement de l' amour autorisé par la tradition de tous les siecles. Faux. La propriété des mystiques, qui est l' amour interessé, est une impureté réelle. C' est une souillure de l' ame. Les vertus de cet état ne sont point meritoires, il faut perdre réellement le fonds de ses vertus. Il faut cesser d' en produire les actes mêmes les plus intimes et les plus directs. Il faut perdre réellement la haine du peché, l' amour de Dieu, les vertus distinctes de son état dans le cas du precepte. Il faut perdre réellement la

 

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certitude momentanée necessaire pour la droiture de la conscience, et le desir même desinteressé de l' effet des promesses en nous. Il faut aimer nôtre abjection, en sorte que nous aimions veritablement nôtre peché même, parce qu' il nous rend abjects et contraires à Dieu. Enfin il faut pour être entièrement pur se dépouiller de ses vertus, et en faire à Dieu un sacrifice desinteressé par des actions volontaires qui violent sa loi et qui soient incompatibles avec ces vertus. Parler ainsi, c' est faire un peché de l' amour interessé contre la decision formelle du Saint Concile De Trente. En même tems, c' est dépouiller les ames de la robe d' innocence, et éteindre toute grace en elles sous pretexte de les en desaproprier. C' est tourner en mepris toutes les vertus qui sont aimables et necessaires a cause de leur conformité a l' ordre qui est Dieu même. C' est autoriser le mystere d' iniquité, et renouveller l' impieté des faux gnostiques, qui vouloient se purifier par la pratique de l' impureté même, comme nous l' apprenons de Saint Clement D' Alexandrie. ARTICLE 17 Vray. Il y a un tres petit nombre d' ames qui soient dans ces dernieres épreuves, où elles achevent de se purifier de tout interest propre. Le reste des ames, sans passer

 

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par ces épreuves, ne laisse pas de parvenir a divers degrez de sainteté tres réelle et tres agreable a Dieu. Autrement on reduiroit l' amour interessé à un culte judaïque ou insuffisant pour la vie éternelle, contre la décision du Saint Concile De Trente. Le directeur ne doit pas se rendre facile pour supposer que les tentations où il voit une ame sont des tentations extraordinaires. On ne sçauroit trop se défier de l' imagination échauffée, et qui exagere tout ce que l' on ressent ou qu' on croit ressentir. Il faut se défier d' un orgueil subtil et presque imperceptible, qui tend toûjours à se flatter d' être une ame extraordinairement conduite. Il faut se défier de l' illusion qui se glisse, et qui fait qu' aprés avoir commencé par l' esprit avec une ferveur sincere, on finit par la chair. Il est donc capital de supposer d' abord, que les tentations d' une ame ne sont que des tentations communes dont le remede est la mortification interieure et exterieure, avec tous les actes de crainte, et toutes les pratiques de l' amour interessé. Il faut même être ferme pour n' admettre rien au delà sans une entiere conviction que ces remedes sont absolument inutiles, et que le seul exercice simple et paisible du pur amour appaise mieux la tentation : c' est en cette occasion que l' illusion et le danger des égarements est extrême. Si un directeur sans experience ou trop credule suppose qu' une tentation commune est une tentation extraordinaire pour la purification de l' amour, il perd une ame, il la remplit d' elle-même, et il la jette dans une indolence

 

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incurable sur le vice où elle ne peut manquer de tomber. Quitter les motifs interessez quand on en a encore besoin, c' est ôter à un enfant le lait de sa nourrice, et le faire mourir cruellement en le sevrant mal à propos. Souvent les ames qui sont encore tres imparfaites et toutes pleines d' elles mêmes, s' imaginent sur des lectures indiscretes et disproportionnées à leurs besoins, qu' elles sont dans les plus rigoureuses épreuves du pur amour, pendant qu' elles ne sont que dans des tentations tres naturelles qu' elles s' attirent elles mêmes par une vie lâche, dissipée, et sensuelle. Les épreuves dont nous parlons ici, ne regardent que des ames déjà très avancées dans la mortification exterieure et interieure, qui n' ont rien appris par les lectures prématurées, mais par la seule experience de la conduite de Dieu sur elles, qui ne respirent que candeur et docilité, qui sont toûjours toutes prestes à croire qu' elles se trompent, et qu' elles doivent rentrer dans la voye commune. Ces ames ne sont mises en paix au milieu de leurs tentations par aucun des remedes ordinaires qui sont les motifs d' un amour interessé, du moins pendant qu' elles sont actuellement attirées par la grace du pur amour. Il est vrai seulement que cette grace aussi bien que l' état pour lequel elle est donnée admet quelques variations sans suitte. Mais quand la grace du pur amour agit sur ces ames, il n' y a que la fidelle cooperation à cette

 

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grace qui calme leurs tentations, et c' est par là qu' on peut distinguer leurs épreuves des épreuves communes. Les ames qui ne sont pas dans cet état tomberont infailliblement dans des excez horribles, si on veut contre leur besoin les tenir dans les actes simples du pur amour ; et celles qui ont le veritable attrait du pur amour, ne seront jamais mises en paix par les pratiques ordinaires de l' amour interessé. C' est pour le soulagement de ces ames peinées que nous avons dit dans nôtre 33 e article qu' on peut leur inspirer un consentement a souffrir les tourments éternels au lieu des biens eternels qui leur sont promis ; si on ne va pas jusqu' a inspirer ce consentement, du moins on peut le laisser faire quand on a reconnû que ces ames sont vraiment humbles que leur trouble est invincible par les actes ordinaires, que le coeur en ces ennuis spirituels comme dit Saint François De Sales tombe en une certaine impuissance de penser a leur fin et par consequent d' être allegé par l' esperance. C' est ainsi que ce grand saint avoit eu lui-même besoin de ce remede extrême lorsqu' il porta assez longtems une impression de reprobation et une reponse de mort assurée. On voit qu' il fallut selon l' auteur de sa vie, dans les dernieres presses d' un si rude tourment en venir a cette terrible resolution que puisqu' en l' autre vie il devoit être privé pour jamais de voir et d' aimer un Dieu si digne d' être aimé, il vouloit au moins pendant qu' il vivoit sur la terre faire

 

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tout son possible pour l' aimer de toutes les forces de son ame etc. Cette supposition quoique impossible donna lieu a un acte où le saint homme trouva sa délivrance, puisque comme dit l' auteur de sa vie le demon vaincu par un acte d' amour si desinteressé lui ceda la victoire et lui quitta la place. Voila le fruit de ces terribles resolutions et de ces grands sacrifices. C' est pour un acte d' amour si desinteressé que Dieu jaloux permet ces tentations extrêmes. Le directeur ne doit pas empescher ce desinteressement d' amour pour lequel il permet le trouble de l' ame. On ne mettra jamais une ame dans une paix solide en lui faisant faire a contretems, certains actes qui ne sont pas ceux que Dieu veut, et qui sont ceux d' amour desinteressé. Qui est ce qui a resisté a Dieu et qui a eu la paix ? Les vies des saints des derniers siecles sont pleines de semblables sacrifices d' amour, et ces exemples suffisent pour les autoriser, car on ne peut blamer ce qui est canonisé pour ainsi dire par l' eglise. De plus les anciens peres que nous connoissons moins en detail ne laissent pas de nous fournir de ces exemples

 

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admirables. Mais pour faire un discernement des ames humbles et parfaittes a qui ce desinteressement de l' amour convient, il faut eprouver les esprits pour savoir s' ils viennent de Dieu et il n' y a que l' esprit de Dieu qui sonde les profondeurs de Dieu. Parler ainsi, c' est parler avec toute la précaution necessaire sur une matiere où la précaution ne sçauroit être trop grande, et c' est en même tems admettre toutes les maximes des saints. Faux. L' exercice simple, paisible, et uniforme du pur amour, est le seul remede qu' il faut employer contre toutes les tentations de tous les differens états. On peut supposer que toutes les épreuves tendent à la même fin et ont besoin du même remede. Toutes les pratiques de l' amour interessé et tous les actes excitez par ce motif, ne font que remplir l' homme d' amour-propre qu' irriter la jalousie de Dieu, et que fortifier la tentation. Parler ainsi, c' est confondre tout ce que les saints ont si soigneusement separé : c' est aimer la seduction et courir aprés elle : c' est pousser les ames dans le précipice, en leur ôtant toutes les ressources de leur grace presente. ARTICLE 18

 

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Vrai. La volonté de Dieu est toûjours nôtre unique regle, et l' amour se reduit tout entier à une volonté qui ne veut plus que ce que Dieu veut et luy fait vouloir. Mais il y a plusieurs sortes de volontez de Dieu. Il y a la volonté positive exprimée dans l' ecriture et dans la tradition qu' on nomme volonté signifiée, parce qu' elle nous est signifiée dans la loi divine. C' est elle qui commande le bien et qui défend le mal. Celle-là est la seule regle invariable de nos volontez et de toutes nos actions volontaires. Il y a une seconde volonté de Dieu, qui se montre à nous par l' inspiration ou attrait de la grace qui est dans tous les justes. Cette volonté de Dieu doit être aussi nôtre regle mais elle est variable, car Dieu peut nous donner un attrait tantost pour une autre tres differente. La règle fixe est dans la volonté ecritte. La volonté qui nous vient par l' inspiration de la grace est toujours entierement conforme à la volonté écrite, et il n' est pas permis de croire qu' elle puisse exiger de nous autre chose que l' accomplissement fidelle des preceptes et des conseils renfermez dans la loy. Il

 

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y a une troisiéme volonté de Dieu qui est une volonté de simple permission. C' est celle qui souffre le peché sans l' approuver. La même volonté qui le permet le condamne. Elle ne le permet pas en le voulant positivement, mais seulement en le laissant faire, et en ne l' empeschant point. Cette volonté de permission n' est jamais nôtre regle. Il seroit impie de vouloir nôtre peché, sous prétexte que Dieu le veut permissivement. 1 il est faux que Dieu le veuille. Il est vrai seulement, qu' il n' a pas une volonté positive de l' empêcher. 2 dans le temps même qu' il n' a pas la volonté positive de l' empêcher, il a la volonté actuelle et positive de le condamner et de le punir, comme essentiellement contraire à sa sainteté immuable à laquelle il doit tout. 3 on ne doit jamais supposer la permission de Dieu pour le péché qu' aprés qu' on l' a malheureusement consommé, et qu' on ne peut plus empêcher que ce qui est fait ne soit fait. Alors il faut se conformer tout ensemble aux deux volontez de Dieu. Suivant l' une, il faut se condamner, se repentir de son peché detester et punir en soi ce que Dieu y condamne et y veut punir. Suivant l' autre, il faut vouloir la confusion et l' abjection, qui n' est pas le peché, mais au contraire, qui est la penitence et le remède du peché même : parce que cette confusion salutaire et cette abjection qui a toute l' amertume d' une medecine, est un bien réel que Dieu a voulu positivement tirer du peché, quoy qu' il n' ait jamais voulu positivement

 

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le peché même. C' est aimer le remede qu' on tire du poison, sans aimer le poison. Parler ainsi, c' est parler comme tous les saints, et dans toute l' exactitude du dogme catholique. Faux. Il faut se conformer à toutes les volontez de Dieu, et à ses permissions comme à ses autres volontez. Il faut donc permettre en nous le peché quand nous croyons que Dieu le va permettre. Il faut aimer nôtre peché quoique contraire à Dieu à cause de son abjection qui purifie nôtre amour, et qui nous ôte toute prétention et tout merite pour la recompense. Enfin l' attrait ou inspiration de la grace, exige des ames pour les rendre plus desinteressées sur la recompense eternelle, qu' elles violent la loy écrite. Parler ainsi, c' est enseigner l' apostasie, et mettre l' abomination de la desolation dans le lieu le plus saint ; ce n' est pas la voix de l' agneau, mais celle du dragon. ARTICLE 19 Vray. L' oraison vocale sans la mentale, c' est a dire sans l' attention de l' esprit et l' affection du coeur, est un culte superstitieux qui n' honore Dieu que des lévres, pendant que le coeur est loin de lui. L' oraison vocale n' est bonne

 

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et meritoire, qu' autant qu' elle est dirigée et animée par celle du coeur. Il vaudroit mieux reciter peu de paroles avec beaucoup de recueillement et d' amour, que de longues prieres avec peu ou point de recueillement, quand elles ne sont point de precepte. Prier sans attention et sans amour, c' est prier comme les payens, qui s' imaginoient d' être exaucez à cause de la multitude de leurs paroles. On ne prie qu' autant qu' on desire, et on ne desire qu' autant qu' on aime au moins d' un amour meslé d' interest. Il faut néanmoins aimer, respecter et conseiller l' oraison vocale, parce qu' elle est propre à reveiller les pensées et les affections qu' elle exprime, qu' elle a été enseigné par le fils de Dieu aux apôtres mêmes, et qu' elle a été pratiquée par toute l' eglise dans tous les siecles. Il y auroit de l' impieté à mépriser ce sacrifice de loüanges, ce fruit des lévres qui confessent le nom du Seigneur. L' oraison vocale peut bien gêner pour un temps les ames contemplatives qui sont encore dans les commencemens imparfaits de leur contemplation, parce que leur contemplation est plus sensible et affectueuse que pure et tranquille. Elle peut encore être à charge aux ames qui sont dans les dernieres épreuves, parce que tout les trouble en cet état. Mais ces inconvenients ne viennent d' aucune imperfection de l' oraison vocale en elle-même, ils viennent ou de la resistance a un attrait de grace pour le simple recueillement dans des tems ou l' on voudroit reciter des prieres vocales,

 

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qui ne sont pas d' obligation, ou bien ils viennent de l' imperfection de l' ame qui est dans une contemplation encore trop meslée et sensible, ou dans une peine qui vient de ce que son amour n' est pas encore assez pur. Mais il ne faut jamais laisser ces ames abandonner sans permission de l' eglise et sans une veritable impuissance reconnue par les superieurs legitimes, aucune priere vocale qui soit d' obligation. Encore même faut-il que ces superieurs ayent les qualitez nécessaires pour discerner cette impuissance ou qu' ils ayent recours a d' autres superieurs d' une plus grande autorité pour decider ces cas si extraordinaires. L' oraison vocale prise avec simplicité et sans scrupule lorsqu' elle est de precepte, peut bien gêner une ame par rapport aux choses que nous venons de marquer : mais elle n' est jamais contraire à la plus haute contemplation. L' experience fait même voir que les ames les plus eminentes, au milieu de leurs plus sublimes communications, font avec Dieu des colloques familiers, et qu' elles lisent ou recitent à haute voix et dans un espece de transport, certaines paroles enflammées des apôtres et des prophetes. Parler ainsi, c' est expliquer la saine doctrine dans les termes les plus corrects. Faux. L' oraison vocale n' est qu' une pratique grossiere et imparfaite des commençans. Elle est entierement inutile

 

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aux ames contemplatives. Elles sont dispensées par l' eminence de leur état de la recitation des prieres vocales qui leur sont commandées par l' eglise, parce que leur contemplation contient éminemment tout ce que les differentes parties de l' office divin renferment de plus édifiant. Parler ainsi, c' est mépriser la lecture des livres sacrez : c' est oublier que Jesus Christ nous a enseigné une oraison vocale qui contient la perfection de la contemplation la plus haute : c' est ignorer que la pure contemplation n' est jamais perpetuelle en cette vie, et que dans ses intervalles on peut et on doit reciter facilement l' office qui est de precepte, et qui par lui même est si propre à nourrir dans les ames l' esprit de contemplation. ARTICLE 20 Vrai. La lecture ne doit se faire ni par curiosité, ni par le desir de juger de son état ou de se décider soi même sur ses lectures ni par un certain goust de ce qu' on appelle esprit et des choses élevées. Il ne faut lire les livres les plus saints et même l' ecriture, qu' avec dépendance des pasteurs, ou des directeurs qui tiennent leurs places. C' est à eux à juger si chaque fidelle est assez préparé si son coeur est assez purifié et assez docile pour chaque lecture differente. Ils doivent discerner l' aliment proportionné à chacun de nous. Rien ne cause tant d' illusion dans la vie interieure que le choix indiscret des

 

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livres. Il vaut mieux lire peu et faire de longues interruptions de recueillement pour laisser l' amour imprimer en nous plus profondément les veritez chrétiennes. Quand le recueillement nous fait tomber le livre des mains, il n' y a qu' à le laisser tomber sans scrupule. On le reprendra assez dans la suite, et il reviendra à son tour pour renouveller le recueillement. L' amour quand il enseigne par son onction, surpasse tous les raisonnemens que nous pourrions faire sur les livres. La plus puissante de toutes les persuasions est celle de l' amour. Il faut neanmoins reprendre le livre qui est au dehors, quand le livre interieur cesse d' être ouvert. Autrement l' esprit vuide tomberoit dans une oraison vague et imaginaire, qui seroit une réelle et pernicieuse oisiveté. On negligeroit sa propre instruction sur les veritez necessaires. On abandonneroit la parole de Dieu. On ne poseroit jamais les fondemens solides de la connoissance exacte de la loi de Dieu, et des mysteres revelés. Parler ainsi, c' est parler suivant la tradition et l' experience des saintes ames. Faux. La lecture, même des livres les plus saints, est inutile à ceux que Dieu enseigne entierement et immediatement par lui même. Il n' est pas necessaire que ces personnes

 

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ayent posé le fondement de l' instruction commune. Elles n' ont qu' à attendre toute lumiere de verité de leur oraison. Pour les lectures, quand on est porté à en faire, on peut choisir sans consulter ses superieurs les livres qui traitent des états les plus avancez. On peut lire les livres qui sont ou censurez ou suspects aux pasteurs. Parler ainsi, c' est aneantir l' instruction chrétienne qui est l' aliment de la foi. C' est substituer à la pure parole de Dieu une inspiration interieure qui est fanatique. D' un autre côté, c' est permettre aux ames de s' empoisonner elles mêmes par des lectures contagieuses, ou du moins disproportionnées à leurs vrais besoins : c' est leur enseigner la dissimulation et la desobeïssance. ARTICLE 21 Vray. Il faut distinguer la meditation de la contemplation. La meditation consiste dans des actes discursifs qui sont faciles à distinguer les uns des autres, parce qu' ils sont excitez par une espece de secousse marquée, parce qu' ils sont variez par la diversité des objects ausquels ils s' appliquent, parce qu' ils tirent une conviction sur une verité de la conviction d' une autre verité déja connuë, parce qu' ils tirent une affection de plusieurs motifs methodiquement rassemblez. Enfin parce qu' ils sont faits et reïterez avec une reflexion qui laisse aprés elle des

 

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traces distinctes et sensibles dans le cerveau. Cette composition d' actes discursifs et refléchis est propre à l' exercice de l' amour interessé, parce que cet amour imparfait qui ne chasse point la crainte a besoin de deux choses. L' une est de rapeller souvent tous les motifs interessez de crainte et d' esperance. L' autre est, de s' assurer de son operation par des actes bien marquez et bien reflechis. Ainsi la meditation discursive est l' exercice convenable à cet amour mélangé d' interest. L' amour craintif et interessé ne pourroit jamais se contenter de faire dans l' oraison des actes simples, sans aucune varieté de motifs interessez. Il ne pourroit jamais se contenter de faire des actes dont il ne se rendroit à lui-même par reflexion aucun témoignage. Au contraire, la contemplation est selon les theologiens les plus celebres, et selon les saints contemplatifs les plus experimentez, l' exercice de l' amour parfait. Certains fidelles, dit Saint Gregoire pape aiment tellement Dieu tout puissant qu' ils sont et parfaits dans les oeuvres et suspendus dans la contemplation. Elle consiste dans des actes si simples, si directs, si paisibles, si uniformes, qu' ils n' ont rien de marqué par où l' ame puisse les distinguer. C' est l' oraison parfaite de laquelle parloit Saint Antoine, et qui n' est pas apperçûë par le solitaire même qui la fait quand elle est dans l' exercice de ses actes les plus purs et les plus simples. La contemplation est également autorisée par les anciens peres, par

 

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les docteurs de l' ecole, et par les saints mystiques. Elle est nommée un regard simple et amoureux, pour la distinguer de la meditation qui est pleine d' actes methodiques et discursifs. Quand l' habitude de la foi est grande, quand elle est perfectionnée par le pur amour, l' ame qui n' aime plus Dieu que pour lui seul, n' a plus besoin de chercher ni de rassembler des motifs interessez sur chaque vertu pour son propre interest. Le raisonnement ou lieu de l' aider l' embarrasse et la fatigue. Elle ne veut qu' aimer. Elle trouve les motifs de toutes les vertus rassemblez par une vuë toute simple dans l' exercice de l' amour. Il n' y a plus pour elle qu' un seul necessaire. C' est dans cette pure contemplation qu' on peut dire ce que dit Saint François De Sales : il faut que l' amour soit bien puissant, puisqu' il se soûtient lui seul sans être appuyé d' aucun plaisir, ni d' aucune prétention. la meditation effective et discursive, quoique moins parfaite que la pure et directe contemplation, est neammoins un exercice tres agreable à Dieu et tres necessaire à la plûpart des bonnes ames. Elle est le fondement ordinaire de la vie interieure, et l' exercice de l' amour pour tous les justes qui ne sont point encore dans le parfait desinteressement. Elle a fait dans tous les tems un grand nombre de saints. Il y auroit une temerité scandaleuse à en detourner les ames sous pretexte de les introduire dans la contemplation. Il y a même souvent dans la meditation la plus discursive et encore plus dans l' oraison affectueuse,

 

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certains actes paisibles et directs qui sont un mélange de contemplation imparfaite. Parler ainsi, c' est parler suivant l' esprit de la tradition, et suivant les maximes des saints les plus éloignez de toute nouveauté, et de toute illusion. Faux. La meditation n' est qu' une étude seiche et sterile : ses actes discursifs et reflechis ne sont qu' un travail vain, et qui fatigue l' ame sans la nourrir : ses motifs interessez ne produisent qu' un exercice d' amour propre. Jamais on n' avance par cette voye. Il faut se hâter d' en dégoûter les bonnes ames, pour les faire passer dans la contemplation où les actes ne sont plus de saison. Parler ainsi, c' est dégoûter les ames du don de Dieu ; c' est tourner en mépris les fondemens de la vie interieure : c' est vouloir ôter ce que Dieu donne, et vouloir que l' on compte temerairement sur ce qu' il ne lui plaît pas de donner : c' est arracher l' enfant de la mammelle avant qu' il puisse digerer l' aliment solide. ARTICLE 22 Vrai. Une ame peut quitter la meditation discursive et entrer dans la contemplation, lorsqu' elle a les trois

 

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marques suivantes : 1 quelle ne peut plus tirer de la meditation la nourriture interieure qu' elle en tiroit auparavant, et qu' au contraire elle n' y fait plus que se distraire, se desseicher, et languir contre son attrait. 2 qu' elle ne trouve de facilité, d' occupation et de nourriture interieure, que dans une simple presence de Dieu purement amoureuse, qui la renouvelle pour toutes les vertus de son etat. 3 qu' elle n' a ni goût ni pente que pour le recueillement ; en sorte que son directeur qui l' éprouve la trouve humble, sincere, docile, détachée du monde entier et d' elle-même. Une ame peut par obeïssance, avec ces trois marques de vocation, entrer dans l' oraison contemplative sans tenter Dieu. Parler ainsi, c' est suivre les anciens peres, tels que Saint Clement D' Alexandrie, Saint Grégoire De Nazianze, Saint Augustin, Saint Gregoire Pape, Cassien, et tous les ascetes ; Saint Bernard, Saint Thomas, et toute l' ecole. C' est parler comme les plus saints mystiques, qui ont esté le plus opposez à l' illusion. Faux. On peut introduire une ame dans la contemplation, sans attendre ces trois marques. Il suffit que la contemplation soit plus parfaite que la meditation, pour devoir préferer l' une à l' autre. C' est amuser les ames, et les faire languir dans une methode infructueuse, que de ne les mettre pas d' abord dans la liberté du pur amour.

 

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Parler ainsi, c' est renverser la discipline de l' eglise : c' est mepriser la spiritualité des saints peres : c' est démentir toutes les maximes des plus saints mystiques : c' est précipiter les ames dans l' erreur. ARTICLE 23 Vrai. La meditation discursive ne convient pas aux ames que Dieu attire actuellement à la contemplation par les trois marques ci dessus rapportées, et qui ne rentreroient dans les actes discursifs que par scrupule et pour rechercher leur propre interest, contre l' attrait actuel de leur grace. Parler ainsi, c' est parler comme le bien heureux Jean De La Croix, qui dans ces circonstances précises seulement appelle la meditation un moyen bas, et un moyen de bouë . C' est parler comme tous les mystiques canonisés ou approuvés par toute l' eglise aprés l' examen le plus rigoureux. C' est même se conformer évidemment aux principes d' une exacte theologie. Faux. Dés qu' on a commencé à contempler, il ne faut plus revenir jamais à la meditation ; ce seroit reculer et déchoir. Il vaut mieux s' exposer à toutes sortes de tentations et à l' oisiveté interieure, que de reprendre les actes discursifs.

 

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Parler ainsi, c' est ignorer que le passage de la meditation à la contemplation est celui de l' exercice d' un amour mélangé a l' exercice paisible de l' union divine dans le pur amour ; que ce passage est d' ordinaire long, imperceptible, et mélangé de ces deux états ; comme les nüances de couleurs sont un passage insensible d' une couleur à une autre où elles se mêlent toutes deux. C' est contredire tous les bons mystiques, qui disent avec le Pere Baltazar Alvarez, qu' il faut prendre la rame de la meditation, quand le vent de la contemplation n' enfle plus les voiles. C' est priver souvent les ames du seul aliment que Dieu leur laisse. ARTICLE 24 Vrai. Il y a un état de contemplation si haute et si parfaite qu' il devient habituel, en sorte que quand une ame se met en actuelle oraison, son oraison est contemplative et non discursive. Alors elle n' a plus besoin de revenir à la meditation, ni a ses actes methodiques. Si neanmoins il arrivoit contre le cours ordinaire de la grace, et contre l' experience commune des saints, que cette contemplation habituelle vînt à cesser absolument ; il faudroit toûjours à son deffaut substituer les actes de la meditation discursive, parce que l' ame chrétienne ne doit jamais demeurer

 

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réellement dans le vuide et dans l' oisivité. Il faut même supposer qu' une ame qui décheoiroit d' une si haute contemplation, n' en décheoiroit d' ordinaire que par quelque infidelité secrette. Car les dons de Dieu sont de sa part sans repentir. Il n' abandonne que ceux dont il est abandonné, et il ne diminuë ses graces, que pour ceux qui diminuent leur cooperation. Il faudrait seulement persuader à cette ame que ce n' est point Dieu qui lui manque, mais que c' est elle qui doit avoir manqué à Dieu. Car encore que la contemplation ne soit qu' un exercice que Dieu peut oster a une ame qui ne lui a point été infidelle, parce qu' il peut la priver de cet exercice sans la priver ni du degré de grace ni de celui d' amour ou elle étoit, il est néanmoins vrai que dans la pratique il faut communément supposer que ces soustractions viennent de quelque petite infidélité secrette, ou de quelque petit refroidissement dans la charité, et il est bon que cette privation serve a rendre plus humble, plus detachée des dons sensibles, et plus dependante de la grace de chaque moment. Une ame de ce degré pourroit aussi être remise dans la meditation pour un tems par l' ordre d' un directeur qui voudroit l' éprouver : mais alors elle devroit suivant la regle de la sainte indifference et celle de l' obéissance, être aussi contente de mediter comme les commençants que de contempler comme les cherubins. Parler ainsi, c' est suivre l' esprit de l' eglise, et prevenir

 

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tous les dangers d' illusion. C' est parler comme les plus grands saints, dont l' eglise a pour ainsi dire canonisé les livres avec les personnes. Faux. Il vaut mieux demeurer dans une absoluë inaction, que de reprendre le moins parfait pour le plus parfait. L' état habituel de contemplation est tellement invariable, qu' on ne doit jamais supposer qu' on en puisse décheoir par une infidelité secrete. Parler ainsi, c' est inspirer aux hommes une assurance témeraire. C' est jetter les ames dans un danger manifeste d' égarement. ARTICLE 25 Vrai. Il y a en cette vie un état habituel, mais non entierement invariable, où les ames les plus parfaites font presque toutes leurs actions deliberées en presence de Dieu et pour l' amour de lui, suivant les paroles de l' apôtre : que toutes vos actions se fassent en charité ; et encore : soit que vous mangiez, soit que vous beuviez, ou que vous fassiez autre chose, agissez pour la gloire de Dieu. ce rapport de toutes nos actions deliberées à

 

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nôtre fin unique, est l' oraison perpetuelle recommandée par Jesus-Christ, quand il veut que nôtre oraison soit sans défaillance ; et par Saint Paul, quand il dit ; priez sans intermission. mais on ne doit jamais confondre cette oraison avec la contemplation pure et directe, ou prise, comme parle Saint Thomas, dans ses actes les plus parfaits . L' oraison qui consiste dans le rapport à Dieu de nos actions deliberées, peut estre perpetuelle en un sens, c' est a dire qu' elle peut durer autant que nos actes deliberés. En ce cas elle n' est interrompuë que par le sommeil, et par les autres défaillances de la nature qui font cesser tout acte libre et meritoire. Mais la contemplation pure et directe n' a pas même cette espece de perpetuité : parce qu' elle est souvent interrompuë par les actes des vertus distinctes qui sont necessaires à tous les chrétiens, et qui ne sont point des actes de pure et directe contemplation. Parler ainsi, c' est lever toute équivoque dans une matiere où il est si dangereux d' en faire : c' est empêcher les mystiques mal instruits des dogmes de la foi, de representer leur état comme s' ils n' étoient plus dans le pelerinage de cette vie. Enfin c' est parler comme Cassien, qui dit dans sa premiere conference, que la pure contemplation n' est jamais absolument perpetuelle en cette vie.

 

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faux. La contemplation pure et directe est absolument perpetuelle en certaines ames. Le sommeil même ne l' interrompt pas. Elle consiste dans un acte simple et unique qui est permanent, qui n' a jamais besoin d' être reïteré, et qui subsiste toûjours par lui-même, à moins qu' il ne soit revoqué par quelque acte contraire. Parler ainsi, c' est nier le pelerinage de cette vie, les défaillances naturelles de l' ame, et l' état du sommeil où les actes ne sont plus ni libres ni meritoires. C' est en même tems dispenser une ame contemplative des actes distincts des vertus necessaires dans son état, lesquels ne sont point des actes de pure et directe contemplation. C' est laisser une ame sous pretexte d' un acte permanent dans une oisiveté pernicieuse à l' egard de tous les actes essentiels au christianisme qui doivent être souvent quoique paisiblement repetez. Enfin, c' est ignorer que tout acte de l' entendement ou de la volonté est essentiellement passager : que pour aimer Dieu pendant dix momens, il faut faire dix actes successifs d' amour, dont l' un n' est point l' autre ; dont l' un pourroit ne suivre jamais l' autre ; dont l' un est tellement passé, qu' il n' en reste rien, quand l' autre qui n' estoit point commence à être. Enfin c' est parler d' une maniere aussi extravagante suivant les premiers principes de la philosophie, que monstrueuse suivant les regles de la religion. ARTICLE 26

 

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Vrai. Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une ame tres parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes deliberez, avec la même paix et la même pureté ou desinteressement d' amour, dont elle contemple pendant que l' attrait de la contemplation est actuel. Le même exercice d' amour, qui se nomme contemplation ou quietude quand il demeure dans sa generalité et qu' il n' est appliqué à aucune fonction particuliere, devient chaque vertu distincte, suivant qu' il est appliqué aux occasions particulieres : car c' est l' objet, comme par le Saint Thomas, qui specifie toutes les vertus. Mais l' amour pur et paisible demeure toûjours le même quant au motif ou à la fin, dans toutes ces differentes specifications. Parler ainsi, c' est parler comme l' école la plus exacte et la plus precautionnée. Faux. La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu' elle ne laisse aucun intervalle à l' exercice des vertus distinctes qui sont necessaires à chaque état. Tous les actes deliberez de la vie du contemplatif regardent les choses divines, qui sont l' objet

 

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précis de la pure contemplation ; et cet état ne souffre du côté des objets ausquels l' amour est appliqué aucune distinction ou specification des vertus. Parler ainsi, c' est aneantir toutes les vertus les plus interieures : c' est contredire non seulement toute la tradition des saints docteurs, mais encore les mystiques les plus experimentez ; c' est contredire Saint Bernard, Sainte Therese, et le bien heureux Jean De La Croix, qui bornent sur leurs experiences particulieres la pure contemplation à une demie heure, non pour decider absolument qu' elle n' aille jamais un peu plus loin, mais seulement pour faire entendre qu' on doit toûjours supposer qu' elle a des bornes. ARTICLE 27 Vrai. La contemplation pure et directe de Dieu est negative, en ce qu' elle ne s' occupe volontairement d' aucune image sensible, d' aucune idée distincte, et nominable, comme parle Saint Denis ; c' est a dire, d' aucune idée limitée et particuliere sur la divinité pour s' y réprésenter rien de borné, mais qu' elle passe au dessus de tout ce qui est sensible et distinct, c' est a dire comprehensible et limité, pour ne s' arrester qu' à l' idée purement intellectuelle de l' être qui est sans bornes et sans restriction.

 

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Cette idée dont l' objet est très different de tout ce qui peut être imaginé ou compris, est neanmoins tres réelle et tres positive. La simplicité de cette idée purement immaterielle et qui n' a point passé par les sens ni par l' imagination n' empêche pas que la contemplation ne puisse avoir pour objets distincts tous les attributs de Dieu ; car l' essence sans les attributs ne seroit plus l' essence même et l' idée de l' etre infiniment parfait renferme essentiellement dans sa simplicité les perfections infinies de cet etre. Cette simplicité n' empêche pas que l' ame contemplative ne contemple encore distinctement les trois personnes divines, parce qu' une idée si simple qu' elle puisse être peut neanmoins representer divers objets réellement distinguez les uns des autres. Enfin, cette simplicité n' exclut point la vuë distincte de l' humanité de Jesus Christ et de tous les mysteres, parce que la pure contemplation admet d' autres idées avec celle de la divinité. Elle admet tous les objets que la pure foi nous peut presenter. Elle n' exclut sur les choses divines que les images sensibles, et les operations discursives. Quoique les actes qui vont directement et immediatement à Dieu seul soient plus parfaits, si on les prend du côté de l' objet et dans une rigueur philosophique ; ils sont neanmoins aussi parfaits du côté du principe, c' est a dire aussi purs et aussi meritoires, quand ils ont pour objets les objets que Dieu presente, et dont on ne s' occupe que par l' impression de sa grace. En cet état une ame ne considere plus les mysteres de Jesus Christ par un travail methodique et sensible de l' imagination pour s' en

 

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imprimer des traces dans le cerveau, et pour s' en attendrir avec consolation. Elle ne s' en occupe plus par une operation discursive et par un raisonnement suivi, pour tirer des conclusions de chaque mystere. Mais elle voit d' une vûë simple et amoureuse tous ces divers objets, comme certifiez et rendus presens par la pure foy. Ainsi l' ame peut exercer dans la plus haute contemplation les actes de la foy la plus explicite sans alterer la pureté et la perfection de cet exercice. La contemplation des bienheureux dans le ciel étant purement intellectuelle, a pour objets distincts tous ces mysteres de l' humanité du Sauveur, dont ils chantent les graces et les victoires. à plus forte raison la contemplation très imparfaite du pelerinage de cette vie ne peut jamais être alterée par la vûë distincte de tous ces objets. Parler ainsi, c' est parler comme toute la tradition, et comme les bons mystiques. Faux. La contemplation pure exclut toute image, c' est a dire, toute idée même purement intellectuelle. L' ame contemplative n' admet aucune idée réelle et positive de Dieu qui le distingue des autres êtres. Elle ne doit voir ni les attributs divins qui le distinguent de toutes les creatures, ni les trois personnes divines, de peur d' alterer la simplicité

 

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de son regard. Elle doit encore moins s' occuper de l' humanité de Jesus-Christ, puis qu' elle n' est pas la nature divine ; ni de ses mysteres, parce qu' ils multiplieroient la contemplation. Les ames de cet état n' ont plus besoin de penser à Jesus-Christ, qui n' est que la voye pour être unies avec Dieu son pere, parce qu' elles sont déjà arrivées au terme. Parler ainsi, c' est ignorer ce que tous les bons mystiques ont dit de la plus pure contemplation. C' est aneantir la foy sans laquelle la contemplation même est aneantie. C' est faire une contemplation chimerique qui n' a aucun objet réel, et qui ne peut plus distinguer Dieu du neant. C' est aneantir le christianisme sous pretexte de le purifier. C' est faire une espece de deïsme qui retombe un moment aprés dans une espece d' athéïsme, où toute idée réelle de Dieu comme distingué de ses creatures est rejettée. Enfin c' est avancer deux impietez. La premiere est de supposer qu' il y a sur la terre quelque contemplatif qui n' est plus voyageur, et qui n' a plus besoin de la voye, parce qu' il est arrivé au terme. La seconde est d' ignorer que Jesus Christ qui est la voye, n' est pas moins la verité et la vie ; qu' il est autant le consommateur que l' auteur de nôtre salut ; qu' enfin les anges mêmes dans leur plus sublime contemplation, ont desiré de voir ses mysteres, et que les bienheureux chantent sans cesse le cantique de l' agneau en sa presence. ARTICLE 28

 

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Vray. Les ames contemplatives sont privées de la veuë distincte, sensible et reflechie de Jesus-Christ en deux temps differens : mais elles ne sont jamais privées pour toûjours en cette vie de la veuë simple et distincte de Jesus Christ. Premierement dans la ferveur naissante de leur contemplation, cet exercice est encore tres imparfait, il ne représente Dieu que d' une maniere confuse. L' ame comme absorbée par son goût sensible pour le recueillement, ne peut encore être occupée de vûës distinctes. Ces vûës distinctes lui feroient une espece de distraction dans sa foiblesse, et la rejetteroient dans le raisonnement de la meditation d' où elle est à peine sortie. Cette impuissance de voir distinctement Jesus Christ n' est pas la perfection, mais au contraire l' imperfection de cet exercice, parce qu' il est alors plus sensible que pur. Secondement une ame perd de vuë Jesus Christ dans les dernieres épreuves, parce qu' alors Dieu ôte à l' ame la possession et la connoissance reflechie de tout ce qui est bon en elle, pour la purifier de tout interest propre. En cet état de trouble et d' obscurcissement involontaire, l' ame ne perd pas plus de vûe Jesus-Christ que Dieu. Mais toutes ces pertes ne sont qu' apparentes et passageres ; aprés quoi Jesus Christ n' est pas moins rendu à l' ame que Dieu même. Hors ces deux cas l' ame la plus élevée peut dans l' actuelle contemplation être

 

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occupée de Jesus Christ rendu present par la foy ; et dans les intervalles où la pure contemplation cesse, elle est encore occupée de Jesus-Christ. On trouvera dans la pratique que les ames les plus éminentes dans la contemplation, sont celles qui sont les plus occupées de lui. Elles lui parlent à toute heure comme l' épouse à l' époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles portent successivement des impressions profondes de tous ses mysteres et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu' il devient quelque chose de si intime dans leur coeur, qu' elles s' accoûtument à le regarder moins comme un objet etranger et exterieur, que comme le principe interieur de leur vie. Parler ainsi, c' est reprimer une des plus damnables erreurs. C' est expliquer nettement les experiences et les expressions des saints dont les ames livrées à l' illusion pourroient abuser. Faux. Les ames contemplatives n' ont plus besoin de voir distinctement l' humanité de Jesus Christ qui n' est que la voie, parce qu' elles sont arrivées au terme. La chair de Jesus Christ n' est plus un objet digne d' elles, et elles ne le connoissent plus selon la chair, même renduë presente par la pure foy. Elles ne sont non plus occupées de lui

 

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hors de l' actuelle contemplation, que dans la pure contemplation même. Dieu qu' elles possedent dans sa suprême simplicité leur suffit. Elles ne doivent s' occuper ni des personnes divines, ni des attributs de la divinité. Parler ainsi, c' est ôter la pierre angulaire : c' est arracher aux fidelles la vie eternelle, qui ne consiste qu' à connoître le seul Dieu veritable et Jesus Christ son fils qu' il a envoyé. C' est être l' antechrist qui rejette le verbe fait chair. C' est meriter l' anatheme que l' apôtre prononce contre tous ceux qui n' aimeront pas le Seigneur Jesus. ARTICLE 29 Vray. On peut dire que la contemplation passive est infuse, en ce qu' elle previent les ames avec une douceur et une paix encore plus grande, que les autres graces ne previennent le commun des justes. C' est une grace encore plus gratuite que toutes les autres qui sont données pour meriter, parce qu' elle opere dans les ames le plus pur et le plus parfait amour. Mais la contemplation passive n' est ni purement infuse, puis qu' elle est libre et meritoire, ni purement gratuite, puis que l' ame y correspond a la grace. Elle n' est point miraculeuse, puisqu' elle ne consiste suivant le témoignage de tous les saints que dans une connoissance amoureuse, et que la grace sans miracle suffit pour la foi la plus vive, et pour l' amour le plus épuré. Enfin cette contemplation ne

 

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peut être miraculeuse, puis qu' on la suppose dans un état de pure et obscure foi, où le fidelle n' est conduit par aucune autre lumiere que par celle de la simple revelation, et de l' autorité de l' eglise commune à tous les justes. Il est vrai que plusieurs mystiques ont supposé que cette contemplation étoit miraculeuse, parce qu' on y contemple une verité qui n' a point passé par les sens et par l' imagination. Il est vrai aussi que ces mystiques ont reconnu un fonds de l' ame qui operoit dans cette contemplation sans aucune operation distincte des puissances. Mais ces deux choses ne sont venuës que de la philosophie dont ces mystiques étoient prevenus. Tout ce grand mystere s' évanouït, dés qu' on suppose avec Saint Augustin que nous avons sans miracle des idées intellectuelles qui n' ont point passé par les sens, et quand on suppose d' un autre côté que le fonds de l' ame n' est point réellement distingué de ses puissances. Alors toute la contemplation passive se reduit à quelque chose de tres simple et qui n' a rien de miraculeux. C' est un tissu d' actes de foi et d' amour si simples, si directs, si paisibles, et si uniformes, qu' ils ne paroissent plus aux personnes ignorantes qu' un seul acte, ou même qu' ils ne paroissent faire aucun acte, mais un repos de pure union. C' est ce qui fait que Saint François De Sales ne veut pas qu' on l' appelle union, de peur d' exprimer un mouvement ou action pour s' unir, mais une simple et pure unité. Delà vient que les uns, comme Saint François D' Assise dans son grang cantique, ont dit qu' ils ne pouvoient plus faire d' actes ; et que d' autres comme Gregoire Lopez ont dit qu' ils faisoient un acte continuel pendant toute leur vie. Les uns et les autres par des expressions qui semblent opposées veulent dire la même chose. Ils ne font plus d' actes empressez et marquez par une secousse inquiette. Ils font des actes si paisibles et si uniformes, que ces actes quoique tres réels, tres successifs, et même interrompus, leur paroissent ou un seul acte sans interruption, ou un repos continuel. Delà vient qu' on a nommé cette contemplation oraison de silence ou de quietude. Delà vient enfin qu' on l' a appellé passive. à Dieu ne plaise qu' on la nomme jamais ainsi pour en exclure l' action réelle, positive et meritoire du libre arbitre, ni les actes réels et successifs qu' il faut reïterer à chaque moment. Elle n' est appellée passive, que pour exclure l' activité ou empressement interessé des ames, lors qu' elles veulent encore s' agiter pour sentir et pour voir leur operation qui seroit moins marquée si elle étoit plus simple et plus unie. La contemplation passive n' est que la pure contemplation : l' active est celle qui est encore meslée d' actes empressez et discursifs. Ainsi, quand la contemplation a encore un mélange d' empressement interessé qu' on nomme activité, elle est encore active. Quand elle n' a plus qu' un reste de cette activité, elle est entierement passive, c' est a dire paisible et desinteressée dans ses actes. Enfin, plus l' ame est passive à l' égard de Dieu, plus elle est agissante à l' égard de ce qu' elle doit faire ; c' est a dire que plus elle est souple à l' impulsion divine, plus son mouvement est efficace, quoique sans secousses ni agitation.

 

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Car il est toûjours egalement vrai que plus l' ame reçoit de Dieu, plus elle doit lui rendre ce qu' elle en a receu. C' est ce flux et reflux continuel dans l' oraison comme dans tous les autres exercices, qui fait tout l' ordre de la grace et toute la fidelité de la creature. Parler ainsi, c' est aller au devant de toutes les illusions, c' est expliquer à fonds la contemplation passive qu' on ne peut nier sans une insigne temerité, et qu' on ne pourroit étendre plus loin sans un danger extrême. C' est demesler tout ce que les saints ont dit dans des termes que la subtilité de quelques theologiens a un peu obscurci. Faux. La contemplation passive est purement passive, en sorte que le libre arbitre n' y coopere plus à la grace par un acte réel et passager. Elle est purement infuse, purement gratuite, et sans merite de la part de l' ame. Elle est miraculeuse, et elle tire pendant qu' elle dure une ame de l' état de pure et obscure foi. Elle est un saisissement ou ravissement surnaturel et miraculeux qui previent l' ame. Elle est une inspiration extraordinaire qui met une ame hors des regles communes. Elle est une absoluë ligature ou évacuation des puissances, en sorte que l' entendement et la volonté sont alors dans

 

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une absoluë impuissance de rien operer, ce qui est sans doute une suspension miraculeuse et extatique. Parler ainsi, c' est renverser le systeme de pure foi, qui est celui de tous les bons mystiques, et sur tout du bien heureux Jean De La Croix. C' est confondre la contemplation passive qui est libre et meritoire avec des graces purement gratuites qui n' ont rien de commun, et que les saints nous avertissent qui ne doivent jamais nous occuper volontairement. C' est contre dire tous les auteurs, qui mettent cette contemplation dans un regard libre, amoureux, et meritoire ; et par consequent, dans des actes réels mais simples de ces deux puissances. C' est contredire Sainte Therese même, qui assure que dans la septiéme demeure l' ame n' a plus aucun de ces ravissemens qui suspendent contre l' ordre de la nature les operations de l' entendement et de la volonté. C' est contredire tous les grands spirituels qui ont dit que ces suspensions des operations naturelles, loin d' être un état parfait, sont au contraire un signe que la nature n' est pas encore assez purifiée, et que de tels effets cessent à mesure que l' ame est plus purifiée et plus familiarisée avec Dieu dans l' état de pure foi. C' est confondre la peine qu' auroit une ame pure à faire des actes inquiets et réflechis pour son interest propre contre l' attrait actuel de la grace, avec une impuissance absoluë de faire des actes par un effort, même naturel. Une méprise en cette matiere peut être dans les uns une

 

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source inépuisable d' illusion, ou dans les autres un sujet de scandale tres-malfondé. ARTICLE 30 Vrai. L' etat passif dont tous les saints mystiques ont tant parlé, n' est passif que comme la contemplation est passive, c' est a dire qu' il exclut, non les actes paisibles et desinteressez, mais seulement l' activité, ou les actes inquiets et empressez pour nôtre interest propre. L' état passif est celui où une ame n' aimant plus Dieu d' un amour mélangé fait d' ordinaire tous ses actes deliberez d' une volonté pleine et efficace, mais tranquille et desinteressée. Tantost elle fait les actes simples et indistincts qu' on nomme quietude ou contemplation, tantost elle fait les actes distincts des vertus convenables à son état. Mais elle fait les uns et les autres d' une maniere également passive, c' est à dire paisible et desinteressée. Cet état est habituel, mais il n' est pas entierement invariable. Car outre que l' ame en peut déchoir absolument, de plus elle y commet des fautes venielles. Si elle y commet des fautes venielles, a plus forte raison elle y est encore libre de rentrer dans les actes qui ont un motif intéressé. A parler en toute rigueur, ces actes interessez faits de tems en tems ne detruisent pas l' etat habituel de l' amour desinteressé, parce qu' ils ne forment point d' habitude contraire. C' est ainsi que la venerable

 

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Mere De Chantal a fait de tems en tems de tels actes par tendresse de conscience quoique sa grace reconnuë par Saint François De Sales la portât au desinteressement habituel de l' amour. Cet état passif ne suppose aucune inspiration extraordinaire. Il ne renferme qu' une paix et une souplesse infinie de l' ame pour se laisser mouvoir à toutes les impressions de la grace. Une plume bien seiche et bien legere, comme dit Cassien, est emportée sans resistance par le moindre souffle de vent, et ce souffle la pousse en tous sens avec promptitude ; au lieu que si elle étoit mouillée et appesantie, son propre poids la rendroit moins mobile et moins facile à enlever. L' ame dans l' amour interessé qui est le moins parfait, a encore un reste de crainte interessée qui la rend moins legere, moins souple et moins mobile, quand le souffle de l' esprit interieur la pousse. L' eau qui est agitée ne peut être claire ni recevoir l' image des objets voisins : mais une eau tranquille devient comme la glace pure d' un miroir. Elle reçoit sans alteration toutes les images des divers objets, et elle n' en garde aucune. L' ame pure et paisible est de même. Dieu y imprime son image et celle de tous les objets qu' il veut y imprimer. Tout s' imprime, tout s' efface. Cette ame n' a aucune forme propre, et elle a également toutes celles que la grace lui donne. Elle est, dit Richard De Saint Victor, comme un metail fondu par le feu de l' amour. Elle prend et elle quitte toutes les formes qu' il plait a l' ouvrier. Elle coule de tous costez au gré de celui qui

 

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l' a fonduë. L' homme de ce degré peut dire : je suis fait tout a tous. Il veut être anatheme pour ses freres. Il ne reste rien a cette ame, et tout s' efface en elle comme dans l' eau des que Dieu veut y faire des impressions nouvelles. Il n' y a que le pur amour qui donne cette paix et cette docilité parfaite. Cet état passif n' est point une contemplation toûjours actuelle. La contemplation qui ne dure que des tems bornez fait seulement partie de cet état habituel. L' amour desinteressé ne doit pas être moins desinteressé, ni par consequent moins paisible dans les actes distincts des vertus que dans les actes indistincts de la pure contemplation. Parler ainsi, c' est lever toute équivoque, et admettre un état qui n' est que l' exercice du pur amour si autorisé par toute la tradition. Faux. L' état passif consiste dans une contemplation passive qui est perpetuelle, et cette contemplation passive est une espece d' extase continuelle ou ligature miraculeuse des puissances qui les met dans une impuissance réelle d' operer librement. Parler ainsi, c' est confondre l' état passif avec la contemplation passive, et c' est encore avoir de la contemplation passive une tres fausse idée. C' est supposer un état d' extase miraculeuse et perpetuelle qui exclut toute voye de foi, toute liberté, tout

 

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merite et tout demerite, enfin qui est incompatible avec le pelerinage de cette vie. C' est ignorer les experiences des saints et confondre toutes leurs idées. ARTICLE 31 Vray. Il y a dans l' état passif une simplicité et une enfance marquée par les saints ; mais les enfans de Dieu qui sont simples à l' égard du bien sont toûjours prudents contre le mal. Ils sont sinceres, ingenus, tranquilles, et sans desseins. Ils ne rejettent point la sagesse, mais seulement la proprieté de la sagesse. Ils se desaproprient de leur sagesse comme de toutes leurs autres vertus. Ils usent avec fidelité en chaque moment de toute la lumiere naturelle de la raison et de toute la lumiere surnaturelle de la grace actuelle pour se conduire selon la loi écrite, et selon les veritables bienseances. Une ame en cet état n' est sage ni par une recherche empressée de la sagesse, ni par un retour interessé sur soi pour s' assurer qu' elle est sage, et pour jouir de sa sagesse en tant que propre. Mais sans songer à être sage en soi, elle l' est en Dieu en n' admettant volontairement aucun des mouvements précipitez et irreguliers des passions, ou de l' humeur, ou de l' amour propre, et en usant toûjours sans proprieté de la lumiere tant naturelle que surnaturelle du moment present. Ce moment present a une certaine étenduë morale où l' on doit renfermer toutes les choses qui ont un rapport naturel et prochain à l' affaire dont il est actuellement

 

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question. Ainsi à chaque jour suffit son mal, et l' ame laisse le jour de demain prendre soin de lui même, parce que ce jour de demain qui n' est pas encore à elle portera avec lui s' il vient sa grace et sa lumiere qui est le pain quotidien. De telles ames meritent et s' attirent un soin special de la providence, dans le sein de laquelle elles vivent sans prevoyance éloignée et inquiette comme de petits enfans dans le sein de leur mere. Elles ne se possedent point comme les sages qui sont sages en eux mêmes malgré la défense de l' apostre. Mais elles se laissent posseder, instruire, et mouvoir en toute occasion par la grace actuelle qui leur communique l' esprit de Dieu. Ces ames ne croyent point être extraordinairement inspirées. Elles croyent au contraire qu' elles peuvent se tromper, et elles ne l' évitent qu' en ne jugeant presque jamais de rien. Elles se laissent corriger et n' ont ni sens ni volonté propre. Tels sont les enfans que Jesus Christ veut qu' on laisse approcher de lui. Ils ont dans la simplicité de la colombe toute la prudence du serpent, mais une prudence empruntée qu' ils ne s' approprient non plus que je m' approprie les rayons du soleil quand je marche à sa lumiere. Tels sont les pauvres d' esprit que Jesus Christ a declaré bien heureux, et qui se détachent de leurs talents propres comme tous les chrestiens doivent se détacher de leurs biens temporels. Tels sont les petits ausquels Dieu revele avec complaisance ses mysteres, pendant qu' il les cache aux sages et aux prudents. p

 

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Parler ainsi, c' est parler suivant l' esprit de l' evangile et de toute la tradition. Faux. La raison est une fausse lumiere. Il faut agir sans la consulter, fouler aux pieds les bienseances, suivre sans hesitation tous ses premiers mouvemens et les supposer divins. Il faut retrancher non seulement les reflexions inquietes, mais encore toutes les reflexions ; non seulement les prévoyances empressées et éloignées, mais encore toutes les prévoyances. Ce n' est pas assez de n' être point sage en soi même : il faut s' abandonner jusqu' à ne veiller plus sur soi d' une vigilance simple et paisible, et jusqu' à ne laisser point tomber les mouvemens precipitez de la nature pour ne recevoir que ceux de la grace. Parler ainsi, c' est croire que la raison qui est le premier des dons de Dieu dans l' ordre de la nature est un mal, et par consequent renouveller l' erreur folle et impie des manichéens. C' est vouloir changer la perfection en un fanatisme continuel. C' est vouloir qu' on tente Dieu dans tous les momens de la vie. ARTICLE 32 Vrai. Il y a dans l' état passif une liberté des enfans de Dieu qui n' a aucun rapport au libertinage effrené des enfans

 

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du siecle ni au relaschement des ames tiedes. Ces ames simples ne sont plus gênées par les scrupules des ames qui craignent et qui esperent pour leur interest propre. L' amour pur leur donne une familiarité respectueuse avec Dieu, comme une épouse en a avec son époux. Elles ont une paix et une joye pleine d' innocence. Elles prennent avec simplicité et sans hesitation les soulagemens d' esprit et de corps qui leur sont veritablement necessaires, comme elles les conseilleroient à leur prochain, mais elles ne le font que par obeissance a leurs superieurs legitimes. Elles parlent d' elles mêmes sans en juger positivement mais par pure obeïssance et pour le vrai besoin suivant que les choses leur paroissent dans le moment même. Elles en parlent alors simplement en bien ou en mal comme elles parleroient d' autruy, sans aucun attachement ni à ce qui leur paroît, ni à la bonne opinion que leurs paroles les plus simples et les plus modestes pourroient donner d' elles, et reconnoissant toûjours avec une humble joye que s' il y a quelque bien en elles, il ne vient que de Dieu. Parler ainsi, c' est rapporter les experiences des saints sans blesser la regle des moeurs evangeliques. Faux. La liberté des ames passives est fondée sur une innocence de desappropriation qui rend pur pour elles tout

 

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ce qu' elles ont inclination de faire, quoiqu' il fût irregulier et inexcusable en d' autres. Elles n' ont plus de loi, parce que la loi n' est pas établie pour le juste, pourvû qu' il ne s' approprie rien, et qu' il ne fasse rien pour soi même. Parler ainsi, c' est oublier que si la loi écrite n' est point pour le juste, c' est parce qu' une loi interieure d' amour previent toûjours le precepte exterieur, et que le grand commandement de l' amour contient tous les autres. C 4 est tourner le christianisme en abomination ! Et faire blasphemer le nom de Dieu aux gentils. C' est livrer les ames à un esprit de mensonge et de vertige. ARTICLE 33 Vrai. Il y a dans l' état passif une réünion de toutes les vertus dans l' amour qui n' exclut jamais l' exercice distinct de chaque vertu. C' est la charité, comme dit Saint Thomas aprés Saint Augustin, qui est la forme ou le principe de toutes les vertus. Ce qui les distingue ou les specifie, c' est l' objet particulier, ou formel auquel l' amour s' applique. L' amour qui s' abstient des plaisirs impurs est la chasteté, et ce même amour quand il souffre des maux prend le nom de patience. Cet amour sans sortir de sa simplicité devient tour a tour toutes les vertus differentes : mais il n' en veut aucune en tant que vertu

 

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propre, c' est a dire en tant que force, grandeur, beauté, regularité, perfection recherchée pour l' interest propre et par une cupidité soumise. Le juste desinteressé n' aime plus les vertus par un motif de cupidité distingué de la charité et soumis a elle ; quoique les vertus embellissent et perfectionnent ceux qui les pratiquent, qu' elles soient meritoires, et qu' elles preparent la recompense, ce juste ne les cherche plus d' ordinaire par ce motif interessé, mais seulement parce qu' elles sont conformes a la perfection de Dieu et a sa volonté. Ces ames, etc. A Dieu ne plaise neanmoins que nous imputions a Saint François De Sales d' avoir voulu qu' on ne cherche plus les vertus

 

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a cause de leur perfection prise absolument en elle-même. Cette perfection ainsi considerée est ce qu' il y a de plus pur et de plus divin dans les vertus. C' est leur conformité a l' ordre et a la sainteté de Dieu. C' est Dieu lui-même dont la perfection reluit dans les actions conformes a sa raison supreme. En ce sens il faut aimer les vertus a cause de ce qu' elles ont de parfait et d' aimable en elles. Les aimer ainsi c' est aimer la verité et la beauté eternelle, la souveraine sagesse, l' ordre et la perfection de Dieu, c' est aimer Dieu même et Dieu seul dans les vertus ou sa sainteté reluit. Mais les aimer parce qu' elles nous rendent aimables, parfaits, heureux, et dignes de la recompense, c' est un reste d' interest spirituel que Saint François De Sales vouloit exclure de l' amour desinteressé des ames parfaittes. C' est pourquoi il disoit parlant pour la mere de Chantal : elle ne se lave pas de ses fautes pour être pure, etc. les saints n' ont fait ces sortes de suppositions impossibles que pour exprimer plus precisement la pureté du motif qui fait aimer les vertus aux ames parfaittes. Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu' elles sont vertus, c' est a dire ornemens de l' ame, on ne pense en chaque moment qu' à faire ce que Dieu veut, et l' amour jaloux fait tout ensemble qu' on ne peut plus être vertueux pour son propre

 

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interest, et qu' on ne l' est jamais tant que quand on n' est plus attaché à l' être de la sorte. On peut dire en ce sens que l' ame passive et desinteressée ne veut plus même l' amour à cause qu' il est sa perfection et son bonheur, mais seulement à cause qu' il est ce que Dieu veut de nous et ce qu' il doit vouloir de sa creature. De là vient que Saint François De Sales dit que nous revenons en nous mêmes aimant l' amour au lieu d' aimer le bien aimé . Ailleurs ce saint dit que le desir du salut est bon, mais qu' il est encore plus parfait de ne rien desirer . Il veut dire qu' il ne faut pas même desirer l' amour de Dieu a cause qu' il est nôtre bien, a moins que ce ne soit par un amour de charité pour nous comme pour le prochain, auquel cas il est sans interest. Mais on attribueroit a Saint François De Sales une horrible impiété si on vouloit faire signifier a ses paroles qu' on doive jamais cesser de desirer l' amour de Dieu a cause qu' il est dû a Dieu infiniment parfait et aimable en lui même, et que nous devons trouver dans l' amour de Dieu le plus pur un amour de nous même pour lui qui est de la même pureté. Enfin pour donner à cette verité toute la précision necessaire, ce saint dit qu' il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l' amour de sa beauté, et non le plaisir qu' il y a en la beauté de son amour . Cette distinction paroîtra subtile à ceux que l' onction n' a

 

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point encore enseignez : mais elle est appuyée sur une tradition de grands saints depuis l' origine de christianisme, et on ne peut la mépriser, sans mépriser les saints qui ont mis la perfection dans cette jalousie si delicate de l' amour. Parler ainsi, c' est repeter ce que les saints mystiques ont dit aprés Saint Clement et aprés les ascetes sur la cessation des vertus, et qui a grand besoin d' être expliqué avec une precaution infinie. Faux. Dans l' état passif l' exercice distinct des vertus n' est plus de saison, parce que le pur amour qui les contient toutes eminemment dans sa quietude dispense absolument les ames de leur exercice. Tout desir des vertus même recherchées pour leur conformité a l' ordre qui est Dieu même, et pour l' accomplissement des misericordes de Dieu sur nous est interessé et par consequent imparfait. Parler ainsi, c' est contredire l' evangile : c' est mettre la pierre de scandale dans la voye des enfans de l' eglise : c' est leur donner le nom de vivans pendant qu' ils sont morts. ARTICLE 34 Vrai. La mort spirituelle dont tant de saints mystiques ont parlé et par laquelle ils assurent que s' accomplit parfaittement

 

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cette parole de l' apotre a tous les chretiens : vous estes morts et vôtre vie est cachée avec J-C en Dieu n' est que l' entiere purification ou desinteressement de l' amour. Alors les inquietudes et les empressemens qui viennent d' un motif interessé n' affoiblissent plus d' ordinaire l' operation de la grace, et la grace agit d' une maniere entierement libre. La resurrection spirituelle n' est de même dans le degré le plus parfait que l' état habituel du pur amour, auquel on parvient d' ordinaire aprés les épreuves destinées à le purifier. Parler ainsi, c' est parler comme tous les plus saints et les plus precautionnez mystiques. Faux. La mort spirituelle est une extinction entiere du vieil homme et des dernieres étincelles de la concupiscence. Alors on n' a plus besoin de resister même d' une resistance paisible et desinteressée à ses mouvemens naturels, ni de cooperer à aucune grace medicinale de Jesus-Christ. La resurrection spirituelle est l' entiere consommation de l' homme nouveau dans l' âge et dans la plenitude de l' homme parfait comme au ciel.

 

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Parler ainsi, c' est tomber dans une heresie et dans une impieté qui renverse toutes les moeurs chrestiennes. ARTICLE 35 Vrai. L' etat de transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé, n' est que l' état le plus passif, c' est-à-dire le plus exempt de toute activité ou inquietude interessée. L' ame paisible et également souple aux impulsions les plus delicates de la grace ressemble en quelque maniere à un globe sur un plan qui n' a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tout sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. Ce n' est pas que la concupiscence ne puisse faire sentir a cette ame quelque difficulté et quelque repugnance sensible pour la pratique de la perfection. Mais c' est seulement qu' une ame est alors par le fonds de sa volonté egalement preste a toutes les diverses choses vertueuses que Dieu peut vouloir d' elle, qu' elle n' est pas plus attachée a l' une qu' a l' autre, et qu' elle ne met point son amour, comme dit Saint François De Sales ès choses que Dieu veut, ains en la volonté de Dieu qui les veut . En cet état une ame n' a plus qu' un seul amour, et elle ne sçait plus qu' aimer. Cet amour unique dans sa racine

 

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produit tous les autres dans sa pureté et ils ne sont que les branches de cette tige. L' amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu' il est le seul principe de toutes ses affections. De la vient que Saint Clement D' Alexandrie dit que la gnose ou parfait amour est la substance vive et permanente du gnostique. Comme cette ame ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait presque plus de contretems dans la main de Dieu qui la pousse ainsi elle ne sent plus d' ordinaire qu' un seul mouvement, sçavoir celui qui lui est imprimé, de même qu' une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contre tems. Alors l' ame dit avec simplicité aprés Saint Paul : je vis, mais ce n' est pas moi, c' est Jesus Christ qui vit en moi. elle dit encore avec cet apôtre que Jesus Christ se manifeste dans la chair mortelle , comme l' apôtre veut qu' il se manifeste en nous tous. Alors l' image de Dieu obscurcie et presque effacée en nous par le peché, s' y retrace et y renouvelle une ressemblance qu' on a nommé transformation. Alors si cette ame parle d' elle par simple conscience, elle dit comme Sainte Catherine De Genes je ne trouve plus de moi ; il n' y a plus d' autre moi que Dieu . Si au contraire elle se cherche par reflexion, elle se

 

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hait elle même entant qu' elle est quelque chose hors de Dieu ; c' est à dire qu' elle condamne le moi entant qu' il est separé de la pure impression de l' esprit de grace, comme la même sainte le faisoit avec horreur. Cet état n' est ni fixe ni invariable. Il est vrai seulement qu' un ne doit pas supposer que l' ame déchoie du degré de son amour sans aucune infidelité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir, et que les ames fidelles a leur grace n' en souffriront point de diminution. Mais enfin la moindre hesitation dans cette voye sublime de pure foi ou la plus subtile complaisance peuvent rendre par leurs suittes une ame peu a peu indigne d' une grace si éminente. Parler ainsi, c' est admettre des termes consacrez par l' ecriture et par la tradition. C' est suivre divers anciens peres qui ont dit que l' ame pure étoit transformée et déïfiée. C' est expliquer les expressions des saints les plus autorisez. C' est conserver dans son integrité le dogme de la foy. Faux. La transformation est une deïfication de l' ame réelle et par nature, ou une union hypostatique, ou une conformité à Dieu qui est inalterable, et qui dispense l' ame de veiller sur le moi parce qu' il n' y a plus en elle d' autre moi que Dieu.

 

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Parler ainsi, c' est proferer des blasphemes horribles : c' est vouloir transformer Satan en ange de lumiere. ARTICLE 36 Vrai. Les ames transformées n' ont d' ordinaire plus besoin de certains arrangemens, soit pour les temps soit pour les lieux, ni de formules expresses, ni de pratiques recherchées methodiquement pour leurs exercices interieurs. La grande habitude de leur union familiere avec Dieu leur donne une facilité et une simplicité d' union amoureuse qui est incomprehensible aux ames d' un état inférieur, et cet exemple seroit tres pernicieux pour toutes ces autres ames moins avancées qui ont encore besoin de pratiques reglées pour se soûtenir. Les ames transformées doivent toûjours, quoique sans regle gênante, produire avec simplicité, tantôt des actes indistincts de la quietude ou pure contemplation, tantost les actes distincts, mais paisibles et desinteressez de toutes les vertus convenables à leur état. Parler ainsi, c' est expliquer correctement les expressions des bons mystiques. Faux. Les ames transformées n' ont plus besoin d' exercer les vertus, pas même dans les cas précis de precepte ou de

 

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conseil. Hors de ces temps, elles peuvent être dans un vuide absolu et une inaction interieure. Elles n' ont qu' à suivre sans attention leurs goûts, leurs inclinations, leur pente, leurs premiers mouvemens naturels. La concupiscence est éteinte en elles, ou bien elle y est dans une suspension si insensible, qu' on ne doit plus croire qu' elle puisse se réveiller jamais tout à coup. Parler ainsi, c' est induire les ames dans la tentation, c' est les remplir d' un orgueil funeste, c' est enseigner la doctrine des demons, c' est oublier que la concupiscence est toûjours ou agissante, ou rallentie, ou suspenduë, mais prête à se reveiller soudainement dans nôtre corps qui est celui du peché. ARTICLE 37 Vrai. Les ames les plus transformées ont toûjours le libre arbitre pour pouvoir pecher, comme le premier ange et le premier homme. Elles ont de plus le fonds de la concupiscence, quoique les effets sensibles puissent en être suspendus ou rallentis par la grace medicinale. Ces ames peuvent pecher mortellement et s' égarer d' une maniere sensible. Elles commettent même des pechez veniels pour lesquels elles disent chaque jour unanimement avec toute l' eglise : remettez nous nos offenses, etc. la moindre hesitation dans la foi, ou le moindre retour

 

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sur elles mêmes par resistance a l' attrait interieur quand il les porte actuellement a s' oublier, pourroient par leurs suittes faire tarir la grace dont elles sont remplies. Elles doivent à la jalousie du pur amour d' éviter les plus legeres fautes, comme le commun des justes évite les grands pechez. Leur vigilance, quoique simple et paisible, doit être d' autant plus penetrante que le pur amour dans sa jalousie est bien plus clairvoïant que l' amour interessé avec toutes ses inquietudes. Ces ames ne doivent jamais ni se juger elles mêmes ni s' excuser, si ce n' est par obeïssance et pour lever quelque scandale, ni se justifier en elles mêmes par un témoignage déliberé et réflechi, quoique le fond intime de leur conscience ne leur reproche rien. Elles doivent se laisser juger par leurs superieurs, et leur obeïr aveuglément en tout. Parler ainsi, c' est parler suivant les vrais principes de tous les plus saints mystiques, et sans blesser la tradition. Faux. Les ames transformées ne sont plus libres pour pecher : elles n' ont plus de concupiscence : tout est en elles mouvement de grace et inspiration extraordinaire. Elles ne peuvent plus prier avec l' eglise en disant chaque jour : remettez-nous nos offenses, etc. parler ainsi, c' est tomber dans l' erreur des faux gnostiques

 

p285 renouvellée par les beguards condamnez au concile de Vienne, et par les illuminez d' Andalousie dans le siecle passé. ARTICLE 38 Vrai. Les ames transformées peuvent utilement, et elles doivent même dans la discipline presente, confesser leurs fautes venielles qu' elles aperçoivent. En se confessant elles doivent détester leurs fautes avec douleur, quoique cette douleur ne soit pas toûjours sensible. Elles doivent se condamner, et desirer la remission de leurs pechez, non par un motif interessé et pour donner un soulagement a la cupidité soumise par la purification et par la delivrance, mais pour obtenir le pardon comme une chose que Dieu veut et qu' il veut que nous voulions pour sa gloire. Quoiqu' une ame desinteressée ne se lave plus de ses fautes pour être pure , comme nous l' avons vû dans Saint François De Sales, et qu' elle aimât autant la laideur que la beauté si elle étoit aussi agreable à l' époux, elle sçait neanmoins que la pureté et la beauté sont ce que l' époux veut et qu' il ne peut jamais vouloir que cette beauté des vertus qui est une image de sa beauté suprême. Ainsi elle aime uniquement pour son

 

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bon plaisir la pureté et la beauté, et elle rejette avec horreur la laideur qu' il rejette. Quand une ame est veritablement et actuellement dans le pur amour, on ne doit pas craindre que dans l' actuelle confession de son peché, elle ne soit dans l' actuelle condamnation detestation douleur et repentir de ce qu' elle a commis contre le bien aimé, et par consequent dans la plus formelle, la plus pure et la plus efficace contrition, quoiqu' elle n' en produise pas toûjours des actes sensibles avec une formule expresse et reflechie. Si les fautes venielles sont effacées par la simple recitation de l' oraison dominicale, comme Saint Augustin nous l' assure pour le commun des justes imparfaits, à plus forte raison elles sont effacées de même dans les ames transformées par l' exercice du plus pur amour. Il est vrai qu' on n' est pas obligé de rendre les confessions toûjours également frequentes, lors que le directeur éclairé a sujet de craindre qu' elles jettent dans le scrupule, ou qu' elles se tournent en pure habitude, ou qu' elles deviennent une décharge de coeur, et un soulagement pour l' amour propre plus contristé de ne se voir point entierement parfait, que fidelle à vouloir se faire violence pour se corriger ; ou parce que ces frequentes confessions troublent trop certaines ames et les occupent trop de leur état dans quelques peines passageres ; ou parce qu' elles ne voient en elle aucune faute volontaire commise depuis la derniere confession, qui paroisse au confesseur une matiere suffisante d' absolution sacramentelle, aprés qu' elles se sont mises à ses

 

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pieds pour se soûmettre ingenument a la puissance et au jugement de l' eglise. Parler ainsi, c' est parler un langage conforme aux experiences des saints, et aux besoins de plusieurs ames, sans blesser les principes de la tradition. Faux. La confession est un remede qui ne convient qu' aux ames imparfaites, et auquel les ames avancées ne doivent avoir recours que pour la forme et de peur de scandaliser le public ; ou bien elles ne commettent jamais des fautes qui meritent l' absolution ou bien elles ne doivent point être vigilantes même de la vigilance paisible et desinteressée de l' amour pur et jaloux pour appercevoir tout ce qui peut contrister le Saint Esprit en elles ; ou bien elles ne sont plus obligées à la contrition, qui n' est autre chose que l' amour jaloux qui hait d' une parfaite haine tout ce qui est contraire au bon plaisir du bien aimé ; ou bien elles croiroient commettre une infidelité contre le desinteressement de l' amour et contre le parfait abandon, si elles demandoient de coeur en même tems que de bouche la remission de leurs pechez que Dieu veut neanmoins qu' elles desirent. Parler ainsi, c' est aneantir pour ces ames le veritable exercice du pur amour du souverain bien qui doit être en cette occasion l' actuelle condamnation du souverain

 

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mal ; c' est éloigner les ames des sacrements et de la discipline de l' eglise par une presomption temeraire et scandaleuse. C' est leur inspirer l' orgueil des pharisiens : c' est du moins leur apprendre à se confesser sans vigilance, sans attention, sans sincerité de coeur, lorsqu' elles demandent de bouche la remission de leurs fautes : c' est introduire dans l' eglise une hypocrisie qui rend l' illusion incurable. ARTICLE 39 Vrai. Les ames dans le premier attrait sensible qui les fait passer à la contemplation ont quelquefois une oraison qui paroît disproportionnée avec quelques imperfections grossières qui leur restent encore, et cette disproportion fait juger à quelques directeurs qui n' ont pas assez d' experience, que leur oraison est fausse et pleine d' illusion, comme Sainte Therese assure que cela lui est arrivé. Les ames exercées par les épreuves extraordinaires y montrent quelquefois pour des occasions passageres un esprit irregulier affoibli par l' excez de la peine, et une patience presque épuisée, comme Job parut imparfait et impatient aux yeux de ses amis. Dieu laisse quelquefois aux ames même qu' on nomme transformées, malgré la pureté de leur amour, certaines imperfections qui sont plus de l' infirmité du naturel que de la volonté,

 

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et qui sont suivant la pensée de Saint Gregoire pape, le contrepoids de leur contemplation, comme l' aiguillon de la chair étoit dans l' apostre l' ange de Satan pour l' empêcher de s' enorgueillir de la grandeur de ses revelations. Enfin ces imperfections qui ne sont aucun violement de la loi, sont laissées dans une ame, afin qu' on y voye des marques du grand ouvrage que la grace a eu besoin de faire en elle. Ces infirmitez servent à la rabaisser à ses propres yeux, et à tenir les dons de Dieu sous un voile d' infirmité qui exerce la foi de cette ame et des justes qui la connoissent. Quelquefois même elles servent à lui attirer du mépris et des croix, ou pour la rendre plus docile à ses superieurs, ou pour lui ôter la consolation d' être approuvée et assurée dans sa voye, comme cela est arrivé à Sainte Therese avec des peines incroyables ; enfin pour cacher le secret de l' epoux et de l' epouse aux sages et aux prudents du siecle. Parler ainsi, c' est parler conformément aux experiences des saints sans blesser la regle evangelique, parce que les directeurs qui ont l' experience et l' esprit de grace ne laisseront pas de pouvoir juger de l' arbre par les fruits, qui sont la sincerité, la docilité, et le détachement de l' ame dans les occasions principales avec l' exercice réel de toutes les vertus convenables a son état. De plus il y aura toûjours d' autres signes certains que l' onction de l' esprit de Dieu donnera suffisamment

 

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pour se faire sentir, si on examine patiemment de prés l' état de chaque ame en particulier. Faux. On peut regarder une ame comme contemplative, et même comme transformée, quoiqu' on la trouve pendant des tems considerables negligente sur son instruction des principes de la religion, inappliquée à ses devoirs dissipée, sensible, et immortifiée, toûjours preste à s' excuser sur ses défauts, indocile, hautaine ou artificieuse. Parler ainsi, c' est autoriser dans l' état le plus parfait les plus dangereuses imperfections : c' est couvrir du nom d' états extraordinaires les défauts les plus incompatibles avec une veritable pieté : c' est approuver les illusions les plus grossières : c' est renverser les regles par lesquelles on peut éprouver les esprits pour sçavoir s' ils viennent de Dieu : c' est appeler le mal bien, et encourir la malediction de l' ecriture. ARTICLE 40 Vray. L' ame transformée est unie à Dieu sans milieu en trois manieres : 1 en ce qu' elle aime Dieu pour lui seul sans aucun milieu de motif intéressé. 2 qu' elle le contemple sans image sensible ni operation discursive. 3 qu' elle

 

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accomplit ses preceptes et ses conseils sans un certain arrangement des formules pour s' en rendre un témoignage intéressé. Parler ainsi, c' est dire ce que les saints mystiques ont voulu dire quand ils ont exclus de cet état les pratiques de vertu, et c' est une explication qui ne blesse en rien la tradition universelle. Faux. L' ame transformée est unie à Dieu sans aucun milieu ni du voile de la foi, ni de la grace medicinale de Jesus-Christ toûjours necessaire, ni de la meditation de Jesus-Christ, par lequel seul on peut en tout état aller au pere, et l' infirmité de la chair n' empesche point cette union. Parler ainsi, c' est renouveler l' heresie des beguards condamnez au concile de Vienne. ARTICLE 41 Vrai. Saint Bernard assure que l' épouse est par la pureté de son amour au-dessus même des enfans, quoique les enfans soient sans interest. Les plus saints contemplatifs des derniers siecles ont suivi cette idée, ils ont appellé

 

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nopces spirituelles cette union intime de l' ame epouse avec l' époux bien aimé. Sainte Thérèse, le bienheureux Jean De La Croix et beaucoup d' autres, ont parlé d' un état si sublime. Suivant leur langage, ces nopces mysterieuses unissent immediatement l' epouse à l' epoux d' essence à essence, ou de substance à substance, c' est a dire, pour parler correctement, de volonté à volonté, par cet amour tout pur que nous avons expliqué tant de fois. Alors Dieu et l' ame ne sont plus qu' un même esprit, comme l' epoux et l' epouse dans le mariage ne sont plus qu' une même chair. Celuy qui adhere à Dieu est fait un même esprit avec lui par une entiere conformité de volonté que la grace opere. L' ame y est dans un rassasiement et une joye du Saint Esprit qui n' est qu' un germe de la beatitude celeste. Elle est dans une pureté entiere, c' est à dire sans aucune souillure de peché (excepté les pechez quotidiens que l' exercice de l' amour peut effacer aussi tost) et, par conséquent elle peut, sans passer par le purgatoire entrer dans le ciel où il n' entre rien de souillé ; car la concupiscence qui demeure toûjours en cette vie n' est point incompatible avec cette entiere pureté, puisqu' elle n' est point un peché ni une souillure de l' ame. Mais cette ame n' a pas l' integrité originelle, parce qu' elle n' est exempte ni des fautes quotidiennes, ni de la concupiscence, qui sont incompatibles avec cette integrité. Parler ainsi, c' est parler avec le sel de la sagesse qui doit assaisonner toutes nos paroles.

 

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Faux. L' ame en cet état a l' integrité originelle ; elle voit Dieu face à face ; elle jouït pleinement de lui comme les bienheureux. Parler ainsi, c' est tomber dans la même heresie des beguards. ARTICLE 42 Vray. L' union nommée par les mystiques essentielle ou substantielle consiste dans un amour simple, desinteressé, qui remplit toutes les affections de toute l' ame, et qui s' exerce par des actes si paisibles et si uniformes qu' ils paroissent comme un seul, quoique ce soit plusieurs actes tres réellement distinguez et que les personnes eclairées peuvent discerner sans peine. Divers mystiques ont nommé ces actes essentiels ou substantiels, pour les distinguer des actes empressez, inégaux, et faits comme par secousses de l' amour qui est encore mélangé et interessé. Parler ainsi, c' est expliquer le vrai sens des mystiques. Faux. Cette union devient réellement essentielle entre Dieu et l' ame, en sorte que rien ne peut plus ni la rompre ni

 

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l' alterer. Cet acte substantiel est permanent et indivisible comme la substance de l' ame même. Parler ainsi, c' est enseigner une extravagance autant contraire à toute philosophie qu' à la foi, et à la pratique veritable de la pieté. ARTICLE 43 Vrai. Dieu qui se cache aux grands et aux sages, se revele et se communique aux petits et aux simples. L' ame transformée est l' homme spirituel, dont parle Saint Paul, c' est a dire l' homme parfaittement agi et conduit par l' esprit de grace dans la voye de pure foi. Cet ame a souvent par la grace et par l' experience pour toutes les choses de simple pratique dans les épreuves et dans l' exercice du pur amour, une lumiere que les sçavans n' ont pas quand ils ont plus de science et de sagesse humaine que d' experience et de pure grace. C' est d' une ame elevée a cet etat que Saint Clement dit que l' homme divinisé jusqu' a l' apathie n' ayant plus de souillure devient unique. Ailleurs, il dit que c' est un Dieu conversant dans la chair. Celui, dit-il encore, qui abandonne son ame a la vérité devient en quelque maniere Dieu d' homme qu' il etoit. Ce sont ces ames que Saint Augustin appelle le ciel

 

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des cieux en comparaison desquelles les ames communes ne sont que la terre. Dieu, dit-il, les a tellement élevées qu' elles ne sont plus capables d' être enseignées que de Dieu seul. Coelum etc. L' ame la plus parfaite, quoiqu' elle ait plus d' experience que certains hommes savants doit néanmoins se soumettre de coeur aussi bien que de bouche, non seulement a toutes les decisions de l' eglise, mais encore à la conduite des pasteurs, parce qu' ils ont une grace speciale pour conduire sans exception toutes les brebis du troupeau. Parler ainsi, c' est dire la verité avec exactitude. Faux. L' ame transformée est l' homme spirituel de Saint Paul, en sorte qu' elle peut juger de toutes les veritez de la religion, et n' être jugée de personne. Elle est la semence de Dieu qui ne peut pecher. L' onction lui enseigne tout ; en sorte qu' elle n' a besoin d' être instruite par aucune personne, ni de se soumettre a ses superieurs. Parler ainsi, c' est abuser des passages de l' ecriture et les tourner a sa propre perte. C' est ignorer que l' onction qui enseigne tout n' enseigne rien tant que l' obéïssance, et qu' elle ne suggere toute verité de foi et de pratique, qu' en inspirant l' humble docilité aux ministres

 

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de l' eglise. En un mot, c' est établir au milieu de l' eglise une secte damnable d' independants et de fanatiques. ARTICLE 44 Vrai. Les pasteurs et les saints de tous les tems ont eu une espece d' oeconomie et de secret pour ne parler des épreuves rigoureuses et de l' exercice le plus sublime du pur amour qu' aux ames à qui Dieu en donnoit déja l' attrait ou la lumiere. Quoique cette doctrine fût la pure et simple perfection de l' evangile marquée dans toute la tradition, les anciens pasteurs ne proposoient d' ordinaire au commun des justes que les pratiques de l' amour moins desinteressé proportionnées à leur grace, donnant ainsi le lait aux enfans et le pain aux ames fortes. Parler ainsi, c' est dire ce qui est constant par Saint Clément, par Cassien et plusieurs autres saints auteurs anciens et nouveaux. Faux. Il y a eu parmi les contemplatifs de tous les siecles une tradition secrette et inconnuë au corps même de toute l' eglise. Cette tradition renfermoit des dogmes cachez au delà des verités de la tradition universelle ; ou bien ces dogmes étoient contraires à ceux de la foi

 

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commune, et ils exemtoient les ames d' exercer tous les actes de foi explicite et de vertus distinctes, qui ne sont pas moins essentielles dans la voie de pur amour, que dans celle de l' amour moins desinteressé. Parler ainsi, c' est aneantir la tradition en la multipliant. C' est faire une secte d' hypocrites cachez dans le sein de l' eglise, sans qu' elle puisse jamais les découvrir ni s' en délivrer. C' est renouveller le secret impie des gnostiques et des manichéens. C' est sapper tous les fondemens de la foy et des moeurs. ARTICLE 45 Vrai. Toutes les voyes interieures les plus éminentes, loin d' être au dessus d' un état habituel de pur amour, ne sont que le chemin pour arriver à ce terme de toute perfection. Tous les degrez inferieurs ne sont point encore ce veritable état. Le dernier degré nommé par les mystiques transformation ou union essentielle et sans milieu, n' est que la simple réalité de cet amour sans interest propre ou sans cupidité soûmise. Cet état est le plus assuré quand il est le plus veritable, parce qu' il est le plus volontaire et le plus meritoire de tous les états de justice chretienne etant de pur amour, et parce qu' il est celui qui donne tout à Dieu en ne laissant rien à la creature. Au contraire quand il est faux et imaginaire, c' est

 

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le comble de l' illusion. Le voyageur aprés beaucoup de fatigues, de dangers, et de souffrances en arrivant sur le sommet d' une montagne, aperçoit de loin la ville qui est sa patrie, et c' est le terme de son voyage et de toutes ses peines : d' abord il est saisi de joye, il croit déjà être aux portes de cette ville, et qui ne lui reste plus qu' un chemin court et tout uni : mais à mesure qu' il s' avance, il trouve des longueurs et des difficultez qu' avoit pas prevû dans ce premier coup d' oeil. Il faut qu' il descende par des precipices dans des vallées profondes où il perd de vûë cette ville qu' il croyoit presque toucher. Il faut qu' il remonte souvent en grimpant au travers des rochers escarpez. Ce n' est que par tant de peines et de dangers qu' il arrive enfin dans cette ville qu' il avoit cru d' abord si proche de lui, et à plein pied. Il en est de même de l' amour entierement desinteressé. Le premier coup d' oeil le découvre dans une merveilleuse perspective. On croit le tenir. On s' imagine déja y être établi. Du moins on ne voit entre soi et lui qu' un espace court et uni. Mais plus on avance vers lui, plus on éprouve que le chemin en est long et penible. Rien n' est si dangereux que de se flatter de cette belle idée, et de se croire dans la pratique où l' on n' est point : tel qui admet dans la speculation est amour, fremiroit jusques dans la moëlle des os, si Dieu le mettoit dans les épreuves par lesquelles cet amour se purifie et se realise dans les ames. Enfin il faut bien se garder de croire qu' on en a la réalité aussi tost qu' on en a la lumiere et l' attrait. Toute ame qui ose

 

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presumer par une decision refléchie d' y être parvenuë, montre par sa presomption combien elle en est éloignée. Le tres petit nombre de celles qui y sont, ne sçavent si elles y sont toutes les fois qu' elles refléchissent sur elles mêmes : elles sont prestes à croire qu' elles n' y sont pas, quand leurs superieurs le leur declarent : elles parlent avec desinteressement et sans reflexion d' elles mêmes comme d' autruy, elles ne le font que par necessité avec simplicité, et sans complaisance par pure obeissance a leurs superieurs, sans juger ni raisonner jamais volontairement de leur état. Enfin quoiqu' il soit vrai de dire que nul homme ne peut marquer des bornes precises aux operations de Dieu dans les ames, et qu' il n' y a que l' esprit de Dieu qui puisse sonder les profondeurs de cet esprit même ; il est neanmoins vrai de dire que nulle perfection interieure ne dispense les chrétiens des actes réels qui sont essentiels pour l' accomplissement de toute la loi, et que toute perfection se reduit à cet état habituel et non invariable d' amour pur et unique qui fait dans ces ames avec une paix desinteressée tout ce que l' amour meslangé de cupidité soumise fait dans les autres avec quelque reste d' empressement interessé. En un mot il n' y a que l' interest propre qui ne peut et qui ne doit plus se trouver dans l' exercice de l' amour desinteressé ; mais tout le reste y est encore plus abondamment que dans le commun des justes.

 

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Parler avec cette précaution, c' est demeurer dans les bornes posées par nos peres : c' est suivre religieusement la tradition ; c' est rapporter sans aucun mélange de nouveauté les experiences des saints, et le langage qu' ils ont tenu en parlant quelquefois d' eux mêmes avec simplicité et pure obéïssance. Faux. Les ames transformées peuvent se juger et juger les autres ou s' assurer de leurs dons interieurs, sans dépendance des ministres de l' eglise ou bien diriger sans caractere sans vocation extraordinaire et même avec des marques de vocation extraordinaire, contre l' autorité expresse des pasteurs. Parler ainsi, c' est enseigner une nouveauté profane, et attaquer le plus essentiel des articles de la foi catholique, qui est celui de l' entiere subordination des fidelles au corps des pasteurs, ausquels Jesus Christ a dit : qui vous écoute, m' écoute. CONCLUSION DE TOUS CES ARTICLES

 

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le principe de la sainte indifference n' est que le desinteressement de l' amour. Les épreuves n' en sont que la purification. L' abandon n' est que son exercice dans les épreuves. La desappropriation des vertus n' est que le depoüillement de toute complaisance, de toute consolation, et de tout interest propre dans l' exercice des vertus par le pur amour. La contemplation pure et directe n' est que l' exercice simple de cet amour reduit à un seul motif. La contemplation passive n' est que la pure contemplation sans activité ou empressement. L' état passif, soit dans les tems bornez de contemplation pure et directe, soit dans les intervalles où l' on ne contemple pas, n' exclut ni l' action réelle ni les actes successifs de la volonté, ni la distinction specifique des vertus par rapport à leurs objets propres ; mais seulement la simple activité ou inquietude interessée : c' est un exercice paisible

 

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de l' oraison et des vertus par le pur amour. La transformation et l' union la plus essentielle ou immediate n' est que l' habitude de ce pur amour qui fait luy seul toute la vie interieure, et qui devient alors l' unique principe de tous les actes déliberez et meritoires ; mais cet état habituel n' est jamais ni inamissible ni fixe ni invariable Verus etc.